POLITIQUE ET / OU ESTHÉTIQUE DE DEUX POST-MAGRITTIENS: MARIËN ET BROODTHAERS Jo

POLITIQUE ET / OU ESTHÉTIQUE DE DEUX POST-MAGRITTIENS: MARIËN ET BROODTHAERS José Vovelle A comparative study of Mariën, known only by Surrealism specialists, and Broodthaers, internationally famous as a Conceptualist, reveal strong similarities. Both were acquainted post-war with Brussels surre- alists, whose political commitments they shared. Though Mariën re- mained a „Stalinist“ up to the disillusionment of his Chinese experience, Broodthaers dropped Communism and surrealism early on. Their artistic activities from the sixties took the form of provocative value-denial and unpleasantness in Mariën, while Broodthaers based his approach on a sociological intuition of art-merchandize that may be deemed political. The former (a surrealist) despised all institutions, the latter (an artist) criticised them from within. Le personnage de Broodthaers, dont la courte mais éclatante carrière s’est épanouie et achevée à Düsseldorf, a fait l’objet de nombreuses analyses dont les plus intéressantes pour notre propos (Zwirner 2001: 93-127, Labrusse 2004: 245-266) s’attachent à prendre sa mesure par le biais d’une comparaison avec Beuys, sur le thème des rapports de l’art et de la politique, dialogue évoqué d’autant plus facilement que Broodthaers l’a ébauché lui-même dans cette lettre ouverte de 1972 où il se place dans le rôle faussement mineur d’Offenbach vis-à-vis d’un Beuys-Wagner magistral mais suspect. Pour d’autres motifs, il nous paraît pertinent de mettre la trajectoire de Broodthaers en parallèle avec celle d’un autre Marcel: Mariën. Ces deux compatriotes et contemporains, francophones bien que de pères flamands, et dont les itinéraires se sont croisés jusque dans les années 60, partagent une précoce intimité avec le milieu surréaliste en Belgi- que. Mais Mariën n’a pas la même fortune publique que Broodthaers. Il n’y a qu’à voir leur inégale présentation au Musée d’Art Moderne de Bruxelles: quelques objets et photos en regard des imposants entre- pôts, de moules, œufs et charbon de Broodthaers sur une surface équi- valente à celle de Magritte. Sylvester, biographe averti de ce dernier, José Vovelle 218 réserve un sort différent aux deux hommes malgré ce qu’il doit à la science des archives de Mariën, et même s’il absout celui-ci d’une pure méchanceté, il rappelle qu’il a „vilipendé tous les artistes de qua- lité cités dans ses écrits, depuis Duchamp jusqu’à Broodthaers en les accusant de s’être laissés corrompre par le capitalisme“ (Sylvester 1992: 404). Mis sur le même pied que Duchamp, Broodthaers s’attire cet in memoriam de Mariën: „Avant de terminer sa courte existence dans la gloire du grand Larousse“ (Mariën 1983a: 20), tandis qu’en 2003 une synthèse sur L’art conceptuel lui consacre une notice bio- graphique ambiguë: son art souvent déroutant et contradictoire a été diversement interprété: on y a vu l’œuvre d’un poète imaginatif, d’un intellectuel blagueur ou encore d’un marxiste soucieux de corrompre les institutions (Godfrey 2003: 428); ici l’artiste s’efface devant l’écrivain ou le politique, ce qui n’est pas pour le différencier telle- ment de Mariën ni l’éloigner de la pratique surréaliste. Précisons quelques convergences. Si Mariën (1920-1993) est à peine plus âgé que Broodthaers (1924-1976), il est plus tôt au contact de Magritte: dès l’âge de 17 ans, il se présente chez lui à l’été 1937 et rencontre presque aussitôt Paul Nougé, Louis Scutenaire, Irène Ha- moir. Il avait ses poèmes à la main mais dès novembre il participe à l’exposition Surrealist objects and poems à la London Gallery de Me- sens, avec l’objet fétiche, la lunette cyclopéenne L’introuvable. Dans l’avant-guerre et le début de la guerre les Magritte sont son port d’attache. C’est lui qui présente à Anvers en 1938 la conférence du peintre La Ligne de vie, lui aussi qui en 1943 est son premier biogra- phe. Il publie essais et poèmes dans le London Bulletin, L’Invention collective, et en plaquettes séparées, subventionnées par des entrepri- ses peu recommandables dont nous reparlerons. Cette activité surréa- liste (il produit parallèlement quelques collages et objets) s’accom- pagne d’options politiques partagées avec Magritte (Magritte 1977: 27). L’après-guerre marque l’entrée en scène de Broodthaers dans le cercle des surréalistes. Il participe comme Mariën à la revue Le Ciel bleu avec une prose poétique, symboliste dit-on. Ils collaborent tous deux à l’hebdomadaire communiste Le Salut public et se retrouvent à une réunion organisée par Achille Chavée en 1945 pour relancer l’activité surréaliste collective, Broodthaers étant même proposé à Magritte et Nougé absents comme co-directeur de la revue envisagée. Il rencontre Nougé et Lecomte ainsi que Magritte qui lui offre dit-on une copie du coup de dés de Mallarmé en l’invitant à le méditer (Da- vid 1991: 34). Politique et/ou esthétique de deux post-magrittiens 219 Faire le point sur l’engagement politique des surréalistes en Belgi- que dans les premières années de l’après-guerre est nécessaire. On retrouve, aux côtés de Magritte, Nougé et Scutenaire les signatures de Mariën et Broodthaers au bas du tract Pas de quartiers dans la révo- lution (juillet 47) inspiré par Dotremont, premier acte du Surréalisme Révolutionnaire anti-bretonnien et procommuniste. En novembre une photo réunit Mariën, Magritte, Scutenaire, Nougé à l’occasion du Congrès des écrivains et artistes communistes à Anvers (Mariën 1979: 418). Cette adhésion collective, Nougé l’a annoncée au vernissage de l’exposition Surréalisme à Bruxelles en décembre 1945, celle de Ma- gritte ayant déjà été saluée en fanfare par Dotremont dans Le Drapeau rouge. Blavier a précisé les antécédents de l’engagement du peintre avant la guerre et détaillé les étapes d’un désenchantement progressif au début des années 50 (Magritte 1979: 235-240). Scutenaire se flat- tera jusque très tard de convictions staliniennes (Mariën 1989a: 7) et le cas de Nougé, actif dès les années 20 dans l’ébauche du Parti commu- niste belge, passagèrement en rupture au moment du pacte germano- soviétique mais participant en 1951 au Xème Congrès national du PCB, est autrement exemplaire. Mariën en témoigne lorsqu’il publie sa cor- respondance avec un prêtre sur les bases du matérialisme dialectique et qu’il le présente comme un stalinien intransigeant fidèle jusqu’à sa fin à „l’immense clameur victorieuse envolée de Stalingrad“ (Nougé 1974: n.p., Mariën 1990: 4). Qu’en est-il de Mariën et Broodthaers? Pour ce dernier des indica- tions mal référencées le feraient adhérer au Parti en 1942 ou 43 tandis qu’on le découvre dans une attitude critique, étudiant à L’ULB en 1945, interpellant lors d’un gala au Palais des Beaux-Arts: „Louis Aragon quand cesserez-vous de compromettre la poésie française?“ (Gyldemyn 2004). On le reconnaît ensuite comme un militant de la cellule St Josse, célébrant, d’après Mariën, le 70ème anniversaire de Staline (Mariën 1983a: 21), co-signataire d’un texte en faveur de l’appel de Stockholm (1950). Dans les archives de Nougé, un docu- ment nous apprend que l’aventure finit mal puisqu’il s’agit de son exclusion en juillet 1951 (Gyldemyn 2004: 41) pour un motif discipli- naire que les biographes n’ignorent pas: il aurait puisé dans la caisse de la cellule (Smolders 1995: 201, note 1), ce qui tourne la page de son engagement communiste. Soulignons, dans ces années 1948-50, l’évidente proximité de Broodthaers et Mariën qui raconte dans son Radeau au radoub: „Broodthaers qui battait le pavé… venait passer des journées entières (au ‘Miroir d’Élisabeth’ librairie d’occasion de Mariën) à jouer aux échecs… nous vidions des litrons de pousse au José Vovelle 220 crime“ (Mariën 1983a: 20). Broodthaers est alors, vers 1950, présenté comme un libraire ou un bouquiniste en officine ou au Vieux Marché (David 1991: 34; Gyldemyn 2004: 41). Dans le même texte Mariën révèle un autre point de rencontre concernant des pratiques qui ne lui ont pas été étrangères en le présentant comme un mauvais garçon. „Il avait débuté comme cambrioleur“ (Mariën 1983a: 20), il passait en fraude des diamants vers la France. D’autres sources confirment ses entreprises de joueur aventureux au casino et pour comble, d’après le témoignage de la dernière femme de Nougé, de proxénète sans scru- pules (Smolders 1995: 199-200). Mariën lui rend des points lorsqu’il se vante dans le Radeau de la mémoire de ses „agissements illicites“ des années 40 (Mariën 1983b: 101-102). Transporteur clandestin de tableaux, vendeur de faux à Paris comme à Bruxelles (des Picasso, Braque, Chirico, Ernst fabriqués par Magritte) il compromet ce der- nier dans sa dénonciation. Exhibitionnisme mythomaniaque? L’affaire est jugée plus sérieuse par Sylvester. Sans oublier la contrebande dans les années de voyage et une médiocre tricherie pour un concours de poudre à laver, on arrive à l’épisode de la fausse monnaie fabriquée par les frères Magritte, Paul et René, qu’il a la charge d’écouler. Cette auto-dénonciation se prolonge dans une vocation déterminée d’accu- sateur public qui ne laissera passer ni les fausses gouaches authenti- fiées par la veuve Magritte ni a fortiori les agissements du peintre collaborateur et dénonciateur Marc Eemans. On privilégiera la réflexion politique de Mariën dans les années 50 même si elle succède à une fuite assez surréaliste, fruit du dénuement et des peines de cœur. Il navigue pendant deux ans sur un cargo sué- dois transporteur de fruits entre la France et les Antilles. En 1953 on le retrouve participant à la revue Phantomas comme Broodthaers mais surtout prêt à fonder pour son compte une nouvelle revue Les Lèvres nues, décidée à prendre le large par rapport à uploads/Politique/ vovelle-marien-et-broodthaers.pdf

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