La Révolution française et la rupture des Temps modernes N.B. Ce texte prend ap
La Révolution française et la rupture des Temps modernes N.B. Ce texte prend appui sur la publication suivante en russe : « Quelle rupture dans notre modernité politique ? Prospectives de la Révolution française » (Traduction d’Andreï Philonenko) qui a été publiée par la suite en français de manière réduite et avec quelques modifications (« La modernité politique de la Révolution française », in Mélanges de la Casa de Velazquez, Tome 36-1, Transitions politiques et culturelles en Europe méridionale (XIX° et XX° siècle), 2006, p. 17-34). Cette étude s’inscrit dans notre intérêt, au début des années 2000, pour l’histoire des concepts. Il s’agit donc d’une première étape dans la mise en place d’une histoire du discours et des concepts, qui prend actuellement une tournure plus nettement généalogique (voir nos textes sur la perspective généalogique sur le présent site d’Academia) sous le label « Histoire du discours et histoire généalogique des concepts ». Tout au long de l’histoire, des réseaux de croyance se constituent autour de traditions novatrices dont chaque individu hérite avec la possibilité de les étendre, les modifier voire les rejeter. Tel est le cas des traditions politiques émancipatrices mises en place pendant les Temps modernes (16ème-18ème siècles). Entre humanisme, civisme et républicanisme, et sous l’égide des valeurs de liberté et d’égalité, la rupture historique de la modernité politique fait alors signe vers la formation de l’Etat de droit en Europe, avec un temps fort, un moment terminal de radicalité, la Révolution française. En regard du moment humaniste et réformateur inaugural des Temps modernes, Quentin Skinner a retracé les premières étapes, dans la théorie et la pratique de la politique, de ce cheminement progressif vers le concept moderne d’Etat, au plus près donc de ses fondements1. Au terme de ce processus, du moins dans sa formulation, la Révolution française conclut, au titre de l’invention d’un Etat de droit naturel, sur la reconnaissance de la dignité humaine à l’horizon de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et ouvre ainsi de nouvelles expérimentations historiques à l'horizon d'une perspective forte d’émancipation. Entre ces deux périodes cruciales, le temps des Lumières classiques s’élargit en aval au moment des Lumières radicales sous l’égide du républicanisme hollandais et des Lumières parlementaires associées au contexte de la Révolution anglaise, et en amont au moment des Lumières tardives qui instaure un nouvel espace de civilité avant même la période classique de la Révolution française. Chaque 1 Dans Les fondements de la pensée politique moderne, Paris, Albin Michel, 2001 [ traduction de l’édition anglaise originale de 1978]. moment est alors notifié, comme nous allons, le voir par une formulation spécifique de la science de l’action, tant au plan social que politique. Immanuel Wallerstein a élargi cette approche organique des ruptures modernes à un questionnement sur la mise en place d’un système-monde jusque dans la période contemporaine2. Dans le cadre de son analyse du système capitaliste à partir du 16ème siècle, et en tant que système intégral, unique et historique, ce célèbre sociologue montre dans quelle mesure la Révolution française met alors en place le dispositif de la modernité politique en normalisant l’idée de changement politique. Une telle légitimation forte du changement est associée conjointement aux figures de l’individu et de l’Etat ; elle s’investit dans des programmes d’action politique permettant la construction d’un système-monde libéral. Au regard de l’indéniable apport d’une telle analyse systémique, tout en conservant une perspective d’histoire des concepts étendue aux seuls temps modernes, nous nous posons la question suivante : le dispositif de la modernité politique issu de la Révolution française est-il épuisé ? En d’autres termes, a-t-il vraiment consumé toutes ses potentialités ? Participe-t-il encore de « la bifurcation majeure » que prend la tentative actuelle de réinventer un système-monde dans la diversité des libéralismes ? Nous y associons alors une interrogation sur le fait que la modernité révolutionnaire fait rupture non seulement dans l’événement même, mais aussi en amont dans l'émergence progressive tout au long des Temps modernes de figures diversifiées du citoyen libre et respectueux d’autrui, et en aval dans la figure antimoderne de l'écrivain par contraste avec la figure fonctionnelle de l’élite politique. Certes les seuls événements de la Révolution française, et leur signification propre, auraient pu nous occuper tout au long de cette réflexion sur ce moment fort de l’avènement de la science politique. D’autant qu’il convient de considérer, avec les philosophes allemands contemporains de la Révolution française, principalement Kant et Fichte, et dans la même lignée avec l’historien allemand Reinhart Koselleck que cet événement a une forte valeur prospective : en effet il inscrit un nouveau champ d’expérience à l’horizon d’un droit naturel déclaré, et un temps réalisé3. Mais il n’en reste pas moins qu’une telle radicalité politique puise ses origines dans une métaphysique pratique de l’individu d’orientation fortement nominaliste et donc formulée et mise en oeuvre bien antérieurement, au moins dès 2 Voir son ouvrage sur L’après-libéralisme. Essai sur le système-monde à réinventer, Editions de l’Aube, 1999. La confrontation de la réflexion de ce célèbre sociologue avec d’autres positions a été présentée dans The French Revolution and the Birth of Modernity, Ferenc Feher ed., University of California Press, 1990., ouvrage disponible sur le Web avec mention sur le présent site [adresse]. 3 Voir notre recension Philosophie alllemande et Révolution française sur le présent site. 2 la fin du Moyen-Âge, et qui se prolonge, s’approfondit dans une métaphysique politique construite sur un savoir social. D’un point de vue méthodologique, notre démarche relève bien de l’histoire des concepts socio-politiques, dont nous considérons les auteurs les plus connus, essentiellement des auteurs anglais, américains, allemands, italiens et français: John Pocock, Quentin Skinner, Reinhardt Koselleck, Jörn Leonhard, Antonio Negri, François Furet, Pierre Rosanvallon, Paolo Chignola et bien d’autres. Précisons enfin que la part de la sémantique historique, c’est-à-dire de l’analyse des conditions langagières d’émergence des concepts révélateurs de la modernité politique, est fort importante dans la plupart de ces travaux: elle fait partie intégrante de l’approche historique, même si nous n’avons pas la possibilité de développer cet aspect méthodologique dans la présente étude4. I - la première modernité de la science politique : de l’humanisme civique aux libéralismes (XVIème-XVIIIème siècle). Le temps de l’humanisme civique : la science de l’action délibérée Sur le temps long, mais sans « descendre » jusqu’à la cité antique, la première rupture significative de l’avènement de la modernité politique est introduite par l’apparition de l’humanisme civique dans la république florentine du début du XVIème siècle. Ainsi se met en place ce que l’historien politiste américain John Pocock appelle le « moment machiavélien », titre d’un ouvrage publié en 1975, et tardivement traduit en français5. Il apparaît en effet, dans la pensée et la pratique républicaine florentine, un « être politique » basé sur un modèle d’idéal civique de la personnalité. Alors que la philosophie médiévale, nourrie d’Aristote, valorise des universaux au détriment des circonstances, donc de l’appréhension du sens de 4 Pour une vue d’ensemble de l’histoire des concepts, et du rôle de la sémantique historique en son sein, voir l’ouvrage collectif History of Concepts: comparative perspectives, dir. Iain Hampster-Monk, Karin Tilmans and Frank van Tree, Amsterdam University Press, 1998. La part française relative à la Révolution française est représentée par la publication, sous notre direction, du Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), Paris, Champion, huit volumes parus (1985-2006). Signalons aussi le grand oeuvre en cours sur le 18ème siècle français, Handbuch politisch-sozialer Grundbegriffe in Frankreich, 1680-1820 (Manuel des concepts politiques et sociaux fondamentaux en France de 1680 à 1820) sous la direction de Hans-Jürgen Lüsebrink, Rolf Reichardt et Eberhard Schmitt, publié à Munich depuis 1985. Nous renvoyons enfin à notre ouvrage Discours et événement. L’histoire langagière des concepts, sous presse. 5 John Greville Agard Pocock, Le moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine antique, Paris, PUF, 1997. 3 l’événement singulier, la pensée florentine de l’humanisme civique oppose à la « fortuna » comme simple providence l’action propre à la « vita activa » et au « vivere civile », donc l’aptitude humaine à produire de l’universel sans aller pourtant jusqu’à l’affirmation de la dimension universelle de la singularité événementielle, propre à la Révolution française. Ainsi se mettent très tôt en place les premières figures innovantes du sujet politique: d’abord le citoyen et le rhétoricien dont la présence est attestée par leur volonté de participer à l’action entre particuliers, à des relations politiques spécifiques entre hommes particuliers. Puis le Prince et le législateur-prophète qui innovent, au sein même de la relation entre « virtu » et la « fortuna »: le Prince impose ses qualités vertueuses à la matière de la « fortuna » par un comportement stratégique adéquat aux circonstances, le « le législateur naturel » fait advenir une communauté politique stabilisée par « la virtu ». Pocock montre également que des éléments de cette pensée civique s’introduisent au sein même de la pensée monarchique anglaise pour l’amener jusqu’à une position de rupture, le contexte de la guerre civile s’y prêtant, avec le mouvement d’anglicisation de la république poussée à son uploads/Politique/ la-revolution-francaise-et-la-rupture-de.pdf
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- Publié le Dec 19, 2021
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