Quel est, dans un ascenseur du monde développé, le bouton le plus usé ? Celui d

Quel est, dans un ascenseur du monde développé, le bouton le plus usé ? Celui de la fermeture des portes. Une impa- tience qui en dit long sur nos sociétés pressées et hyperactives, au même titre que nos grognements quand une page web met quinze secondes à s’afficher. Du TGV aux microprocesseurs superso- niques, en passant par le four à micro- ondes et en attendant les nanotechnolo- gies qui multiplieront par un million les performances de nos ordinateurs, nous sommes obsédés par la vitesse et la pro- ductivité. Toujours plus, toujours plus vite. Jusqu’à l’absurde. Paradoxalement, plus les moyens tech- nologiques nous font objectivement « ga- gner » du temps, plus celui-ci semble sub- jectivement nous manquer ou nous filer entre les doigts. Nous sommes débordés, surbookés, sans cesse en train de courir après le temps, de faire deux ou trois choses simultanément : manger en regar- dant la télévision, téléphoner en condui- sant, converser en consultant ses mails. Plus le tempo de nos activités s’accélère, plus leur volume s’accroît, et plus elles se morcellent, s’entrecoupent les unes les autres dans une arythmie généralisée. Dans les entreprises, soumises aux flux tendus, aux fluctuations des cours bour- siers et à une concurrence mondiale im- pitoyable, ce « syndrome de Chronos » est encore plus marqué. Il se répercute sur l’ensemble du corps social et sur les individus malades du temps, ainsi qu’en témoignent la prolifération des dépres- sions d’épuisement et la consommation de tranquillisants. Jusqu’où ira-t-on ? « Si nous continuons ainsi sur la voie de l’accélération techno- logique, la terre et ses bactéries vont bien- tôt sourire de nous comme d’une folie passagère de l’évolution », ironisait le bio- logiste Stephen Jay Gould. Comprendre, résister Comment en est-on arrivé là ? Si nous voulons résister et changer tant soit peu le cours des choses, il faut d’abord es- sayer de comprendre. Saisir comment ce monde à grande vitesse s’est formé au 23 société juillet-août 2005 choisir La vitesse : enjeux politiques ••• Michel-Maxime Egger, Pully Diacre orthodoxe, président de la fondation « Diagonale - Pour un réenchantement du monde » Indissociable de la quête du pouvoir et de la richesse, la vitesse est consti- tutive de l’histoire de nos sociétés. A l’heure d’Internet et bientôt des nano- technologies, elle atteint aujourd’hui une limite qui met en jeu le devenir même de l’être humain et du monde. Pour éviter la catas- trophe qui nous menace, il nous fau- dra plus que l’amé- nagement d’îlots de lenteur. Nous avons besoin d’une vérita- ble « économie poli- tique de la vitesse ». Parcours avec le phi- losophe et urbaniste Paul Virilio.1 1 • Professeur émérite à l’Ecole spéciale d’archi- tecture à Paris, Paul Virilio est devenu en 1990 directeur de programme au Collège in- ternational de philosophie. Spécialiste des questions stratégiques concernant les nou- velles technologies, il a publié de nombreux ouvrages et essais et a collaboré à plusieurs expositions, comme La Vitesse (1991), mise en place par la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Il dirige depuis 1974 la collec- tion « L’espace critique » aux éditions Galilée et il a été membre du comité de direction de la revue Esprit de 1969 à 1977 et des comités de rédaction des revues Causes Communes et Traverses (Centre Georges Pompidou) de 1975 à 1984 (n.d.l.r.). Pour en savoir plus sur Paul Virilio et ses ouvrages, voir le site de la fondation Diagonale dont Paul Virilio est l’un des parrains : www.fondationdiagonale.org. Juillet2005.qxd 24.1.2006 8:02 Page 23 L a v i t e s s e : e n j e u x p o l i t i q u e s fil des siècles. C’est ce à quoi Paul Virilio, philosophe, architecte et urbaniste, s’est attelé depuis une trentaine d’années. Né en 1932, « enfant du Blitzkrieg », croyant, il n’a eu de cesse d’étudier le rôle de la vitesse dans l’évolution de nos sociétés, les périls et les risques d’accidents - de « chute », aux sens littéral et théologique du terme - dont les inventions technolo- giques sont porteuses. Son but n’est pas de jouer les Cassandre mais de « remettre les pendules à l’heure » en démystifiant l’euphorie de la vitesse et en montrant la face cachée du progrès technique et des croyances qui l’accom- pagnent. « On n’a pas encore compris à quel point la création de vitesse et la soi- disant maîtrise du temps étaient une pro- duction de pouvoir qui échappait à l’homme »,2 déclare-t-il. Vision « apocalyp- tique » ? Sans doute, mais au sens éty- mologique où ses analyses font œuvre de « révélation ». Lui-même d’ailleurs se dit un « révélationnaire » plutôt qu’un « révo- lutionnaire ». Selon Virilio, « le monde n’est pas sphé- rique, mais dromosphérique », du grec dromos, qui signifie course. Toute société est donc, en ce sens, une « société de course ». Deux grandes révolutions ont contribué à l’augmentation de la vitesse : celle des transports au XIXe siècle - avec la révolution industrielle qui a donné nais- sance au chemin de fer, à l’automobile et à l’avion - et celle des transmissions au XXe siècle. A partir de l’instant où - avec l’invention du moteur, moyen mécanique de produire de la vitesse - « la société est entraînée vers la mise en œuvre d’une vi- tesse industrielle, on glisse très insensi- blement de la géopolitique à la chrono- politique ». Pour arriver, aujourd’hui, à la cyberpolitique, avec le passage des vites- ses relatives (de l’animal et de la machine) à la vitesse absolue des télécommunica- tions, celle des ondes et de la lumière. L’arrivée des transmissions instantanées et du monde virtuel, délesté du poids de la matière, a généré une nouvelle accélé- ration exponentielle. « Il y a là une vérita- ble rupture. Une limite est atteinte, qui ré- duit le monde à rien », estime Virilio. Vitesse et pouvoir Quels que soient les rôles divers qu’elle peut y jouer, la vitesse est donc constitu- tive de l’histoire des sociétés. Elle est d’abord synonyme de pouvoir. Une belle illustration en est la figure du pharaon, avec ses deux mains croisées sur la poi- 24 société choisir juillet-août 2005 Paul Virilio 2 • Les citations de Paul Virilio sont tirées d’un long entretien que j’avais réalisé avec lui en 1992, ainsi que, principalement, de Cyber- monde, la politique du pire, Textuel, Paris 1996, 108 p., et de La Vitesse, Flammarion/ Fondation Cartier, Paris 1991. Juillet2005.qxd 24.1.2006 8:02 Page 24 L a v i t e s s e : e n j e u x p o l i t i q u e s trine : dans l’une, il tient le fouet qui sert à accélérer le char de combat ; dans l’autre, un crochet pour freiner en retenant les rê- nes.3 De l’antiquité à aujourd’hui, c’est par la vitesse des moyens de transport et de transmission que l’homme a gagné des guerres et contrôlé des territoires. « Ce ne sont pas ceux qui travaillent la terre - qui sont à demeure enracinés dans le sol - qui possèdent le pouvoir, mais ceux qui peuvent la parcourir à plus ou moins grande vitesse. » D’où la puissance des héros équestres, célébrée par le mot illustre de Richard III : « Mon royaume pour un cheval. » La chevalerie va servir à conquérir et do- miner le monde, jusqu’à l’invention de l’artillerie, la vitesse du projectile faisant alors la différence. Puis viendront les voi- liers et les navires, armes des grandes républiques maritimes (Athènes, Venise, Gênes) et des futurs empires coloniaux (Angleterre et France). Acquérir plus de vitesse, c’est contrôler des espaces plus vastes. Suivront le chemin de fer, l’avion, les satellites et Internet, né dans les an- tres du Pentagone… Le pouvoir, cependant, est indissociable de la richesse, laquelle à son tour est insé- parable de la vitesse. Ce n’est pas un ha- sard si les premiers banquiers romains étaient des chevaliers et si l’un des plus grands financiers du Moyen Age, Jacques Cour, a inventé le pigeon voyageur. Celui- ci est, selon Virilio, l’ancêtre du courtier : en faisant circuler lettres, billets et infor- mations à travers l’Europe, il a permis de faire fructifier le capital. Car l’argent pro- duit de l’argent en circulant. Et plus il cir- cule vite, plus les profits sont grands. Et plus il se dématérialise - pour n’être au- jourd’hui plus qu’une impulsion électro- magnétique - plus il circule rapidement. « Ce sont la vitesse du pigeon et la rapi- dité du messager qui font le bénéfice. La monnaie électronique n’est que la conti- nuation du pigeonnier », déclare Virilio. On peut ajouter à cela, au Moyen Age toujours, l’invention de l’horloge mécani- que qui découpe le temps en unités horai- res chiffrées. En se substituant aux clo- chers des églises, qui rythment la journée selon les offices et la ronde saisonnière du jour et de la nuit, l’horloge donne nais- sance à un temps sécularisé, linéaire et métrique, pour uploads/Politique/ paul-virilio-la-vitesse-enjeux-politiques-pdf.pdf

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