265 Philippe Boissinot, Réjane Roure Au terme de ce parcours, riche et diversif
265 Philippe Boissinot, Réjane Roure Au terme de ce parcours, riche et diversifié, qui a présenté un éventail assez complet des pratiques rituelles protohistoriques de Gaule et d’Espagne méditerranéennes, que pouvons- nous tirer de l’analyse de ces données ? Si l’on veut dépasser la simple description, il est nécessaire d’élargir nos perspectives, et l’une des solutions, qui ne doit pas être un palliatif, consiste à se tourner vers l’anthropologie. Le rite vu par les anthropologues Pour aborder la question des rites et proposer des interprétations, il peut alors sembler être de bonne méthode de commencer par la consultation des ouvrages les plus généraux sur la question, de partir en quelque sorte d’une théorie générale des rites, si cette anthropolo- gie-là existe, pour voir en quoi elle permet de qualifier et de comprendre une partie des maigres vestiges exhumés par les archéologues. Car, de toute évidence, même les plus enclins à une primauté de l’économique l’admettent aujourd’hui, le rite est au fondement de bien des choses des sociétés humaines du passé et des contrées les plus exotiques (Godelier 2007). Il le demeure également de nos jours, chez nous, à l’heure où décline la pratique de certaines religions et s’installe un solide individualisme, puisqu’il semblerait qu’il soit impossible de vivre en communauté sans rituel ou ritualisme, une manière essentielle pour mettre de l’ordre dans le monde et accepter ses changements (Wulf 2005). L’étymologie du terme « rite », qui vient du latin ritus, évoque d’ailleurs cette question d’ordre, mais également ce qu’il faut faire pour y parvenir, en particulier, dans ses aspects les plus matériels (Scheid 1998). Ce constat ne va pas sans les petits déplacements sémantiques que l’on fait subir au concept, qui s’ajoutent aux longs débats déjà menés, d’abord dans le domaine exclusif de la religion et des mythes (Frazer, Otto, Eliade), pour quitter le registre de l’exégèse et gagner le monde profane des matchs de football, du bizutage ou de la vie politique la plus contempo- raine (Abelès, Augé, Segalen, Bromberger). Il existe donc une définition large et une défini- tion plus étroite, la première étant surtout retenue à des fins analogiques et heuristiques, comme lorsqu’on évoque par exemple le rituel du petit déjeuner (Mary 2010). Dans chaque cas, les rites, quand ils touchent au domaine du sacré, sont « fondés sur la croyance en la force agissante d’êtres ou de puissances sacrées, avec lesquelles l’homme tente de commu- niquer en vue d’obtenir un effet déterminé » (Rivière 1997, 81). C’est une affaire sérieuse qui recourt cependant parfois à des procédures ludiques. Au fil des approches, le rite a été étudié pour ce qu’il n’était pas et les renseignements qu’il apportait à propos des structures et des valeurs de la société (Durkheim, Radcliffe- Brown, Turner, Van Gennep) ; puis, à travers sa signification culturelle et symbolique, sur ce qui échappait à la plupart de ses officiants, en structurant cependant leur conception du monde (Geertz, Goffman, Douglas, Levi-Strauss) ; enfin, en l’examinant dans son cadre et son déroulement, en ne s’interrogeant pas seulement sur les buts visés, pour privilégier le « comment » de l’agir rituel où le corps humain joue un rôle essentiel, et qui n’est pas sans liens avec la performance théâtrale (Barth, Houseman et Severi, Piette, Sperber, Smith). Il en résulte un bilan relativement complexe, des définitions souvent vagues et des constats plus ou moins utiles aux archéologues. Mais n’en est-il pas de même pour la plupart des concepts des sciences sociales (Lenclud 1995) ? Conclusion Brûle-parfum de l’espace 1 de Puntal dels Llops (Olocau) et imi- tation de brûle-parfum de Castellet de Bernabé (Llíria). 266 Des rites et des Hommes Tentons cependant d’en dégager quelques caractéristiques, afin de pouvoir éventuelle- ment reconnaître immédiatement une pratique comme telle, avant de voir dans un deuxième temps comment l’archéologie peut éventuellement en réussir l’identification. L’enjeu n’est pas mince puisqu’il s’agit, à travers les rites, de la « cohésion » des sociétés, et cette étude peut donc apparaître comme une manière privilégiée d’aborder la question des stratégies identitaires. Les rites sont en effet déterminés par leur cadre relationnel (Goffman 1974), qu’ils contribuent en même temps à définir : quoi de plus pertinent pour se lancer dans un travail de compréhension desdites sociétés ! Les pratiques rituelles s’organisent en séquences d’actions formalisées, généralement pres- crites, expressives et porteuses d’une dimension symbolique. Elles sont bornées par un début et une fin explicites, se déroulent de manière orientée (non circulaire), et tranchent de ce fait avec d’autres activités qui seraient plus quotidiennes ou banales ; elles se distinguent également de ces dernières dans la mesure où elles peuvent difficilement se comprendre en termes de ratio- nalité, c’est-à-dire d’un ajustement optimal entre des moyens et des fins, ce qui n’interdit en rien qu’elles puissent s’avérer particulièrement efficaces. Ainsi, pour un observateur extérieur, ces actions peuvent-elles apparaître comme contre-intuitives ou contradictoires. On ne s’éton- nera donc pas que le domaine religieux soit principalement concerné, celui-ci s’alimentant fondamentalement de contradictions ontologiques qui violent nos attentes intuitives (Boyer 2001) : ainsi, par exemple, une statue qui saigne ou qui pleure, ne serait-ce qu’à des occasions exceptionnelles, ne correspond-elle pas vraiment à ce que l’on est en droit d’attendre d’un arte- fact. Cependant, cela peut paraître paradoxal, tout en tranchant avec le quotidien, les pratiques rituelles règlent une partie des problèmes justement rencontrés dans la vie quotidienne, ceux de l’identité en particulier. Elles contribuent à définir ce qui peut sembler indéfini en surjouant la réalité par exemple, en l’inversant, ou encore en réunissant des segments de l’existence qui ne sont pas naturellement présents en même temps, dans un même lieu. On évoque souvent le caractère répétitif des rites, mais il s’agit là d’une catégorie parti- culière obéissant à des circonstances périodiques (cycles cosmiques ou saisonniers, cycles de vie), à laquelle il faut ajouter celle des rites occasionnels, lorsque par exemple une épreuve ou, plus généralement, un désordre (guerre, maladie, catastrophe naturelle etc.) intervient dans une communauté qui le rencontre parfois pour la première fois à l’échelle d’une vie humaine (Smith 1979). Il peut également y avoir des répétitions mais pas forcément à des échéances très proches : à chaque fois qu’on construit une maison, les mêmes rites vont être reproduits, même si ces constructions sont espacées de plusieurs années ou de plusieurs dizaines d’années… Quoi qu’il en soit, qu’ils soient répétitifs ou non, les rites sont vécus par ceux qui les pratiquent comme des commencements. Ils forment en général systèmes – ils se répondent et sont connectés – et s’individualisent grâce à des éléments centraux et focalisa- teurs, des actes autour desquels tournent et s’ordonnent les différentes séquences ; un thème central est généralement reconnu par les officiants, ce qui confère à l’ensemble une certaine homogénéité, en condensant plusieurs relations. Par exemple, que serait une messe catho- lique sans la récitation d’une prière canonique (Le Notre Père) et la célébration de ce qui est nommé eucharistie ? Cependant, avec des pratiques identiques, les rites peuvent s’expliquer différemment s’ils s’insèrent dans d’autres réseaux de relations. Bien qu’il y ait des rites collectifs et individuels, ces deux dimensions se conjuguent dans la pratique, avec des inves- tissements et des connaissances différenciés suivant les participants. Corporels et performa- tifs (ils réalisent une action par le fait même de l’énonciation), ils invitent à rentrer dans le jeu – si on n’en est pas franchement exclu –, et donnent l’impression d’être à la fois naturels et acceptés par tous ; et cela, à la différence par exemple d’un discours que les participants seraient tenus d’écouter sans broncher, lequel induirait une situation plus « artificielle » et une participation en partie distraite. Souvent associés à la « tradition » et corsetés par une « autorité », les rites peuvent sembler immuables. Pourtant, le caractère performatif de l’affaire suggère qu’il n’y a pas deux repré- sentations identiques, comme on peut le constater au théâtre, suivant les acteurs et le metteur 267 Conclusion en scène, suivant les jours. Parfois même, des éléments peuvent être omis ou inversés sans que le rite perde sa signification ; en ce sens, on ne peut parler de grammaire rituelle. Lorsqu’il est possible de les observer dans la durée, on remarque généralement une complexification des rites, des séquences s’ajoutant à d’autres, plutôt que se retranchant ; il faut alors « désha- biller » les rites pour retrouver leur point de condensation. Ils peuvent également se méta- morphoser (invention, inflation, contraction, capture de séquences rituelles, variations de l’obligation du don (offrandes), de la liste des acteurs, du lieu des festivités, contaminations horizontales (groupes d’amis) plutôt que verticales (ascendants)...) au gré des contextes sociaux, comme M. Segalen a pu le montrer dans le cas des rites de mariage du Poitou (Segalen 1981) ; ces changements accompagnent également un déplacement de la notion de sacré et sont tributaires de l’appartenance sociale des milieux familiaux. Des cas de résur- gence, de syncrétisme (solstice d’hiver/père Noël) et, bien évidemment, d’oubli doivent encore être signalés ; ainsi, les cérémonies de mariage des mêmes poitevins émigrés au Québec uploads/Religion/ 8-boissinot-article2.pdf
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- Publié le Oct 28, 2022
- Catégorie Religion
- Langue French
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