« Les doxosophes », Pierre Bourdieu. « Je dis qu'opiner (doxazein) c'est discou

« Les doxosophes », Pierre Bourdieu. « Je dis qu'opiner (doxazein) c'est discourir (legein), et l'opinion (doxa) un discours explicitement discouru (logon eirèmenon). » Platon, Théétète, 190 a. « Certains disent, en parlant des affaires de l'État, que ce sont des choses trop compliquées et qu'il faut être un spécialiste pour les comprendre. Vous-même êtes-vous tout à fait d'accord, plutôt pas d'accord ou pas du tout d'accord avec cette façon de voir ? Tout à fait d'accord : 37 % ; plutôt d'accord : 35 % ; plutôt pas d'accord : 16 % ; pas du tout d'accord : 10 % ; non-réponse : 2 %. » Ce court dialogue[1] ne porte aucune des marques par où se désignent les objets de réflexion, socialement reconnus comme dignes d'entrer dans le jeu de miroirs réfléchissant indéfiniment des objets déjà réfléchis qu'évoque toute tradition lettrée. Pourtant, il ne devrait pas échapper aux familiers de l'éristique que les implications de la question n'apparaissent complètement que si l'on dégage toutes les implications d'une réponse qui suppose l'ignorance de ces implications : obtenir une réponse à peu près universelle (98 %) à une question sur l'universalité de la compétence politique, c'est établir qu'il n'est personne qui soit politiquement incompétent au point de se déclarer incompétent à répondre à une question sur sa compétence ou son incompétence à juger de la compétence ou de l'incompétence politique. Mais ce n'est pas tout : on peut se demander si ceux qui se déclarent à jamais incompétents à répondre à toute question politique autre que la question (politique ?) de leur compétence ou de leur incompétence politique (72 % ), détiennent la compétence nécessaire pour appréhender ce qu'implique leur aveu d'incompétence. En effet, de deux choses l'une : ou bien ils disent vrai et toute interrogation politique, y compris les sondages d'opinion, est sans objet, faute de répondants et de réponses, ou bien ils disent faux, et les spécialistes qui produisent leur réponse en produisant la question qui la produit devraient s'interroger sur la nature et la fonction d'une compétence politique, logique et politicologique, qui leur donne pouvoir de produire une interrogation si bien faite pour contraindre ceux qu'ils interrogent à se dénier une compétence qu'ils possèdent et à s'en démettre à leur profit. Ainsi, en demandant expressément un aveu d'incompétence que leurs questions ordinaires obtiennent infailliblement, sous la forme du silence ou du discours extorqué, les spécialistes de la « science politique » trahissent, par un retournement typiquement socratique, qu'ils ignorent le principe de l'efficacité de ces questions : à savoir l'inconscience heureuse de l'incompétence scientifique politiquement compétente qui fait le doxosophe, comme aurait dit Platon, spécialiste de la doxa, opinion et apparence, savant apparent et savant de l'apparence, bien fait pour donner les apparences de la science sur un terrain où les apparences sont toujours pour l'apparence. Toute la « science politique » n'a jamais consisté qu'en un certain art de renvoyer à la classe dirigeante et à son personnel politique sa science spontanée de la politique, parée des dehors de la science. Les références aux auteurs canoniques, Montesquieu, Pareto ou Tocqueville, l'usage quasi juridique de l'histoire la plus immédiate, celle qu'enseigne la lecture la moins extraquotidienne des quotidiens et qui ne sert qu'à penser l'événement dans la logique du précédent, la neutralité ostentatoire du ton, du style et des propos, la simili-technicité du vocabulaire sont autant de signes destinés à porter la politique à l'ordre des objets de conversation décents et à suggérer le détachement à la fois universitaire et mondain du commentateur éclairé ou à manifester, dans une sorte de parade de l'objectivité, l'effort de l'observateur impartial pour se tenir à égale distance de tous les extrêmes et de tous les extrémismes, aussi indécents qu'insensés[2]. La « science politique » telle qu'elle s'est enseignée et s'enseigne à l'Institut d'études politiques n'aurait pas dû survivre à l'apparition des techniques modernes de l'enquête sociologique. Mais c'était compter sans la subordination à la commande qui, combinée avec la soumission positiviste au donné tel qu'il se donne, devait exclure toutes les questions et toutes les mises en question contraires à la bienséance politique, réduisant à un pur enregistrement anticipé de votes, d'intentions de votes ou d'explications de votes une science de l'opinion publique ainsi parfaitement conforme à l'opinion publique de la science. De toutes les mises en question de la « science politique », la plus décisive est celle que ces questions elles-mêmes suscitent et qui a toutes les chances de passer inaperçue puisqu'elle prend la forme de l'absence de réponse[3] : en effet, la part des personnes interrogées qui omettent de répondre, parce qu'elles s'estiment incompétentes ou indifférentes, s'accroît — et de plus en plus fortement à mesure que l'on descend dans la hiérarchie des conditions sociales et des niveaux scolaires — quand on va des questions formulées de telle manière que les moins compétents au sens le plus complet du terme, c'est-à-dire les plus démunis de savoir et de pouvoir politiques, donc de discours politique, puissent s'y reconnaître, avec leurs intérêts quotidiens — qu'ils n'appréhendent pas, le plus souvent, comme politiques —, jusqu'aux questions formulées dans le langage officiel de la politique, qui font les beaux sujets du concours de I'E. N. A., les grands cours de « Sciences po », les titres des « articles de fond » du Monde et du Figaro et les catégories de l'entendement politique des producteurs et des consommateurs ordinaires de ces différentes sortes de discours. Cette circulation parfaitement circulaire des schèmes et des thèmes du discours politique légitime, discours dominant qui se dissimule comme tel, et le sentiment d'évidence immédiate qui s'observe toutes les fois que les structures objectives coïncident parfaitement avec les structures intériorisées contribuent à mettre le discours « politique »[4] et la définition implicite de la politique comme discours à l'abri de l'interrogation, en disposant à l'adhésion immédiate à un monde social appréhendé comme monde naturel qui définit l' « attitude naturelle » ou, si l'on veut, la doxa, et qui hante souterrainement les opinions politiques les plus para-doxales. C'est cette définition de la politique comme discours (et d'une espèce particulière) qui se trouve enfermée dans l'intention, constitutive de l'enquête d'opinion, de faire énoncer des opinions et d'obtenir des jugements sur des opinions déjà énoncées et qui, n'étant jamais explicitement formulée, parce qu'elle semble aller de soi, exclut en fait ceux qui ne détiennent pas les moyens de tenir cette espèce de langage, c'est-à-dire, plus précisément, d'entretenir avec le langage et ce qu'il exprime le rapport quasi théorique qui est la condition de la production et de la réception de discours d' « intérêt général » sur les questions d' « intérêt général »[5]. Identifiant la neutralité épistémologique d'une interrogation à la neutralité éthique de sa formulation, on oublie que des questions qui, dans le meilleur des cas, n'exigent rien d'autre en apparence qu'un « oui » ou un « non » s'adressent en fait, par un privilège tacite, à des individus et à des groupes définis moins par une catégorie particulière d'opinion politique que par l'aptitude à répondre « politiquement » à une question « politique » : l'interrogation politicologique demande un enquêté apte non seulement à déchiffrer et à manipuler les termes « spéciaux » du langage politique, mais à se situer au niveau de quasi-abstraction où se situe communément le discours politique, tant par la syntaxe de ses énoncés que par les références implicites qu'il enferme ; apte, plus précisément, à reconnaître, au double sens, la question « politique », à la repérer comme telle et à se sentir dans l'obligation d'y répondre et d'y répondre « politiquement », c'est- à-dire conformément aux normes de la politesse politique, avec des mots — et non des coups, par exemple — et avec des mots politiquement polis — et non de ces gros mots politiques, de ces mots politiquement grossiers, qui sont de mise, à la rigueur, dans les meetings et les réunions publiques, mais sont exclus, sous peine de vulgarité, de tous ces lieux neutres, proprement politiques parce que politiquement neutres, que les Instituts des sciences politiques enseignent à fréquenter. Toute demande enferme la demande implicite que celui qui répond sache ce qu'on lui demande. L'interrogateur et l'interrogé ne conférant pas nécessairement la même signification et la même fonction à la question, l'interprétation de la réponse n'a aucune chance d'être adéquate tant que ne sont pas explicitées la demande inhérente à la question et la représentation que l'interrogé se fait de la question et de la réponse qu'elle mérite. Dans le cas particulier, cette demande tacite est une demande de discours, d'explicitation, qui exclut la possibilité d'une réponse pratique. La demande politicologique exige implicitement d'être traitée comme un objet autonome, un peu comme on ferait d'un test logique ou d'un sujet de dissertation, qu'on lui accorde le sérieux ludique qui n'appartient qu'aux exercices scolaires ou aux jeux de société et que l'on accepte de jouer sérieusement le jeu du sérieux, c'est-à-dire de prendre assez au sérieux une situation évidemment irréelle et imaginaire (si vous aviez uploads/Politique/ les-doxosophes-pierre-bourdieu 1 .pdf

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