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LE CONCEPT DE GOUVERNANCE John Pitseys Université Saint-Louis - Bruxelles | « Revue interdisciplinaire d'études juridiques » 2010/2 Volume 65 | pages 207 à 228 ISSN 0770-2310 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-interdisciplinaire-d-etudes- juridiques-2010-2-page-207.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Université Saint-Louis - Bruxelles. © Université Saint-Louis - Bruxelles. Tous droits réservés pour tous pays. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 102.68.215.113 - 20/02/2020 13:21 - © Université Saint-Louis - Bruxelles Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 102.68.215.113 - 20/02/2020 13:21 - © Université Saint-Louis - Bruxelles R.I.E.J., 2010.65 207 Le concept de gouvernance John PITSEYS1 Introduction Le terme de gouvernance est à la mode. Et pourquoi s'en étonner ? La gouvernance désigne un concept commode. Une idée descriptive de la réalité, mais aussi un idéal normatif associé à la transparence, à l'éthique, à l'efficacité de l'action publique. La gouvernance devient dès lors un mot-talisman paré de tous les fantasmes associés à l'action publique, tout en revêtant le vocabulaire rassurant de l'objectivité technique. Le mot « gouvernance » fait sérieux tout en promettant des lendemains qui chantent aux théoriciens de l'action publique. Ce faisant, le discours de la gouvernance fait l'objet d'une double confusion. La première tient aux vertus qui lui sont associées, la seconde aux défauts qui lui sont imputés. D'une part, la gouvernance est associée à tout et n'importe quoi. La gouvernance recouvre à la fois l'éthique en politique, le contrôle des représentants politiques, la réforme des institutions internationales, les accords public-privé, la réforme du management des entreprises publiques, etc. Le terme de « bonne gouvernance » – ou ailleurs, de « goed bestuur » – désigne une pierre philosophale miraculeusement plastique sur laquelle peuvent se plaquer les idéaux les plus contradictoires. D'autre part, les critiques du discours de la gouvernance souffrent également de l'inflation du concept. La gouvernance devient une sorte de bibendum sur lequel se projettent toutes les critiques possibles du « système » – quelle que soit la nature du système en question. Elle est le symbole de l'anti-étatisme néo-libéral – « plus de 1 John Pitseys est docteur en philosophie de la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale, Université Catholique de Louvain (UCL). Ses intérêts de recherche portent sur la philosophie politique et la philosophie du droit. Sa thèse, intitulée « transparence et démocratie : analyse d’un principe de gouvernement », porte sur l’étude du principe politique de transparence, l’analyse de ses conditions de désirabilité et son influence sur la définition d’un régime politique légitime. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 102.68.215.113 - 20/02/2020 13:21 - © Université Saint-Louis - Bruxelles Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 102.68.215.113 - 20/02/2020 13:21 - © Université Saint-Louis - Bruxelles R.I.E.J., 2010.65 208 gouvernement, mais de la gouvernance » –, d'une pensée managériale insidieuse, du capitalisme techniciste. Certaines de ces critiques ne sont pas sans fondement, et il est vrai que la gouvernance représente davantage une manière de penser l'action publique qu'un dispositif précis. Nous voulions néanmoins consacrer ces quelques pages à approcher les conditions d'émergence du concept et ses caractéristiques générales. La première partie de cette courte analyse décrira les raisons pour lesquelles la gouvernance est apparue comme une idée nécessaire pour répondre aux insuffisances de la théorie moderne de l'État. La seconde partie de cette analyse définira quant à elle la gouvernance comme une technique de gestion sociale visant à produire des règles collectives à partir de l’orientation des conduites des acteurs plutôt que par des normes commandant et sanctionnant directement leurs comporte- ments. Nous terminerons cette note en suggérant le rapport qu'entretiennent les concepts de gouvernance et de transparence, dont un examen plus approfondi pourra faire l'objet d'un prochain texte. Les pages qui suivent se donnent donc une fonction bien modeste. Elles visent seulement, avant tout commentaire normatif ou politique, à clarifier le concept de gouvernance. 1. Les transformations de l’État moderne La légitimité de l’État moderne repose sur la théorie de la volonté générale et l’idée qu'il est possible d'atteindre rationnellement le bien commun. L'État tire, d’une part, son titre à gouverner de l'expression de la souveraineté du peuple. De l’autre, il agit pour le compte du peuple lorsque ses décisions reflètent l'intérêt général, qui est rationnel. Il ne s’agit pas ici de retracer l’ensemble du débat complexe portant sur les rapports entre démocratie et État de droit2. Soulignons néanmoins que, si c’est l’octroi de droits fondamentaux qui permet aux citoyens de se concevoir comme étant à la fois égaux et autonomes politiquement, ce sont bien la représentation parlemen- taire, ainsi que la primauté du législatif sur les autres pouvoirs, qui permettent d’allier conceptuellement les principes de rationalité et de 2 Voir J. HABERMAS, Droit et démocratie. Entre faits et normes, trad. C. Bouchindhomme, R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1997 (1992), chapitres III et IV, pp. 97-213. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 102.68.215.113 - 20/02/2020 13:21 - © Université Saint-Louis - Bruxelles Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 102.68.215.113 - 20/02/2020 13:21 - © Université Saint-Louis - Bruxelles R.I.E.J., 2010.65 209 volonté générale. Malgré la dimension aristocratique de sélection des élites qu'il revêt historiquement3, le parlement est en effet le lieu où la souveraineté du peuple s’exerce de manière déléguée. Dans ce cadre, l’État parlementaire est aussi un État « législateur parlementaire », c’est-à-dire un espace de discussion et de décision politique dont la caractéristique réside en ce qu’une instance, le « Parlement » ou le corps législatif, élabore des normes « impersonnelles, générales, déterminées d’avance, et pensées pour la durée »4. Pour la modernité politique, le droit permet d'articuler le lien politique sur la reconnaissance des subjectivités individuelles plutôt que sur un principe extérieur transcendant. La loi confirme par sa forme conventionnelle que les individus acceptent de constituer une communauté politique spécifique5. Cette forme est supposée assurer que les règles de vie en commun résultent d’un accord collectif. La loi, de par son caractère général et abstrait, maintient les citoyens égaux devant le pouvoir. Enfin, l’obligation collective de se soumettre à la loi repose sur un principe moral et méthodologique de rationalité du législateur. Comme le souligne la fameuse maxime positiviste, le droit, c’est l’État ; et la norme juridique s’assimile à la loi6. La rationalité du droit s’exprime prioritairement dans la structure de la loi et les sources dont elle procède. En retour, la modernité libérale assoit le caractère juridique de ses outils de contrainte sur les instruments de la puissance d’État. La rationalité de la norme est étroitement liée à l’existence d’un corps administratif qui en assure l'application effective. L'évaluation de sa légitimité repose, dans les régimes démocratiques, sur les organes représentatifs de l’État. Il y a donc continuité conceptuelle et pratique entre la suprématie de l’État et le rôle central qui est dévolu à la loi. Conforme à la fois aux prescriptions de la Nature et de la volonté générale, le droit se définit 3 B. MANIN, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996, pp. 191-200. 4 C. SCHMITT, Du politique. « Légalité et légitimité » et autres essais, Puiseaux, Pardès, 1990 (1932), p. 46. 5 S. GOYARD-FABRE, L’éternelle querelle du contrat social, Ottawa, Presses de l'Université d'Ottawa, 1984, pp. 193-201. 6 « Le législateur (...) est dans l’État législateur toujours le seul et l’unique législateur (…) Dans un état législateur conséquent, le législateur doit conserver entre ses mains le monopole de la légalité » (C. SCHMITT, Du politique, op.cit., p. 53). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 102.68.215.113 - 20/02/2020 13:21 - © Université Saint-Louis - Bruxelles Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 102.68.215.113 - 20/02/2020 13:21 - © Université Saint-Louis - Bruxelles R.I.E.J., 2010.65 210 par son formalisme et prend pour modèle la rationalité du discours mathématique7 ou l’objectivité du discours moral8. L'émergence de l'État social rompt apparemment avec la modernité libérale. L’État social cesse de considérer l’espace public comme un ensemble unifié de subjectivités individuelles, éventuellement médiatisé par l'expression de la société civile. Il se structure autour d’une perception à la fois plus collective et matérialisée du social. Le sujet n'est plus roi, mais la part constituante de différents groupes et classes sociaux. En retour, le peuple n’est plus perçu comme une entité naturellement homogène, mais comme un ensemble parcouru par de tensions et conflits sociaux. Dès lors que les sciences sociales découvrent l'objet « société » comme un ensemble dynamique parcouru de tensions collectives, il devient difficile de définir ce que recouvre la volonté « générale », en quoi la norme représente le peuple dans son intégralité, et ce qui différencie au juste une décision rationnelle de l'agrégat d'intérêts bien compris. Dans ce cadre, le droit devient l'outil des forces sociales travaillant la communauté : un instrument travaillé et utilisé du dehors par les différents groupes et acteurs de l'espace social, et la main qui pétrit ce même espace social9. Toutefois, l’esprit des lois de l’État social conserve l'essentiel des traits de l'État libéral moderne, en ce compris sa quête de rationalité. Premièrement, la raison de l’expert maintient intact le crédit uploads/Politique/le-concept-de-gouvernance-john-pitseys.pdf

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