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En novembre 2010, Laâyoune, chef-lieu de l’une des provinces du Sud marocain, était le théâtre de très violentes et meurtrières altercations entre les forces de l’ordre et des centaines de manifestants, réunis depuis quelques semaines à Agdim Izik, un camp aux abords de la ville, pour protester contre « la détérioration de leurs conditions de vie » et réclamer « des emplois et des logements ». Ces confrontations ont pour contexte la reprise des négociations entre le Maroc et le Front Polisario aux Nations unies au sujet de l’avenir de cette région, dont la souveraineté est contestée depuis 1975. Elles sont aussi à comprendre dans leur contexte local, où les clivages politiques s’expriment volontiers en termes ethniques et géographiques 1. Singulières parce qu’animées par le conflit qui met aux prises le gouvernement marocain avec les indé- pendantistes sahraouis, ces confrontations, à l’image des cas analysés dans ce numéro, s’inscrivent aussi dans un cycle de mobilisations qui interpelle les pouvoirs publics marocains sur leurs politiques, et d’abord sur leurs politiques de développement – comme si, dans cet espace politique réputé centralisé et sécurisé, la question sociale devenait une entrée privilégiée pour décliner de territoire en territoire des espaces singuliers de contestation et d’action publique. Alors que Mohammed VI a placé en 2005 la question sociale en tête de l’agenda public avec l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH), la multiplication des revendications de coordinations locales (tansîqât) contre la cherté de la vie et pour une amélioration de la qualité des services 1. V. Veguilla, « L’articulation du politique dans un espace protestataire en recomposition. Les mobilisations des jeunes Sahraouis à Dakhla », L’Année du Maghreb, vol. 5, 2009, p. 95-110. LE DOSSIER Le Maroc de Mohammed VI : mobilisations et action publique Coordonné par Myriam Catusse et Frédéric Vairel Introduction au thème Question sociale et développement : les territoires de l’action publique et de la contestation au Maroc LE DOSSIER Le Maroc de Mohammed VI : mobilisations et action publique 6 publics s’adresse directement à l’État marocain. Sit-in, marches, pétitions, occupations de locaux, voire menaces d’exode collectif vers l’Algérie voisine, boycott du paiement des factures d’eau ou piratage des lignes électriques, organisés à l’initiative d’associations de défense des droits de l’homme, de syndicats en perte de vitesse, d’organisations de la gauche radicale, d’asso- ciations altermondialistes mais aussi de citoyens ordinaires, expriment dans les années 2000 « davantage le sentiment d’abandon des populations par le pouvoir central que des aspirations révolutionnaires 2 ». Plutôt localisées, souvent peu politisées, parfois violentes, organisées en coordinations et canalisées par l’associatif, ces mobilisations sont étouffées ou réprimées par les autorités, ce qui atteste s’il en était besoin de l’éminence des questions soulevées et de leur charge politique. Parmi les précurseurs en Afrique des contestations contre la flambée locale des prix 3, ces mouvements s’inscrivent dans une cartographie singulière de l’action collective au Maroc, (re)travaillée par les politiques institutionnelles, les mutations que connaît la société marocaine, et les transformations du régime. À un bout de l’éventail, des réseaux associatifs locaux particulièrement consolidés agissent de plus en plus régulièrement avec l’administration, se professionnalisant aux marges de l’action publique, pour la mise en place de services sociaux. À l’autre bout, les mouvements contestataires qui ont accompagné l’arrivée sur le trône de Mohammed VI mettent en lumière des acteurs laissés-pour-compte, des causes étouffées, ou affirment de nouvelles identités collectives : mouvements pour le règlement des « années de plomb », mouvements féministes, islamistes, altermondialistes 4. Recourant à des modes d’expression et des stratégies forts différents, ils soulignent, dans leurs rapports plus ou moins conflictuels aux pouvoirs publics, l’intérêt de combiner une étude de la politique proprement dite à une étude des politiques publiques 5. En dépit de l’autoritarisme du régime marocain, l’action publique ne peut en effet s’y réduire à des processus top-down dont le Palais royal serait tout à la fois l’unique initiateur, l’arbitre et le maître d’œuvre : bien qu’inscrite dans des mécanismes d’autorité déterminants, elle est également (parfois 2. L. Zaki, « Maroc : dépendance alimentaire, radicalisation contestataire, répression autoritaire », in Centre tricontinental, États des résistances dans le Sud – 2009. Face à la crise alimentaire, Louvain- la-Neuve/Paris, Cetri/Syllepse, 2009, p. 87. 3. Ibid., p. 84. 4. É. Cheynis, L’Espace des transformations de l’action associative au Maroc. Réforme de l’action publique, investissements militants et légitimation internationale, thèse de doctorat de sciences sociales, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2008. 5. M. Smyrl, « Politics et policy dans les approches américaines des politiques publiques : effets institutionnels et dynamiques du changement », Revue française de science politique, vol. 52, n° 1, 2002, p. 37-52. Politique africaine Les territoires de l’action publique et de la contestation au Maroc 7 avant tout) le fruit de ceux qui y vivent, de leurs mobilisations, de leurs engagements ou prises de parole. Pour être éculée, cette remarque n’en remet pas moins en cause la dichotomie longtemps consommée par les spécialistes du Maghreb – à la différence des africanistes et de Politique africaine en particulier – entre une approche par le haut et une approche par le bas. La première, celle des politologues, fait la part belle aux appareils centraux des régimes autoritaires de la région. La seconde, souvent adoptée par les anthropologues mais aussi, dans le cas marocain, par des géographes et urbanistes, s’intéresse à l’inverse aux méca- nismes déployés hors des machines institutionnelles 6. De la rupture avec ces perspectives et de l’analyse de l’imbrication de l’action publique et des mobi- lisations locales et particulières, aux confins de la politique institutionnelle comme de la politique informelle, il ressort que l’autonomie de l’État marocain vis-à-vis des forces sociales est toute relative : s’il peut éventuellement transformer sa société 7, il est également un État « dans sa société 8 ». Enjeu de mobilisations et cible de protestations, il est porteur d’intérêts variés et objet de luttes de domination à plusieurs échelles. Cet angle a été peu examiné : l’État marocain a avant tout été pensé comme une institution « au-dessus » de sa société, s’imposant plus par la coercition que par un fragile pacte social. Derrière le terme indigène de Makhzen 9, ses agents ont souvent été présentés comme ceux d’un big brother monopolisant et verrouillant les processus déci- sionnels, sans que les dynamiques d’interpénétration entre l’État et sa société soient vraiment examinées, y compris dans ce qu’elles peuvent avoir de violent et d’inégal ; sans non plus que l’abondante réflexion dans les démocraties représentatives sur les logiques de l’action publique ne soit déplacée, utilisée, discutée sur ces terrains, comme si un partage géographique tacite de la sociologie politique écartait cette possibilité. À l’heure de la « bonne gouvernance », avec la « réforme de l’État » en tête de l’agenda public, la promotion du new public management pour une réorganisation de l’administration au nom d’une meilleure efficacité, et la rationalisation de 6. L. Zaki (dir.), Enjeux professionnels et politiques de l’action urbaine au Maghreb, Paris, Karthala, à paraître. 7. P. Evans, D. Rueschemeyer et T. Skocpol (dir.), Bringing the State Back In, Cambridge, Cambridge University Press, 1985. 8. J. Migdal, State in Society : Studying How States and Societies Transform and Constitute One Another, New York, Cambridge University Press, 2001. 9. Il s’agit littéralement du « magasin où l’on garde l’impôt en nature, et par extension, le trésor ». Voir A. Laroui, Les Origines sociales et culturelles du nationalisme maghrébin, Casablanca, Centre culturel arabe, 1993 [1977], p. 67. La formule en est venue à désigner l’appareil de domination marocain pour en souligner le caractère traditionnel et spécifique, au risque de lui prêter une dimension incomparable. LE DOSSIER Le Maroc de Mohammed VI : mobilisations et action publique 8 l’action publique et de la production de biens collectifs 10, le Maroc offre pourtant un formidable poste d’observation de l’action publique en contexte autoritaire. Cette livraison de Politique africaine entend réfléchir au rôle qu’y jouent, souvent dans des arènes locales, les mobilisations collectives. Les acteurs de la décision publique se multiplient, les institutions publiques se transforment, les mouvements revendicatifs décuplent. La politique se fait-elle pour autant plus pluraliste, et en quoi le régime marocain se transforme-t-il ? Le 30 juillet 1999, Mohammed VI accédait au trône chérifien. Comme d’autres jeunes dirigeants arabes, Bachar el-Assad en Syrie et Abdallah II en Jordanie 11, il héritait du pouvoir de son père Hassan II qui, depuis 1961, dominait le Maroc. Une décennie plus tard, derrière le slogan d’un « nouveau concept de l’autorité 12 », puis d’une INDH érigée en « projet de règne » 13, la société marocaine a bel et bien refermé la parenthèse de la succession. Une série de réformes en témoigne. Elles ont pour point commun d’articuler, d’une manière inédite, l’action publique et des mobilisations collectives souvent amples. C’est le cas de la réforme de deux textes demeurés long- temps en chantier : celle plutôt consensuelle du Code du travail en 2003 14, et celle du Code de statut personnel (moudawana) transformé en Code de la famille dans un sens relativement favorable aux revendications uploads/Politique/120005.pdf

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