De la dignité à la honte En écoutant Christine Mahy à l’assemblée générale de l
De la dignité à la honte En écoutant Christine Mahy à l’assemblée générale de la Fédération des CPAS en janvier dernier1 défendre ces mêmes CPAS, au nom des organisations de lutte contre la pauvreté qu’elle représente dans le Forum Wallon, j’avais un sentiment étrange. Comment donc ? Les gens de peu, qui subissent trop souvent la violence des institutions, invalidés par les regards réprobateurs, soumis au joug de l’état social actif, culpabilisé par les discours le plus souvent infondés sur la fraude sociale, courbés sous les contrôles, disqualifiés par les exclusions, quoi, ceux-là défendent donc les CPAS ? Alors que ce sont ces mêmes CPAS qui diligentent les assistants sociaux chargés de représenter la puissance publique ? Et oui, cela peut sembler incongru. Sauf qu’à y regarder de plus près, sans doute les exclus et autres sans-grades, les va-nu-pieds de tout acabits ont bien compris deux ou trois choses. Tout d’abord ils peuvent se demander à quelle sauce le concept de dignité humaine va être mangé. En inscrivant la dignité au frontispice de la Loi organique des CPAS, le législateur avait eu un instant de génie. La dignité certes est un attribut de l’homme nous dit notamment Kant2. Mais souvent elle est déniée à une part conséquente de la communauté humaine. Pour reprendre Vincent de Gauléjac (1998), l’identité se construit au travers du respect de soi qui renvoie à la personne et le respect que les autres vous portent. Et la dignité, ce n’est pas qu’une affaire de trouver de quoi répondre à ses besoins primaires et de sécurité. « La dignité est donc le sentiment qu’un individu ressent ; et qu’on lui donne, de faire partie de la communauté des hommes et d’être traité avec le respect dû à la personne humaine »3. Affaire de regard avons-nous dit dans notre texte consacré au développement du pouvoir d’agir4. Que deviendra la dignité une fois l’institution disparue ? Déjà elle recule sur tous les fronts. Entre les intentions scandaleuses de la Ville d’Anvers, l’augmentation persistante du taux de pauvreté, les contrôles accrus, l’exclusion des chômeurs, les règlements municipaux restrictifs contre la mendicité, la coupe est pleine. La stigmatisation est partout présente mais cette obligation de dignité, constitutionnelle, fondamentalement incarnée par les CPAS, s’avère jusqu’ici un rempart. Cela fait partie de l’ADN des CPAS. Il y a là un chromosome spécifique qui sera arraché et sans-doute détruit. Qui connait, en dehors des CPAS, une administration pilotée par ses valeurs ? Non pas que les autres n’aient pas de valeurs, mais ici la dignité est au cœur même de la mission. Cela fait toute la différence. Les philosophes des lumières avaient bien illustré cette revendication centrale dans ce qui devait conduire à la révolution française : ce souci de considérer que les privilèges de l’ancien régime doivent être abattus, à l’instar de Sieyès : « il est trop vrai, sans doute, que l’on est rien en France, 1 Voir CPASPlus, mars 2015, page 8. 2 Voir à ce sujet Ricardo Cherenti in CPASPlus 3 Vincent de Gauléjac, in La considération, sous la direction de Claudine Haroche et Jean-Claude Vatin, Desclée de Brouwer, 1998, page 194. 4 Bernard Dutrieux, DPA et politiques publiques d’activation des personnes, in Développement du pouvoir d’agir, sous la direction de Claire Jouffray, Presses de l’EHESP, Rennes, 2014. quand on a pour soi que la protection de la loi commune. Si l’on ne tient pas à quelque privilège, il faut se résoudre à endurer le mépris, l’injure et les vexations de toute espèce »5. Mais ce même Abbé Sieyès nous dit : « Il est constant qu’un vagabond, un mendiant, ne peuvent être chargés de la confiance politique des peuples. Un domestique et tout ce qui est dans la dépendance d’un maître, un étranger non naturalisé seraient-ils admis à figurer parmi les représentants de la nation? La liberté politique a donc ses limites comme la liberté civile ». Et de vilipender la populace à l’instar de Rousseau6 (1755)7. Si, le courant de l’intégration citoyenne, considérant chaque homme comme l’égal d’un autre, fut au cœur de la pensée créatrice des CPAS, on est bien obligé de constater qu’il y aurait un mouvement de balancier consistant à penser qu’il y aurait des hommes moins dignes que les autres. Et c’est le deuxième propos de Sieyès qui soudain prend le devant. Prenons quelques déclarations, intentions ou actes de Madame la Présidente du CPAS d’Anvers, véritable « laboratoire social » (ou antisocial) des nationalistes flamands. Elle oblige les étrangers bénéficiaires d’apprendre le néerlandais, elle refuse de rembourser les frais médicaux de malades du SIDA suite à une toxicomanie, enfin, elle considère qu’il faut limiter dans le temps les aides sociales octroyées par le CPAS. Elle refuse ensuite de se plier aux remarques de la Cour du Travail !8 Car telles sont bien les intentions dans laquelle s’inscrit la suppression des CPAS tellement voulue par la NV-A. Même si nous pouvons faire grâce au Gouvernement wallon de ne pas avoir le même dessein politique, l’intention n’étant pas identique au départ, sur quel chemin cela pourrait-il nous conduire en Wallonie et qui sait à Bruxelles ? Et qui donc s’occupera des exclus quand le service public aura renoncé ? Et bien il faut sans doute aller chercher du côté du « conservatisme compassionnel »9. Au-delà de ce qui apparaît très certainement comme un oxymore, nous devons cette approche à Marvin Olasky10 qui a largement inspiré Georges W. Bush11. Il vient à considérer que les services publics ont échoué dans la lutte contre la pauvreté. C’est évidemment une question intéressante mais qui ne devrait pas faire l’impasse sur la surdétermination du contexte économique, et le désastre dans lequel la crise bancaire de 2008 et les politiques de Reagan et Thatcher ont entraîné les finances publiques. G. bush a, durant son mandat, favorisé le rôle des Faith-Based Organizations (FBO) notamment au travers de réductions d’impôts pour les donateurs privés. Les FBO sont en fait des organisations religieuses, financées par l’Etat pour, par compassion, travailler au changement de comportement des individus, au travers de mesures non pas seulement coercitives ou punitives, mais au travers d’une influence morale, que le bon pauvre intégrerait. 5 Emmanuel Joseph Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers état ?, Editions du Boucher, Paris 2002 (1789) 6 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Le livre de poche, 1996 (1755) 7 Lire sur ces sujets Philippe d’Iribarne in Haroche et Vatin, opus cite. 8 http://www.rtbf.be/info/societe/detail_affaire-cpas-d-anvers-comment-le-revenu-d-integration-est-il- attribue?id=8248662 9 Voir la Revue Lisa/Lisa e-journal, Taoufik Djebali, Politique sociale et religion aux Etats-Unis: du “conservatisme compatissant” à l’ouragan Katrina, p. 79-95 10 Auteur notamment de The Tragedy of American Compassion, Washington, D.C.: Regnery Publishing,, 1992 mais aussi de Compassionate Conservatism: What It Is What It Does and How It Can Transform America. On lui doit aussi des ouvrages sur l’avortement aux Etats-Unis ainsi qu’un livre intitulé Beyond Good Intentions: A Biblical View of Politics. Tout un programme. 11 Georges W. Bush, Avec l’aide de Dieu, Editions Odile Jacob, Paris, 2000 (1999). On lira son dernier chapitre ou il se déclare « conservateur compassionnel ». Cette approche considère que la cause de l’exclusion est une affaire individuelle ce que votre serviteur et les faits démentent. Mais elle questionne aussi le caractère laïc et neutre de l’intervention sociale. Les organisations catholiques en viendraient elles à ne s’intéresser qu’aux pauvres catholiques, les congrégations protestantes aux seuls protestants et les mosquées aux seuls musulmans, le temple aux seuls juifs ? Bonjour le vivre ensemble et ce que nos voisins français appelleraient le pacte républicain ! Les FBO furent en outre accusées de pratiques discriminatoires à l’égard des homosexuels. D’aucuns accusèrent le projet présidentiel de favoriser les Eglises hispaniques et noires… Chacun voit ou ces pratiques peuvent nous conduire même si jamais nous ne nierons la place du secteur associatif dans l’action sociale et les indispensables complémentarités à nouer. Mais enfin, seul un secteur public fort, financé correctement, est susceptible d’assurer, dans un Etat démocratique, marqué par la séparation des pouvoirs, des Eglises et de l’Etat, le fait que chaque personne ait droit à la dignité humaine. Dans le Vif/l’express on pouvait lire ceci : « Dans le budget pluriannuel de sa coalition N-VA/CD&V/Open VLD, Bart De Wever a montré comment son parti voit les choses : des économies substantielles destinées à dégager des fonds pour des investissements méritocratiques, en ligne avec le conservatisme compassionnel. Moins d'Etat pour le citoyen, donc »12. Tel est donc bien le plan des nationalistes. C’est sans ambiguïté sur la nature de la politique sociale en devenir. Et si l’on ajoute la volonté flamande d’absorber le CPAS par la commune, c’est aussi faciliter la régionalisation dans un terme pas si lointain que cela ; le nœud coulant se resserre. Comment le travail social va-t-il pouvoir survivre dans cette vision du monde. N’assistons-nous pas in fine au retour à la honte hors de la dignité ? Tel est l’enjeu. Espérons qu’il n’y ait pas trop d’aveuglement sur cette réalité. Sous peine que la honte n’apparaisse uploads/Politique/de-la-dignite-a-la-honte-par-bernard-dutrieux.pdf
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- Publié le Nov 20, 2021
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