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La richesse et l’évolution complexe des différentes tendances interprétatives qui traversent l’islam depuis ses débuts rendent impossibles les simplifications grossières. Certains analystes, plus ou moins bien intentionnés, reprennent pourtant à leur compte des cli- chés sur l’islam qui, pour être superficiels, n’en sont pas moins dotés d’une surprenante résilience. C’est le cas de la supposée opposition radicale entre un islam spirituel et mystique, et un islam dit ‘‘juri- dique et casuistique’’. En un mot, l’opposition entre le mufti et le soufi serait irréductible et insurmontable. C’est ainsi qu’un livre récent et intitulé Soufi ou mufti? Quel avenir pour l’islam? présente cette opposition comme étant la plus déterminante dans ce que sera l’islam de demain. Cet ouvrage prophétise la victoire inéluctable du juridique sur le spirituel1. Pourtant, l’historien des idées en terres d’Islam ne peut ignorer qu’il y a toujours eu des autorités de la Loi qui furent en même temps des maîtres de la Voie. Dès le IIIe siècle de l’Hégire, Junayd (m. 298/911), considéré comme l’une des autorités les plus importantes du soufisme, déclarait: «Notre science s’enracine dans le Livre et l’enseignement prophétique et quiconque n’est pas de ceux qui ont mémorisé le Coran, transcrit le Hadith et maîtrisé les sciences du fiqh, ne saurait être suivi.» Le célèbre Ghazâlî (m. 505/1111) a réussi une synthèse harmonieuse entre les aspects juridiques et spirituels de l’Islam, entre le fiqh et le soufisme, dans sa fameuse ‘‘somme spiri- tuelle’’ intitulée Ihyâ’‘ulûm al-Dîn2. Il a ainsi durablement marqué toute la pensée musulmane. Mais bien avant lui, d’autres mystiques n’ont pas hésité à pratiquer un ijtihâd spirituel, c’est-à-dire à dépas- ser le cadre de la raison déductive et argumentative par le recours au dévoilement intuitif (kashf) afin d’apporter des réponses à des pro- blèmes non évoqués par le Coran et la Sunna. C’est ainsi que Hallâj (m. 309/922) malgré son caractère extatique pratiquait l’ijtihâd – l’ef- fort d’interprétation – pour réfuter certains points de Droit et de théologie qui lui semblaient trop restrictifs3. De la même façon, le grand porte-parole de l’ésotérisme islamique qu’est Ibn ‘Arabî (m. 638/1240) fait une large place au fiqh dans son opus magnum, al-Futû- 132 1. Anne-Marie Delcambre, éd. Desclée de Brouwer, 2007. Un ouvrage écrit trois ans plus tôt, bien que suivant une tout autre perspective, reconnaît le caractère central du soufisme parmi les alternatives islamiques endogènes aux dérives du littéralisme et de l’extrémisme religieux : Zidane Meriboute, La fracture islamique : demain le sou- fisme?, Fayard, Paris, 2004. 2. Il n’existe pas de traduction intégrale de cet ouvrage mais de nombreuses traduc- tions partielles ont paru en français et en anglais. Une analyse détaillée du contenu de chacun des quarante chapitres de cette somme est parue sous la direction de G.-H. Bousquet sous le titre Ihyâ’‘ouloûm ad-dîn ou vivification des sciences de la foi, Analyse et index, Paris, 1955. 3. Cf. Éric Geoffroy, L’islam sera spirituel ou ne sera plus, éd. Seuil, 2009, p. 108. actualité de l’ijtihâd spirituel: les fatwas soufies du grand-mufti d’égypte, le cheikh ‘alî jum‘a tayeb chouiref Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire, n° 65/2011, 27e année hât al-makkiyya4. Sur de très nombreux points de jurisprudence, il cite l’avis des principales écoles juridiques puis donne son propre ijtihâd, qui se veut à la fois fruit de son inspiration et conforme à la lettre des Écritures5. Quelques siècles plus tard, Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (m. 911/1505), l’un des auteurs les plus prolixes de la littérature classique musulmane, prononça de nombreuses fatwas sur des sujets relatifs au soufisme dans son recueil intitulé al-Hâwî lil-fatâwî6. Il inaugurait ainsi une longue liste de muftis qui furent aussi de grands soufis. Nous nous proposons, dans ce qui suit, d’étudier le travail d’ijtihâd spirituel d’un grand mufti contemporain, le cheikh ‘Alî Jum‘a. ‘Alî Jum‘a est l’actuel Grand-mufti d’Égypte. Il est connu pour son combat sans concession contre l’excision dans un pays qui la pratique encore lar- gement, et pour avoir affirmé clairement que l’apostasie ne mérite aucun châtiment terrestre dès lors que l’ordre public n’est pas menacé7. Il est né le 3 mars 1952 à Banî Suwayf en Haute-Égypte. Il grandit dans une famille où la piété et la recherche du savoir occupaient une grande place. De fait, son père fut avocat spécialisé dans les sta- tuts promulgués par la sharî‘a. Il transmit à son fils une bibliothèque privée de 30 000 ouvrages, laquelle est aujourd’hui consultée par des étu- diants et des chercheurs en quête de textes rares. Parallèlement à ses études poursuivies à al- Azhar où il obtint le doctorat en 1988, il fréquenta de nombreux maîtres dans les principales sciences islamiques. Mais celui qui le marqua le plus pro- fondément est sans doute le muhaddith et soufi d’origine marocaine ‘Abd Allâh al-Ghumârî (m. 1993) lequel considérait ‘Alî Jum‘a comme un de ses élèves les plus prometteurs. En 1995, tout en assumant la charge de professeur à l’Université al- Azhar, il renoua avec la tradition d’enseigner les sciences islamiques dans l’enceinte de la mosquée. Il occupe la charge de Grand-mufti d’Égypte depuis 2003. Ce spécialiste des fondements du Droit en Islam (usûl al-fiqh) est aussi un homme de spiritua- lité et un fin connaisseur de la mystique musul- mane. Outre de nombreux ouvrages sur les usûl al-fiqh, il a publié un recueil de cent fatwas8 dont beaucoup concernent des thèmes relatifs à la mys- tique: al-Bayân limâ yashghal al-adhhân9. Littérale- ment, le titre de l’ouvrage signifie: l’éclaircissement concernant les questions qui occupent les esprits. Ce titre suggère nettement la volonté de répondre aux difficultés que rencontre l’Islam contempo- rain. Soulignons d’emblée que l’ouvrage possède une partie consacrée aux fatwas concernant le soufisme. Le titre de cette partie en indique claire- ment l’objectif : Questions relatives au soufisme et aux soufis (Masâ’il tata‘allaq bi-l-tasawwuf wa-l- sûfiyya10). Cette partie est relativement courte et ne s’étend que sur vingt pages. Or, il faut remarquer que les sept fatwas qu’elle contient ne sont pas les seules qui se rapportent de près ou de loin au sou- fisme. En réalité, près d’un tiers des fatwas abor- dent des notions qui relèvent du soufisme classique (30 sur 100). C’est ainsi que l’on retrouve 133 4. Cet ouvrage fut présenté et partiellement traduit sous la direction de Michel Chodkiewicz sous le titre Les Illuminations de la Mecque, éd. Albin Michel, 2e édition, 1997. 5. Sur ce sujet, on se reportera avec profit aux analyses de Cyrille Chodkiewicz: «La Loi et La Voie» in Les Illuminations de la Mecque, p. 79-106. 6. De nombreuses éditions. Nous utiliserons l’édition critique de Khâlid Tartûsî, Beyrouth, 2005. 7. Cf. son article paru le 27-07-2007 dans le supplément au quotidien saoudien al-Madîna, intitulé al-Risâla. 8. Une fatwa est une réponse, formulée dans le langage technique du Droit musulman, à une question religieuse faisant problème. Cette réponse doit être dûment argumentée à l’aide de preuves scripturaires. 9. Ed. al-Muqattam, Le Caire, 2005. Un second volume de fatwas est à paraître, il contiendra lui aussi une partie consacrée au sou- fisme. 10. P. 315-335. dans le deuxième chapitre consacré aux actes d’adoration une section de six fatwas11 portant exclusivement sur le dhikr qui constitue, comme on le sait, une pratique centrale du soufisme12. C’est dire que pour ‘Alî Jum‘a – désormais ‘A. J. – les aspects mystiques de l’Islam doivent être pris en compte dès lors que l’on souhaite apporter des réponses aux interrogations actuelles qui tra- versent le monde musulman13. LES PRÉCÉDENTS Jalâl al-Dîn al-Suyûtî (m. 911/1505) fit œuvre de pionnier en introduisant pour la première fois le tasawwuf dans le champ de la fatwa. Cet auteur à qui l’on prête près d’un millier d’ouvrages reste un des plus lus dans le monde musulman14. Certes avant lui certaines autorités religieuses présentè- rent maints aspects du soufisme sous une forme compatible avec l’esprit juridique de la théologie musulmane, mais sans que cela constitue pour autant des fatwas au sens technique du terme. Les historiens s’accordent à penser que le soufisme avait rencontré, dès les XIIe-XIIIe siècles, une accep- tation quasi-générale de la part des milieux reli- gieux lettrés. Il est en tout cas certain qu’à l’époque de Suyûtî la voie était déjà préparée pour ce qu’É. Geoffroy appelle « une conquête de la pensée mystique15 ». Profitant de cette avancée, Suyûtî reprit à son compte les notions soufies les plus subtiles lesquelles revenaient régulièrement dans les débats théologiques. C’est ainsi qu’il sou- tint la doctrine de la hiérarchie ésotérique des saints et la replaça dans le contexte sunnite16; affirma la possibilité de voir le Prophète ou un ange à l’état de veille17; souligna la justesse de contenu du hadith apocryphe souvent cité par les soufis « Qui connaît son âme connaît son Seigneur18», etc. Ibn Hajar al-Haytamî (m. 974/1567) ira plus loin encore dans la voie ouverte par Suyûtî. Dans ses Fatâwa hadîthiyya19, cet auteur fécond se montre plus déterminé et plus tranchant que son illustre prédécesseur. Son plaidoyer en faveur du soufisme va des sujets déjà abordés avant lui à des thèmes très audacieux comme la défense de la doctrine uploads/Religion/ actualite-de-l-x27-ijtihad-spirituel-tayeb-chouiref 1 .pdf

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  • Publié le Dec 27, 2021
  • Catégorie Religion
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