Université de Lausanne Travaux de Science Politique Political Science Working P
Université de Lausanne Travaux de Science Politique Political Science Working Paper Series Habermas au Bengale, ou comment « provincialiser l’Europe » avec Dipesh Chakrabarty Romain BERTRAND (CERI-Sciences Po.) N° 40 (2009) Editeur responsable Dr. Lionel Marquis Université de Lausanne Institut d’Etudes Politiques et Internationales Bâtiment Anthropole • 1015 Lausanne CH – Switzerland Tel +41 21 692 31 40 Fax +41 21 692 31 45 Marie-Francoise.OlivaPerez@unil.ch ou Nicole.Ferrari@unil.ch http://www.unil.ch/iepi CRAPUL (Centre de Recherche sur l'Action Politique de l'Université de Lausanne) La collection Travaux de Science Politique vise à diffuser des travaux de chercheuses et chercheurs rattachés à l’Institut d’Etudes Politiques et Internationales (IEPI) de l’Université de Lausanne. Il peut s'agir de textes en prépublication, de communications scientifiques ou d’excellents mémoires d’étudiants. Ces travaux sont publiés sur la base d’une évaluation interne par deux membres de l’IEPI. Les opinions émises n'engagent cependant que la responsabilité de l'auteur•e. Les Travaux de Science Politique sont accessibles gratuitement sur www.unil.ch/iepi (suivre le lien « Publications »). The Political Science Working Papers Series is intended to promote the diffusion of work in progress, articles to be published and research findings by researchers of the Institute of Political and International Studies, University of Lausanne. The papers submitted are refereed by two members of the Institute. The opinions expressed are those of the author(s) only. The Political Science Working Papers are available free of charge at www.unil.ch/iepi (click on « Publications »). © Romain Bertrand Layout : Elena Avdija Couverture : Unicom, Université de Lausanne Habermas au Bengale, ou comment « provincialiser l’Europe » avec Dipesh Chakrabarty Romain Bertrand1 Centre d’études et de recherches internationales (CERI), Sciences Po. Paris Résumé Si l’actualité éditoriale fait la part belle aux « études postcoloniales », il est peu d’analyses qui tentent de rendre compte de leur émergence dans le champ des sciences sociales. Cet essai se propose pour cela de restituer quelques éléments de généalogie de la « critique postcoloniale », en particulier en rappelant les apports du courant historiographique indianiste des Subaltern Studies à l’élaboration de la problématique de la déconstruction de l’archive coloniale. Il vise, dans un second temps, à proposer une lecture approfondie de l’ouvrage de Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe (2000), et ce afin de montrer que l’objet de son propos n’est pas le rejet pur et simple de la « pensée occidentale », mais la mise au point de techniques de guérilla narrative visant à lutter contre les biais européocentristes de certains secteurs disciplinaires des sciences sociales. Mots-clefs : études postcoloniales ; subaltern studies ; colonialisme Abstract Altough « postcolonial studies » have been flourishing in recent years, few analyses have tried to explain the emergence of this paradigm in the field of social sciences. This essay aims at reconstructing some genealogical elements of the « postcolonial criticism », most notably by recalling how Subaltern Studies, with their historical indianism, contributed to the debate about the colonial archive’s deconstruction. This essay also proposes a reflective reading of Dipesh Chakrabarty’s work, Provincializing Europe (2000), to show how his thought is not a simple reject of the « occidental thought », but rather represents an attempt to develop new techniques of « narrative guerilla » to fight Europe-centered views in some social sciences subfields. Keywords: postcolonial studies ; subaltern studies ; colonialism 1 Romain Bertrand est directeur de recherche de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), rattaché au Centre d’études et de recherches internationales (CERI, 56 rue Jacob, 75 006 Paris). Il est notamment l’auteur de : Indonésie, la démocratie invisible. Violence, magie et politique à Java (Paris, Karthala, 2002) ; Etat colonial, noblesse et nationalisme à Java : la Tradition parfaite (17ème-20ème siècle) (Paris, Karthala, 2005) ; Mémoires d’empire. La controverse autour du ‘‘fait colonial’’ (Bellecombe-en-Bauge, Editions du Croquant, 2006). Membre du comité de rédaction de la revue Politix, il co-anime au CERI le séminaire de recherche « Etat, nation, empire ». Courriel : romain.bertrand@sciences- po.fr 3 Table des Matières/Contents RÉSUMÉ ................................................................................................. 3 ABSTRACT .............................................................................................. 3 LES MATRICES DU QUESTIONNEMENT POSTCOLONIAL : L’HÉRITAGE SUBALTERNISTE ..................................................................................... 5 QUE FAIRE DES NON-HUMAINS ? LA QUESTION CRITIQUE DE LA PRISE EN CHARGE DU RAPPORT À L’INVISIBLE .............................................. 10 MISÈRES DE L’UTILITARISME : LE SUJET EN QUESTION(S).................. 14 PLURALISER LA GÉNÉALOGIE DE LA « MODERNITÉ POLITIQUE »........ 16 LA CIVILITÉ EN PARTAGE : POUR UNE HISTOIRE CONNECTÉE DES IDÉES POLITIQUES ......................................................................................... 19 UN DISPOSITIF DE GUÉRILLA NARRATIVE : LA ‘‘TRADUCTION DENSE’’ 22 BIBLIOGRAPHIE ................................................................................... 26 Remerciements Pour leurs relectures attentives d’une première version de ce texte, je tiens ici à remercier chaleureusement Jean-François Bayart, Frédérique Matonti, Daniel Mouchard, Jacques Pouchepadass et Stéphane Van Damme. 4 Habermas au Bengale, ou comment « provincialiser l’Europe » avec Dipesh Chakrabarty Depuis quelque temps, un étrange débat intellectuel prend place en France. Etrange, car son objet et ses termes mêmes restent particulièrement élusifs. Ceux qui le font exister en s’étrillant l’ont baptisé du nom de code « postcolonial », sans avoir toutefois pris la peine de préciser au préalable ce que cette désignation séduisante était censée recouvrir2. A qui s’enquière de leurs auteurs de référence, les importateurs hexagonaux des « études postcoloniales » se contentent le plus souvent de prendre des mines de conspirateurs inspirés, puis d’en appeler à l’immensité d’un annuaire de noms que l’on imagine dès lors épais comme un répertoire téléphonique. La politique de traduction quelque peu erratique de certains éditeurs – qui font voisiner sur les rayons de librairie Gayatri Spivak, Stuart Hall, Antonio Negri et les Queer Studies – n’aide pas à clarifier le débat. A l’instar d’une panacée ou d’une arme secrète, la chose « postcoloniale » est en tout cas réputée nouvelle, puissante, et ce faisant susceptible de faire trembler le sol meuble de sciences humaines et sociales « occidentalocentrées ». Diable, mais de quoi s’agit-il donc ? Les matrices du questionnement postcolonial : l’héritage subalterniste Du moins pour ce qui est du domaine des sciences sociales (histoire, anthropologie et sociologie), qui est le seul dans lequel je souhaite ici m’aventurer3, la chose n’est en réalité pas si nouvelle. Bien qu’il se soit parfois rétrospectivement adjoint quelques illustres pères fondateurs issus des cultural studies des années 1970, le courant des postcolonial studies s’est en réalité développé au sortir des années 1980, à partir d’une double matrice théorique. Celle, en premier lieu, de la critique « postmoderne » de l’argument d’autorité ethnographique, pour partie consonante avec le travail de déconstruction des imaginaires orientalistes d’Edward Said4, et incarnée par l’ouvrage de George Marcus et James Clifford (Writing Culture : The Poetics and Politics of Ethnography, paru en 19865). Celle, en second lieu, des 2 Pour d’intrigantes passes d’armes de ce type, cf. Jean-Loup Amselle, L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock, 2008, et François Cusset, « Dos à dos », Les Inrockuptibles, n° 655, 17 juin 2008, p. 72. 3 Raison pour laquelle l’on ne détaille pas ici plus avant les travaux d’Edward Said qui, tout comme ceux de Stuart Hall, furent tout d’abord utilisés dans le domaine des literary et des cultural studies, et par rapport auxquels les praticiens d’« études postcoloniales » issus de la mouvance « subalterniste » se sont parfois situés, au plan théorique, de façon très critique. Sur les cultural studies, cf. Armand Mattelart et Erik Neveu, Introduction aux cultural studies, Paris, La Découverte, 2008. 4 Edward Said, Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978. 5 James Clifford et George E. Marcus (eds.), Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986. 5 « études subalternistes6 », dont la naissance publique est à dater de la parution du premier volume éponyme d’essais (Subaltern Studies I), en 19827. De fait, de nombreux auteurs aujourd’hui associés aux « études postcoloniales » ont fait leurs premières armes théoriques au sein du collectif animé par l’historien de l’Université du Sussex Ranajit Guha – comme Dipesh Chakrabarty, Partha Chatterjee et Gayatri Chakravorty Spivak. Le projet des « subalternistes » était initialement de lutter contre les biais élitistes de l’historiographie – tant colonialiste-britannique que nationaliste-indienne – de l’Inde coloniale, et ainsi d’opposer à la voix tonitruante des dominants celle, systématiquement ignorée ou disqualifiée, des « acteurs subalternes » (ouvriers, paysans, petits artisans) de la situation impériale8. Il fallait pour cela, chemin faisant, briser le carcan d’une histoire anglo-centrée de l’Inde coloniale, toujours plus attentive aux péroraisons des théoriciens victoriens de l’impérialisme qu’aux propos des poètes bengalis ou des rebelles paysans d’Uttar Pradesh9. Ranajit Guha écrivait sans équivoque, dans l’avant-propos en forme de manifeste du premier volume des Subaltern Studies : « Ce que, clairement, cette historiographie [élitiste et] anhistorique laisse de côté, c’est la politique du peuple (the politics of the people). Car il existait, tout au long de la période coloniale, parallèlement au domaine de la politique des élites, un autre domaine politique indien au sein duquel les principaux acteurs n’étaient pas les groupes dominants de la société indigène ou des autorités coloniales, mais les classes et groupes subalternes qui formaient la masse de la population laborieuse et les strates intermédiaires des villes et des uploads/Politique/bertrand-habermas-au-bengale-pdf.pdf
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- Publié le Jan 05, 2023
- Catégorie Politics / Politiq...
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