dix-neuf, Vol. 18 No. 1, April 2014, 1–18 © W. S. Maney & Son Ltd 2014 DOI 10.1

dix-neuf, Vol. 18 No. 1, April 2014, 1–18 © W. S. Maney & Son Ltd 2014 DOI 10.1179/1478731814Z.00000000041 De la fête et du théâtre: politique du spectacle chez Mme de Staël et Michelet Yann Robert University of Illinois at Chicago, USA La fête et le théâtre sont souvent associés à deux modèles politiques diver- gents: la démocratie directe, fondée sur l’homogénéité et la participation unanime du peuple, et la démocratie représentative, prônant l’utilité de la représentation pour édifier et unifier un peuple. L’article suivant soutient que cette opposition est remise en question au dix-neuvième siècle par Mme de Staël et Michelet. Par des voies contraires (Mme de Staël plaide en faveur du théâtre, tandis que Michelet est partisan de la fête), ils arrivent à une conclusion identique: la fête ne peut exister sans le théâtre, de même que le théâtre ne peut exister sans la fête. Dépasser l’opposition entre la fête et le théâtre permet aux deux auteurs d’offrir de nouvelles solutions aux problèmes soulevés par la représentation politique et par là de reconceptua- liser les bases d’une unité nationale, ainsi que de développer une vision originale de la fonction politique du spectacle dans une démocratie. mots-clés Michelet, Mme de Staël, théâtre, fête, peuple, démocratie directe, démocratie représentative, génie, Rancière, représentation, révolution française La fête et le théâtre sont souvent perçus comme emblématiques de modèles politiques divergents. Jean-Jacques Rousseau, dans sa Lettre à d’Alembert, accuse l’espace théâ- tral de reproduire et de renforcer la structure sociale de la monarchie française: sur la scène, une élite superficielle et volage, asservie à une politique du paraître, et dans la salle, des hommes isolés dans la pénombre, se laissant manipuler comme des pantins. A ce modèle Rousseau oppose la fête, espace d’égalité, de pure invention, de création libre et de spontanéité. La fête incite à la réciprocité et à la mobilité: point de masques, point de distinction entre les acteurs et les spectateurs, chacun se montrant à tous, et tous se montrant à chacun. Il s’ensuit une joie universelle et sans objet qui libère les consciences et qui, parce qu’elle est partagée par tous, offre au peuple une image de son unité. Comme l’a montré Jean Starobinski, la fête est donc doublement liée à la démocratie directe: d’une part, parce qu’elle en reproduit la 2 YANN ROBERT participation unanime et d’autre part, parce qu’elle en favorise l’avènement en révélant une image collective de la nation. Nombreux sont ceux au dix-huitième siècle qui ne partagent pas l’amour des fêtes de Rousseau, leur préférant un ‘théâtre civique’1 qui opérerait comme une école de vertu et de bon goût. Cette préférence participe aussi au domaine politique, en ce qu’elle fait l’éloge d’un rapport entre acteurs et spectateurs analogue à celui des représentants et des classes populaires dans une démocratie représentative.2 Les partisans d’un théâtre civique insistent sur l’apport pédagogique de la représentation, cette dernière permettant à une assemblée hétérogène de spectateurs de se reconnaître dans une image idéale et morale produite par une élite culturelle et intellectuelle. Conscients de la critique de Rousseau, qui discerne dans le théâtre une manifestation de la division monarchique des êtres humains en deux catégories, ceux qui agissent et ceux qui suivent, ils soulignent la participation active des spectateurs, phénomène rare en dehors du théâtre. Il est vrai qu’au dix-huitième siècle, l’espace théâtral permet à la voix du peuple de se faire entendre. Cette participation vocale du public donne sa légitimité à la représentation: souvent qualifié de ‘suffrage’, le privilège d’entraîner la chute d’une pièce ou d’un acteur constitue un véritable droit de veto qui garantit que le public pourra rejeter l’image de lui-même qu’on lui présente.3 Ce débat se poursuit au dix-neuvième siècle, reprenant les mêmes catégories pour poser la question de la participation populaire. En effet, bien que le théâtre et la fête s’efforcent d’atteindre le même objectif, puisqu’il s’agit pour l’un comme pour l’autre de former une communauté à partir d’un public hétérogène, ils diffèrent à propos de l’importance du public populaire dans l’élaboration de la collectivité. Deux systèmes politiques s’affrontent: d’un côté, la fête, présentation sans représentation provoquant la révélation unanime et spontanée d’une identité immanente, et de l’autre, le théâtre, identification collective à une image représentative qui s’imprime alors sur chaque spectateur et forme la communauté. Dans le premier cas, l’impulsion unitaire vient d’en bas; dans le second, d’en haut. Cependant, si cette opposition théorique et poli- tique entre le théâtre et la fête reste opératoire tout au long du dix-neuvième siècle, il me semble qu’elle est nuancée, voire remise en question, dès la première moitié du siècle. Ce développement mérite d’être étudié, d’une part pour ce qu’il révèle sur la pensée dramatique et politique du dix-neuvième siècle, et d’autre part pour ce qu’il annonce: l’engouement du siècle suivant pour le théâtre du peuple. A cette fin, je me propose d’examiner la conception de la fête et du théâtre dans les ouvrages de Mme de Staël et de Jules Michelet. Le choix de ces deux auteurs nécessite peut-être une explication, ni l’un ni l’autre n’étant considéré une autorité en matière de théâtre.4 A vrai dire, c’est en partie pour cette raison que je les ai choisis: cet article montrera qu’ils ont joué un rôle bien plus important dans la réflexion de leur siècle sur la fonction politique des spectacles que celui qui leur est d’ordinaire attribué. Mais surtout, j’ai été frappé par tout ce qui les unit. Bien qu’écrivant dans des contextes historiques différents et à des fins idéologiques divergentes, Mme de Staël et Michelet se sont intéressés à la question du théâtre et de la fête dans des périodes de troubles sociaux: les années qui conclurent la Révolution de 1789 pour Mme de Staël, et celles qui précédèrent la Révolution de 1848 pour Michelet. Aussi bien pour l’un que pour l’autre, prendre part au débat sur la fête et le théâtre repré- sentait un moyen essentiel de reconceptualiser les bases d’une unité nationale, alors même que celle-ci leur semblait le plus menacée. 3 DE LA FETE ET DU THEATRE Il existe un autre lien, plus profond, entre Mme de Staël et Michelet qui explique non seulement que les deux auteurs aient choisi de poursuivre le débat du siècle pré- cédent sur la fonction politique des spectacles, mais aussi qu’ils soient tous les deux parvenus à la conclusion qu’il importait désormais de dépasser l’opposition tradition- nelle entre la fête et le théâtre. Peu d’écrivains du dix-neuvième siècle ont été aussi profondément marqués par la Révolution française que ne le furent Mme de Staël et Michelet. Une partie considérable de leurs œuvres respectives est consacrée à l’analyse de cet événement historique sans précédent. Or, si l’opposition conceptuelle entre la fête et le théâtre est née au milieu du dix-huitième siècle, c’est pendant la Révolution qu’elle a véritablement été mise à l’épreuve pour la première fois. Comme l’a montré Mona Ozouf, les fêtes révolutionnaires sont une parfaite illustration du fait que la distinction entre le théâtre et la fête, si tranchée au niveau théorique, l’est beaucoup moins dans la réalité.5 Pour quiconque examine avec attention les différents spectacles de la Révolution, la leçon est claire: le théâtre prend souvent modèle sur la fête, et la fête risque toujours de devenir excessivement théâtrale. Il n’est donc guère surprenant que Mme de Staël et Michelet, en tant que grands passionnés de la Révolution, aient été les premiers à tirer profit de cette leçon. Par des voies contraires (Mme de Staël plaide en faveur du théâtre, tandis que Michelet est partisan de la fête), ils arrivent en effet dans leurs écrits à une conclusion identique et originale: la fête ne peut exister sans le théâtre, de même que le théâtre ne peut exister sans la fête. Mme de Staël et la Terreur (ou les dangers de l’impression) Le spectre de la Terreur hante la pensée politique du dix-neuvième siècle, comme en témoigne l’œuvre de Mme de Staël, notamment De la littérature. Bien que Mme de Staël appartienne aux cercles les plus influents de la société, elle se prononce très tôt en faveur de la Révolution et de l’égalité politique. La Terreur représente à ses yeux un échec du modèle démocratique de la souveraineté populaire, échec qu’elle s’efforce de comprendre et de nuancer. Aussi explique-t-elle la Terreur comme une étape provisoire et nécessaire dans le mouvement historique vers l’égalité et la raison: ‘L’introduction d’une nouvelle classe dans le gouvernement de la France, devait produire un effet semblable. Cette révolution peut, à la longue, éclairer une plus grande masse d’hommes; mais, pendant plusieurs années, la vulgarité du langage, des manières, des opinions, doit faire rétrograder, à beaucoup d’égards, le goût et la raison’ (1991: 298). La vulgarisation fait ainsi partie du processus révolutionnaire: l’entrée du tiers état dans l’histoire s’accompagne inévitablement d’un nivellement qui prépare une plus vaste diffusion des lumières. En premier lieu, pourtant, le nivellement social produit surtout de la violence, phénomène que Mme de Staël explique par l’impression de la vulgarité du langage et des manières des classes populaires sur uploads/Politique/ robert-yann-de-la-fete-et-du-theatre-politique-du-spectacle-chez-mme-de-stael-et-michelet-pdf.pdf

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