LETTRE OUVERTE D'UN JEUNE FRANÇAIS A L'ALLEMAGNE par Raymond ARON Berlin, janvi

LETTRE OUVERTE D'UN JEUNE FRANÇAIS A L'ALLEMAGNE par Raymond ARON Berlin, janvier 1933. Mon cher Mounier, Je te remercie de ton offre et j'y réponds bien volontiers. Excuse-moi, je ne me reconnais aucun titre pour parler au nom des jeunes français, je ne suis plus ni de droite ni de gauche, ni communiste ni nationaliste, pas plus radical que socialiste. J'ignore si je trouverai mes compagnons. Et le seul fait d'avoir vécu en Allemagne ne me contère aucun droit. Au contraire, peut-être, par réaction contre le nationalisme allemand suis-je devenu nationaliste français. Peut-être ai-je oublié nos idéolo- gies traditionnelles et adopté une attitude cyniquement réa- liste. Mon témoignage sera, si tu veux bien, celui d'un jeune français qui a éprouvé surplace la force actuellement inévitable des nationalismes et qui n'aperçoit d'autre chemin vers l'idéal européen que celui qui passe par les accords des grandes puis- sances. * * * J'ai une longue habitude des dialogues franco-allemands : ils ne me réservent malheureusement plus guère de surprises. Qu'ils se déroulent à Paris ou à Berlin, à l'Union pour la Vérité ou dans un groupe de jeu nés allemands, on retrouve les mêmes thèmes. ESPRIT - Février 1933 - Page 1 sur 9 736 ŒUVRES On commence et finit d'ordinaire par le « dialogue idéologi- que ». Et nos vieilles connaissances dénient : volonté du parti- culier et tradition de l'universel, dynamisme sans frein et con- servatisme prudent, idéal romantique et idéal humanitaire, politique réaliste, de l'économie ou de la force, et politique idéa- liste, de la liberté ou de la paix, goût de la vie communautaire et attachement à l'individualisme. Inévitablement surgissent, à un moment ou à un autre, les inséparables compagnes, civilisa- tion et culture. Je ne médis point de ce dialogue, trop souvent j'y ai joué mon rôle. 1 1 faut seulement en limiter la valeur. On voudrait que la hâte de définir ne dégénérât point en plai- sir de caricaturer. Il est facile de comparer le français moyen à l'allemand authentique, 1 " « homme faustien » et sa ferveur inas- souvie au petit-bourgeois français, qui accomplit son temps, tranquille et doux, ou même, pour parler la langue deSieburg, au concierge qui regarde assis devant sa porte monter au ciel les pi emières étoiles. Il est facile de résumer un pays lorsqu'on veut ignorer son histoire et ne connaître de son passé que Jeanne d'Arc, Napoléon et Versailles 1 Et puis, les échanges les plus féconds ne coïncident pas tou- jours avec les conversations les plus bruyantes, les influences véritables n'affleurent pas si nettement à la conscience. Malgré tout, il est juste et normal que les deux cultures poursuivent aujourd'hui leur dialogue traditionnel. On comprend que les allemands aiment à oublier de temps à autre leurs querelles dans une hostilité qui les unit contre l'étranger. On comprend que au-delà des frontières la France si proche et si lointaine l'aide à se découvrir par contraste, " à se poser en s'opposant ». Simplement souhaite-t-on que ce « souci de différer » ne s'exagère point en orgueil solitaire, en volonté de repliement. Formule trop facile, dira-t-on : sans doute, mais ne confondons pas ces querelles avec des dialogues philosophiques. Laissons aux penseurs authentiques le soin de concilier le particulier et l'universel ou de dépasser l'historisme. Les joutes éclatantes à la manière Sieburg-Grasset ne relèvent pas en vérité de la pen- sée pure, à peine de la pensée. Les polémiques à succès n'en ont pas moins leur signification. Elles expriment et répandent des idées philosophiques, plus ou moins simplifiées à l'usage du public. A des problèmes de cette sorte conviennent des solu- tions modérées, d'un bon sens un peu gros et imprécis. J'ai pris l'habitude, aux français de souligner les différences, aux allemands de rappeler les similitudes. Au delà des différen- ces reconnues, chacun retrouvera, selon ses préférences, la fraternité profonde ou l'originalité irréductible. En tout cas, la doctrine de l'universel ne vaut que si elle a traversé d'abord la matière rebelle, si elle est riche de réalités actuelles : elle devient ridicule lorsqu'elle maintient des préjugés français ou des dog- mes usés. ESPRIT - Février 1933 - Page 2 sur 9 SITUATION DE L'ALLEMAGNE 737 Les discussions seront donc utiles à deux conditions : que les français acceptent les oppositions, en fait trop évidentes, dans les idéologies, dans les attitudes vitales, qu'ils renoncent à les voiler ou à les réduire par horreur d'une psychologie des peuples qu'ils ont sitôt fait de dépister. Et d'autre part qu'ils ne cherchent pas, dans ces discussions, l'occasion d'exprimer ou de nourrir une inquiétude sans cesse à l'affût. Le dynamis- me, la jeunesse ardente de l'Allemagne ne troubleront plus tant les français le jour où ils auront eux aussi conscience de leur vo- lonté de vivre. Et ce jour-là, on pourra dans des conversations franco-allemandes s'instruire et s'éprouver sans aboutir à des déclarations d'amour ou de haines aussi vives. * D'ordinaire on ne s'en tient pas au « dialogue idéologique». Lorsque le ton de la discussion s'élève, l'un ou l'autre des inter- locuteurs sort le terrible « dossier des rancœurs ». Les alle- mands commencent à la dévastation du Palatinat pour s'arrêter à la destruction des hangars de Rhénanie en passant par les nègres et l'invasion de la Rhur. Les français ripostent par l'é- numération des dernières invasions subies et les allusions aux atrocités. Passons. Suit une autre conversation, plus banale encore et aussi vaine. Appelons-la, si tu veux bien, le « dialogue des déceptions ». Cette fois, quatre personnages, deux de chaque nation, un de droite, un de gauche. Dialogue français. L'homme de droite : « Vanité des concessions. Jamais un mot de reconnaissance. A l'évacuation de la Rhénanie répondent la parade des casques d'acier et les élections du 14 septembre. A quoi bon céder tou- jours ? L'appétit vient en mangeant. Il faut tenir ferme, sans quoi nous sommes perdus. Et gardons notre poudre sèche ! » L'homme de gauche : « Absurde ! Toutes nos concessions sont venues trop tard. C'est pourquoi elles ont manqué leur but. Donnons à l'Allemagne spontanément les justes satisfactions qu'elle réclame. Et vous verrez, Locarno a échoué par votre faute ». L'homme de gauche allemand a deux langages : Parle- t-il à ses compatriotes de droite : « Politique d'exécution ? Bien sûr, comment aurions-nous pu faire autrement, désarmés, à la merci du vainqueur ? La soumission, l'obéissance étaient la meilleure tactique ». Au français « Ah, si vous m'aviez sou- tenu, si vous m'aviez accordé ce que vous abandonnez trop trrd à nos réactionnaires. Vainement j'ai attendu le prix de ma bonne volonté ». Et l'homme de droite allemand constate que Locarno a échoué : « Nous n'avons rien obtenu, tant que nous avons demandé. Depuis que nous refusons et menaçons, l'Alle- magne reprend sa place ». ESPRIT - Février 1933 - Page 3 sur 9 738 ŒUVRES Sur un point, tout le monde est d'accord. Locarno a échoué. On a cru qu'il suffirait de joindre des embrassades sentimentales et des accords économiques pour résoudre la vieille querelle. La politique s'est vengée. Et puis Locarno était surtout l'accord des malentendus ; point de départ ou conclusion, accord réaliste ou volonté d'une diplomatie nouvelle, on ne savait ni ne voulait savoir. Les événements ont répondu à cette lâcheté d'esprit. Une fois pour toutes il faudrait renoncer à cette duplicité. L'allemand de gauche réclame des concessions en invoquant la politique de rapprochement et refuse la reconnaissance au nom de la politique réaliste, fait valoir sa bonne volonté lorsqu'il s'adresse aux français, son hostilité lorsqu'il parle à ses compa- triotes. Le français refuse d'abord les « sacrifices » parce qu'il est prudent et craint la revendication qui suivra — il s'étonne ensuite de ne pas recevoir de remerciements, (que n'aurait sans doute pas obtenus même un geste spontané). L'allemand de droite, qui n'a jamais conçu qu'une diplomatie de force, nous reproche notre injustice. Le français de gauche emploie sou- vent un langage sentimental (justice, reconnaissance) qui voile l'ingrate réalité. Pour vouloir compenser nos erreurs, il oublie que notre politique présente doit tenir compte, non du passé, mais de l'Allemagne actuelle. Et que ce n'est pas réparer une faute, que d'en commettre une autre en sens contraire. Quant à l'homme de droite, prisonnier d'une hostilité « héréditaire », il feint d'oublier qu'il n'y a de sécurité pour la France que dans la réconciliation avec l'Allemagne. Finissons-en aussi, puisque nous sommes en train, avec le « dossier des responsabilités et des dettes ». Les réparations n'étaient « dette sacrée » que si l'on déclarait l'Allemagne coupable. Tous les obus ont collaboré à la destruction. Si l'on avait prétendu régler le problème en bonne justice, tous les belligérants auraient dû de même collaborer au relèvement des ruines. Les réparations étaient légitimes selon le droit des gens traditionnel, rien de plus, rien de moins. Et si l'Alle- magne a payé plus que les français ne croient, les français ont reçu moins que les allemands ne prétendent. Ne ranimons pas la guerre des chiffres, uploads/Politique/ esprit-5-7-193302-aron-raymond-lettre-ouverte-d-x27-un-jeune-francais-a-l-x27-allemagne.pdf

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