Maître de conférence à l’université Pierre Mendès France de Grenoble, Pierre Be
Maître de conférence à l’université Pierre Mendès France de Grenoble, Pierre Berthaud fait partie de ces écono mistes atterrés* qui dénoncent la soumission des poli tiques au pouvoir de l’industrie financière. Un pouvoir qui d’après eux déstabilise les démocraties et accroît les inégalités sociales. Face à la complexité de l’économie moderne, l’analyse de ce spécialiste de l’économie poli tique permet de sortir de la pensée unique. Une réflexion sur l’économie et la politique plus que jamais nécessaire en ces temps de crise et d’incertitude. L’ÉCONOMIE EST AUSSI POLITIQUE Interview de PIERRE BERTHAUD professeur d’économie à Grenoble INTERVIEW du mois septembre 2011 kaële 3 Propos recueillis par Fabien Franco. © paris pao - Fotolia.com © Vladimirs Koskins - Fotolia.com INTERVIEW du mois septembre 2011 kaële 5 INTERVIEW du mois 4 kaële septembre 2011 Kaële : À l’échelle internationale, une autre politique économique est-elle possible ? Pierre Berthaud : Nous autres écono mistes atterrés nous battons contre la pensée unique car nous savons qu’il existe des alternatives possibles, notamment sur les thématiques de la mondialisation et de la construction européenne. K. : N’est-ce pas une remise en cause de la science économique ? P. B. : En effet. La partie dominante de la science économique considère qu’il n’y a jamais plus d’une solution à un problème. Le paradoxe est que les économistes savent très bien que ce postulat est erroné. Lorsque l’on pra tique les mathématiques appliquées à l’économie, nous sommes souvent confrontés à ce qu’on appelle « les équilibres multiples », autrement dit au fait d’obtenir plusieurs résultats pour un unique problème. K. : D’où vient la faille ? P. B. : Quand l’économiste se fait le conseiller du prince, qu’il sort de la recherche strictement académique. Pour la mondialisation, on fait com me s’il n’y avait qu’une seule politi que possible bien que variable au cours du temps. K. : De cette idéologie la politique du Fonds monétaire international sem ble totalement convaincu. P. B. : Le FMI applique une politique économique née du consensus de Washington. Or, les économistes at- terrés que nous sommes rejetons to talement l’idée qu’il existe un con sensus scientifique sur lequel tous les économistes seraient tombés d’ac cord. Dans le domaine de l’économie et du gouvernement des hommes, on peut établir des lois. Des lois dans le cadre d’un modèle théorique mais que personne peut aujourd’hui sou tenir qu’elles sont directement trans posables dans la vie publique. Elles constituent des repères et en aucun cas une garantie de résultats. K. : Quels outils utilise le FMI ? P. B. : Le FMI applique à l’instar des institutions internationales la poli tique mise en œuvre par les États membres. Et comme la représenta tion des États est proportionnelle à leur puissance, la politique du FMI est largement inspirée par celle des États-Unis qui est le seul pays à béné ficier d’un droit de veto. Cela signifie par ailleurs que cette politique n’est pas constante. Hier, elle était d’inspi ration keynésienne, c’est-à-dire qu’en cas de crise, l’organisme soutenait les États en leur demandant d’appliquer une politique keynésienne, donc de relance de l’économie, de contrôle de mouvements de capitaux, des chan ges... en contrepartie de ses finance ments. Cette politique acceptait un degré d’inflation et de déficit public. K. : Quand a eu lieu le tournant ? P. B. : Dans les années 80, l’adminis tration américaine change et nous passons à une politique économique plus libérale. Le FMI devient davanta ge monétariste. Autrement dit, l’ob session c’est la lutte contre l’inflation et la restauration des grands équili bres. Depuis une trentaine d’années, cette politique a été dominante au FMI avec néanmoins deux bémols. D’abord dans les années 2000, nous avons assisté à une inflexion de cet te politique libérale suite au constat que ce libéralisme pouvait être dé létère aux pays en développement (Russie, Argentine, Turquie, Mexique, certains pays africains ont été des cas d’école). Une politique aux effets dé sastreux notamment critiquée par Joseph Stiglitz (lire : Crise financière « En économie, il n’y a pas de cadeau. » Joseph Stiglitz, Nobel d’économie en 2001, Kaële n°50, novembre 2008). Nous avons veillé dès lors à ce que les mesures économiques s’accom pagnent de réformes politiques. Puis est advenue la crise financière récen te qui a abouti à ce que l’on mette entre parenthèse la politique libé rale. Le chef économiste du FMI, le Français Olivier Blanchard a écrit en 2010 qu’un peu d’inflation ne faisait de mal à personne. Du jamais vu de puis trente ans ! Reste à savoir si cette inflexion sera durable... K. : Qu’est-ce que l’anticipation ration nelle ? P. B. : L’anticipation rationnelle a été développée par l’économiste Robert Lucas (école de Chicago, prix Nobel d’économie en 1995, NDLR). À par tir des modèles dits d’anticipation rationnelle, il démontre que les poli tiques économiques gouvernemen tales ne peuvent pas être efficaces. Dès lors, la doctrine affirme qu’une bonne politique économique est une politique modeste, l’État n’est là que pour réglementer le marché sans po litique active type politique moné taire volontariste. C’est l’idée que les marchés sont plus intelligents que les gouvernements, que les acteurs des marchés financiers par leur capa cité à prévoir les conséquences d’un choix de politique économique fini ront toujours par déjouer les plans du gouvernement. K. : La crise nous a montré pourtant que l’efficience des marchés n’est pas toute puissante. P. B. : Nombre d’économistes depuis la crise sont maintenant convaincus que cette doctrine, c’est-à-dire l’in terface entre théorie et politique éco nomiques, est fondamentalement erronée, voire dangereuse. Olivier Blanchard, néo-keynésien (keynésien devenu libéral), a reconnu lui-même que cette doctrine nous a menés droit dans le mur. K. : Le problème n’est-il pas que l’on accorde trop de crédit aux doctrines économiques ? P. B. : Il n’y a en effet jamais eu au cours de l’histoire un tel lien mé canique entre les découvertes des économistes, en l’occurrence les li béraux, et la mise en œuvre des po litiques. Il faut toutefois tempérer le propos sachant qu’un décideur poli tique ne prend pas que des décisions économiques. Les années 90 ont été celles qui ont vu ces liens devenir les plus directement immédiats, notam ment dans les pays du tiers monde. L’un des critiques les plus virulents de cet aveuglement dogmatique est l’économiste américain Dani Rodrik. La pensée libérale et monétariste des années 80 s’est systématisée à l’échelle du monde. De plus, le temps entre l’émergence d’une théorie et sa mise en œuvre s’est considérable ment raccourci. Des théories de plus en plus sophistiquées, qui ont de plus en plus de poids. K. : Des théories qui ne sont pas dé nuées d’idéologie politique... P. B. : Bien entendu, l’économie est économie politique. Il y a en France actuellement toute une réflexion qui tente d’expliquer précisément que ce n’est pas le cas. L’École de Toulouse de renommée internationale, dont l’inspirateur est l’économiste Jean- Jacques Laffont (1947-2004), ne jure que par la démarche purement scien tifique, niant l’aspect politique de l’économie. C’est cette école incarnée par Jean Tirole qui a forgé le concept d’agence de régulation. Il y en a une centaine aujourd’hui en France dans tous les secteurs économiques. Et il y en a une qui est la Banque centrale européenne conçue sur le principe qu’elle doit être indépendante de tout pouvoir politique. Sa principale mission consiste à surveiller le niveau des prix. Mais nous aboutissons au paradoxe suivant : l’École qui se voit comme étant le fer de lance d’une science économique totalement cou pée du politique est celle qui a le plus d’impact sur l’économie. K. : La banque centrale européenne ne devrait-elle pas soutenir la Grèce ? P. B. : Deux conceptions s’opposent. La première est que la banque cen trale doit inciter les banques privées à accorder des crédits et en derniers recours à prendre des mesures de sauvetage et de monétisation des déficits. C’est-à-dire lorsqu’une ban que a des problèmes de liquidité ou de solvabilité, la banque centrale lui donnera les moyens financiers de s’en sortir par la création monétaire (l’inflation). La deuxième conception considère que la banque centrale doit être strictement neutre, coupée de la politique, et ne se borner qu’à assurer la stabilité de la monnaie, dans ce cas précis l’euro. La crise financière a rou vert le débat et l’on peut constater que Jean-Claude Trichet s’était très légèrement éloigné de ce dogme de la neutralité. K. : Que signifie pour un État comme la Grèce d’être pratiquement en cessa tion de paiement ? P. B. : Dans un marché financier privé si vous n’arrivez plus à financer vos dettes parce que les institutions fi nancières internationales refusent de vous achetez vos bons du Trésor, vous êtes en cessation de paiement : l’État devient insolvable. L’Histoire est pleine d’États qui ont fait faillite. Dans une économie où le marché privé rè gne, un État comme n’importe quel agent économique qui fait appel au marché pour financer ses déficits, peut se trouver confronter au refus de crédit uploads/Politique/ kaele-81.pdf
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- Publié le Apv 16, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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