Durkheimian Studies • Volume 26, 2022: 41–67 © Durkheim Press doi: 10.3167/ds.2

Durkheimian Studies • Volume 26, 2022: 41–67 © Durkheim Press doi: 10.3167/ds.2022.260103 Crime et religion chez Durkheim Les liens forts entre ses sociologies criminelle et religieuse Matthieu Béra Résumé : Il existe un lien chronologique entre les cours de criminologie de Durkheim sur le crime et la peine en 1892–1894 et son premier cours de sociologie religieuse, dit de la révélation (1894–1895), qui se succèdent sans transition. Les deux domaines s’inscrivent d’ailleurs dans les cycles de ‘Physique générale du droit et des mœurs.’ Au-delà de ce constat, cet article met l’accent sur six points qui relient intellectuellement les deux domaines d’études, toujours analysés séparément par les commentateurs de son œuvre. Le crime est en soi un moyen de révéler la solidarité sociale et la religion qui la porte. En outre, la pénalité est le lieu d’articulation entre le droit pénal et la religion. Quant aux les ‘lois de l’évolution pénale’, elles manifestent l’élimination progressive de la substance religieuse des droits criminels modernes. Durkheim esquisse dans sa sociologie crimi­ nelle une théorie du sacré en réfléchissant au respect et à l’autorité de la loi, qui est transcendante. On évoque également les digressions sugges­ tives dans lesquelles il rattache les tatouages des criminels à l’institution du totémisme. Enfin, on montre que sa typologie des crimes est l’occasion de transformer la religion en ‘variable explicative’, plutôt qu’en ‘variable à expliquer’, ce qui ne manque pas de lui conférer une objectivité scien­ tifique considérable. Mots clés : Droit criminel, peine, sacré, sacrifice, solidarité, tatouage, toté­ misme, transcendance, variable explicative et variable à expliquer Matthieu Béra 42 ‘Le droit religieux est immobile, et il est partout extrêmement, sinon exclu­ sivement, répression.’1 ‘D’une manière générale, le droit religieux est toujours répressif.’2 ‘Le crime n’est pas autre chose qu’un attentat contre la solidarité.’3 ‘Je suis en train d’achever mon cours sur la responsabilité et je suis très content. Ça a été dur mais je crois que je suis payé. L’an prochain j’entame la religion.’4 Le travail d’édition scientifique des Leçons de sociologique criminelle5 réali­ sés entre 2018 et 2022 nous a incité à reconsidérer certains aspects du che­ minement qui mena Durkheim à sa ‘révélation.’ Nous sommes convaincus que la ‘révélation’ évoquée publiquement et rétrospectivement en 1907 dans une sorte de droit de réponse à la revue Néo-scholastique, n’est pas tombée du ciel.6 Elle venait de ses études approfondies en sociologie criminelle, qui s’initiaient dans ses recherches d’histoire et théorie du droit comparé, dont on trouve les premiers éléments dans son gros article de 1887.7 Nous présentons d’abord, pour rappel, les liens chronologiques qui relient ses cours sur le crime et ses cours sur les phénomènes religieux élé­ mentaires. Mais au-delà, nous mettons l’accent sur les liens logiques qu’il a noués entre les deux cycles de cours, dans le but d’expliciter les rapports entre sa sociologie criminelle et sa sociologie des phénomènes religieux.8 Aussi curieux et incongru, ou contre-intuitif que cela puisse paraître, les connexions logiques sont très nombreuses et elles n’ont jamais été relevées par les principaux exégètes de Durkheim, qui ont toujours traité ces deux domaines de manière distincte, cela bien à tort.9 Le lien chronologique entre les sociologies criminelle et religieuse de Durkheim Un aspect frappant est le lien chronologique qui relie immédiatement ses deux domaines d’investigation. Durkheim a basculé sans transition de ses cours sur le crime (1892–1893) et la peine (1893–1894) à son cours sur la religion (1894–1895). Il est passé de l’un à l’autre comme si cela allait de soi. Pour nous plonger dans son état d’esprit du moment, relisons le passage de cette précieuse lettre envoyée à Mauss le 18 juin 1894, au moment où précisément il terminait le cycle sur le crime et la peine et décidait de commencer son cours sur la religion : ‘Je suis en train d’ache­ ver mon cours sur la responsabilité et je suis très content. Ça a été dur mais je crois que je suis payé. L’an prochain j’entame la religion.’10 Sauf erreur de notre part, c’est la seule lettre où Durkheim annonce à un correspondant sa volonté de lancer un cours sur la religion. Un peu Crime et religion chez Durkheim 43 plus tôt le 28 mai, il écrivait à Mauss : ‘J’achève mon cours de sociologie criminelle. J’ai terminé la peine et je traite de la responsabilité qui me retiendra jusqu’à la fin de l’année. La procédure, que je comptais étudier ensuite, sera renvoyée aux calendes grecques et c’est dommage, car c’eût été intéressant.’ (Lettres à Mauss, PUF, 1998) Comme on le voit, Durkheim annonce à son neveu qui vit à Paris depuis un an qu’il a programmé un nouveau cours sur la religion, après avoir travaillé sur la peine et le crime.11 Si on sait que le cours sur la peine a été traité dans la continuité logique de celui sur le crime, on constate que celui sur la religion s’inscrit dans la continuité de celui sur la peine (et le crime). On tient là une charnière essentielle pour comprendre les origines de la ‘révélation’ de Durkheim. C’est notre conviction, et cet article explore cette connexion logico-thématique largement méconnue. Au passage, on s’étonnera d’une chose : la lettre du 18 juin 1894 colle mal avec la version que donna trente-cinq ans plus tard Mauss des circons­ tances de la préparation de ce cours sur la religion quand il postula au Collège de France en 1930. Il expliquait que son oncle avait conçu ce cours ‘pour lui.’12 Nous ne retrouvons pas dans cette lettre une telle motivation. Nous voyons au contraire un Durkheim qui suivait un programme de recherche qui lui était tout à fait personnel, et cela depuis son arrivée à Bordeaux en 1887, avant l’arrivée du jeune neveu en 1890. L’influence de Mauss sur le programme de Durkheim ne devint décisive qu’après de longues années de formation supérieures, après avoir été reçu à l’agréga­ tion de philosophie (août 1895) : après qu’il ait suivi ses cours à l’École Pratique des Hautes Études (avec Marillier, Sylvain Lévi, etc.) en 1895 et 1896, après qu’il ait voyagé en Angleterre et en Hollande en 1897 et 1898. Il en découla son premier et long compte rendu de l’ouvrage de Steinmetz de 1896 sur les origines religieuses de la peine13 et ses articles en association avec Hubert sur le sacrifice (1899) et la magie (1904) ou avec Durkheim sur les formes primitives de classification (1903). En termes de lectures, on repère également un ensemble de connexions chronologiques, pour ne pas dire de chevauchements et télescopages, entre les cours sur le crime et la peine, et celui sur la religion. Quand on se reporte à la liste des emprunts d’ouvrages de Durkheim à la Bibliothèque de la Faculté des Lettres et Sciences de Bordeaux entre 1892 et 1895,14 on note ces enchâssements, qui sont comme des mailles serrées d’un tissu. Ces télescopages sont les manifestations d’affinités thématiques et méthodologique établies entre les deux domaines par Durkheim : il lit aussi bien Tylor qui traite du sacrifice (volume 2 de Primitive civilisation) que Beccaria ou Ferri, alors qu’il dispense ses cours sur le crime. De Matthieu Béra 44 même, il emprunte L’éclaircissement sur le sacrifice de Joseph de Maistre au moment où il enseigne les théories de la peine.15 Les télescopages entre les domaines juridique et religieux (droit pénal et droit religieux) sont si évidents, une fois qu’on les a repérés, qu’on s’étonne de ne jamais en avoir entendu parler nulle part. Il faut à présent essayer de comprendre ce qui relie intellectuellement les études sociologiques de Durkheim sur le crime et celles qu’il a proposées pour la première fois sur la religion, ce qui se noue de si important entre sa sociologie criminelle et sa sociologie religieuse. Pour commencer, nous allons montrer comment la sociologie religieuse s’inscrit dans les cycles de cours de ‘Physique générale du droit et des mœurs’ qui structurent les Tableau 1 : Quelques ouvrages empruntés par Durkheim à la Bibliothèque Universitaire de Bordeaux Thème : Le crime Thèmes : La peine, la responsabilité Thème : L’origine des religions 1892–1893 Maudsley, Le crime et la folie, 1876 Renan, Averroès Beccaria, Des délits et des peines, 1821 Tylor, la civilisation primitive Sully, The Human mind, Lunier, De la production et de la consommation des boissons alcooliques, 1877 Mayr, Die Gesetzmassigkeit im gesellschaftsleben, 1877 [février-juin 1893] 1893–1894 Ferri, La sociologie criminelle, 1893 [mars-juillet 1893] De Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg L’éclaircissement sur le sacrifice [février-juillet 1894] Pauthier, Les livres sacrés de l’Orient [février-juillet 1894] Spencer, Principes de sociologie Spencer, Introduction à la science sociale Crime et religion chez Durkheim 45 cours bordelais depuis 1887. Nous rentrerons ensuite dans le détail de quelques liens thématiques forts pour établir l’intimité des deux domaines qu’on avait pu penser jusqu’à présent comme tout à fait distincts. L’insertion de la sociologie des religions dans les cycles de ‘Physique générale du droit et des mœurs’ On le sait, les deux années de cours de sociologie criminelle (crime + peine et responsabilité) s’insèrent dans son programme plus vaste de ‘Physique uploads/Religion/ 1752-2307-ds260103.pdf

  • 17
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Apv 05, 2021
  • Catégorie Religion
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.2729MB