235 Economie Pure et Economie Appliquée Retour sur les origines de l’œuvre de L
235 Economie Pure et Economie Appliquée Retour sur les origines de l’œuvre de Léon Walras* Arnaud DIEMER IUFM D’Auvergne, CERAS Reims, GRESE Paris I La terminologie walrasienne « économie politique et sociale » est apparue pour la première fois en février 1862 dans le troisième article de la série des Paradoxes économiques1. Le 23 décembre de la même année, Léon Walras présentait dans une lettre adressée2 à Jules du Mesnil-Marigny, un projet de «Traité complet d’économie politique et sociale» dont les trois premiers tomes traiteraient respectivement de « l’économie politique pure », de «l’économie politique appliquée » et de « l’économie sociale ». La vision bipartite de l’économie politique, héritée de son père Auguste Walras, faisait ainsi place à une vision tripartite : l’économie politique et sociale. Si les origines du terme walrasien « économie sociale » sont maintenant bien connues3 (Potier, 1994 ; Dockès, 1996), il n’en va pas de même du vocable «économie politique pure» et de la tripartite elle-même. Selon Oulès (1950), bien que Léon Walras ait forgé lui-même le terme « d’économie pure », son contenu lui est bien antérieur. Walras le reconnaîtra d’ailleurs lui-même : « Il y a des choses, dit Ricardo, le créateur de l’économie politique pure en Angleterre, dont la valeur ne dépend que de leur rareté. Nul travail ne pouvant en augmenter la quantité, leur valeur ne peut baisser par leur plus grande abondance ». (EEPP, 1874, [1988, p 609]). Pour Potier (1994, p 257), Léon Walras aurait peut-être été influencé par un article de Jules Dupuit, en réponse à un compte rendu de son livre, La liberté commerciale, son principe et ses conséquences (1860), rédigé par Dunoyer et paru dans le journal des économistes. Lorsque l’on connaît les inimitiés entre les deux hommes4 (Mosca, 1991 ; Vatin, 1997 ; Diemer 1997), cette filiation indésirée pourrait une nouvelle fois alimenter le débat sur le titre de précurseur de la théorie marginaliste, et plus précisément sur l’élaboration de l’expression mathématique de l’utilité (Ekelund, Hébert 1999, Diemer 1999). Le présent papier ne revient pas sur ce point de l’histoire de la pensée - ce que nous avions appelé le syndrome Dupuit (Diemer, 2001) - mais plutôt sur les origines de l’économie politique et sociale. Les années 1959-1962 seraient alors présentées comme une période charnière dans l’œuvre walrasienne. * Je remercie Pierre-Henri Goutte pour les nombreuses remarques qui m’ont été faites. Je reste bien entendu seul responsable des erreurs ou des interprétations contestables qui subsistent dans ce texte. 1 Voir le volume XIII des Œuvres économiques complètes : « Œuvres diverses ». 2 Extrait de la lettre du 23 décembre 1862 adressée à Jules du Mesnil-Marigny (vol I, pp. 119-120) 3 Léon Walras se réclamait de John Stuart Mill, qui dans les Principles of Political Economy With Some of Their Applications to Social Philosophy, effectuait une distinction au sein même de l’économie politique entre les lois de la production des richesses, lois naturelles et invariables ; et les lois de la distribution des richesses, lois relatives aux institutions et dépendant de la volonté humaine. Walras possédait dans sa bibliothèque l’édition de 1861 de la traduction du livre de J.S Mill, Principes d’économie politique avec quelques-unes de leurs applications à l’économie sociale, par H. Dussart et J-G Courcelle-Seneuil. « J’appelle économie sociale, comme le fait J.S Mill, la partie de la science de la richesse sociale qui traite de la répartition de cette richesse entre les individus et l’Etat et qui recourt au principe de la justice, et non pas, comme le font l’Ecole de Le Play et nos facultés de droit, l’étude des institutions patronales et philanthropiques, de la coopération et de l’assurance, tous sujets intéressants d’économie politique appliquée dépendant du principe de la charité, de la fraternité, de l’association libre tout au plus, de l’utilité sociale» (L’économie politique et la justice, vol 5). 4 Walras ne cessera jamais de rappeler dans ses travaux et sa correspondance (lettre 319 à Jevons) que Dupuit avait effectivement abordé le problème de l’expression mathématique de l’utilité sans toutefois le résoudre. Dupuit se serait même trompé en confondant la courbe d’utilité avec la courbe de demande. 236 La définition, l’objet et les limites de l’économie politique trouveraient leurs origines dans les travaux de Dupuit et le Cours d’économie politique de Rossi5. Car derrière le conflit Dupuit- Walras, on entrevoit l’ombre de Rossi. Ce ricardien «délayé d’un peu de Say» (Schumpeter 1983) a fait de l’utilité et de la rareté, les fondements de la théorie de la valeur. I. LA VISION BIPARTITE DE L’ECONOMIE POLITIQUE A. L’héritage paternel Comme le rappelle Potier (1994, p 254), Walras adopta de 1859 à 1861, une vision bipartite de l’économie politique directement inspirée de celle de son père. Auguste Walras (1831, 1849) n’étant satisfait ni de l’explication de la valeur par l’utilité (Condillac et Say), ni de l’explication de la valeur par les frais de production (Ricardo), avait adopté la théorie de la valeur-rareté6 : «Il règne aujourd’hui, dans le monde économique, deux opinions principales sur l’origine de la valeur d’échange : l’une qu’on peut appeler l’opinion des économistes anglais, et qui s’appuie sur l’autorité de Smith, de Ricardo, de Mac Culloch ; l’autre, qu’on peut appeler la doctrine française, et qui se recommande par les noms de Condillac et de J-B Say. La première fait venir la valeur d’échange du travail ou des frais de production. La seconde place la cause de la valeur dans l’utilité. Je me propose d’exposer successivement ces deux opinions et de les combattre l’une après l’autre » (1849, Académie des Sciences morales et politiques, mémoire lu à la séance du 15 septembre) Nous trouvons une définition rigoureuse et scientifique de la rareté dans l’ouvrage De la Nature de la richesse et de l’origine de la valeur : «Qu’est ce qui détermine la rareté et la valeur qui est en la suite ? C’est : 1° le nombre ou la quantité des biens limités, et 2° le nombre des hommes qui en ont besoin, autrement dit : la somme des besoins qui en sollicitent la puissance. La rareté n’est que le rapport entre ces deux nombres» (1831, [1938, p 176]). La rareté ne représenterait donc qu’un rapport dont les deux termes seraient constitués d’une part par la quantité des besoins éprouvés, et, d’autre part, par la quantité disponible des biens capables de les satisfaire : que l’une de ces deux données vienne à se modifier, il s’ensuivra une variation de la valeur (de l’aveu même d’Auguste Walras, la rareté n’exprimerait pas autre chose que le simple rapport de l’offre et la demande [1831, 1938, p 34]. En outre , la rareté (Auguste Walras utilise les notions de limitation dans la durée et de quantité limitée) possèderait un double caractère : celui de la valeur7 (richesse) et celui de l’appropriation (propriété). Deux sciences sont alors introduites : l’économie politique ou la théorie de la richesse sociale, la théorie de la propriété8 et de la distribution des richesses. 5 Rappelons que Rossi a été le successeur de J-B Say à la Chaire du Collège de France. 6 Selon Auguste Walras, une théorie de la valeur devait nous fournir une cause unique de la valeur (on ne pouvait donc comme l’avait fait Condillac, juxtaposer dans une explication de la valeur, deux éléments aussi différents que l’utilité et la rareté). Comptes rendus de l’Académie des Sciences morales et politiques (1849, tome XVI, p 226-227). 7 Auguste Walras considérait qu’il y avait dans la théorie de la valeur-utilité un élément à retenir, à savoir que l’utilité était la condition de la valeur. Cependant il s’opposait à l’idée que l’utilité soit la cause de la valeur et qu’il y ait une proportionnalité entre le degré d’utilité et la valeur. 8 Il faut rappeler que c’est à l’occasion du problème de la propriété qu’Auguste Walras fut amené à se pencher sur celui de la valeur. Le droit naturel, qui étudie la propriété, et l’économie politique, qui étudie la richesse, seraient deux disciplines connexes puisqu’elles ont une base commune. Cependant de ces deux notions (propriété et richesse), celle qui commande l’autre, celle qui est fondamentale, c’est la notion de richesse et donc celle de valeur. 237 - L’économie politique (ou théorie de la richesse sociale) s’attache à la mesure de la richesse. La notion de rareté conduit Auguste Walras à affirmer que l’économie politique est une science mathématique9. La comparaison entre la rareté et la vitesse souligne, que pour Auguste Walras, ce qui est à la base de la valeur, ce sont des éléments quantitatifs. L’économie politique relève de l’arithmétique et doit quitter les sciences morales pour s’élever au rang des sciences exactes, et faire partie des sciences naturelles : « Ceci confirme parfaitement ce que j’ai déjà fait pressentir plus d’une fois, à savoir : que la valeur est une chose susceptible de plus et de moins et que la richesse proprement dite est une grandeur et, ce qui est encore plus important, une grandeur appréciable. Aussi bien, personne n’ignore que la richesse se compte uploads/Politique/ effet-cumule.pdf
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- Publié le Nov 29, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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