I – Difficile constitution du corpus et situation contemporaine de la lecture s

I – Difficile constitution du corpus et situation contemporaine de la lecture spirituelle 4La diversité du corpus des textes spirituels apparaît au premier coup d’œil jeté sur les programmes de cours de spiritualité d’une faculté de théologie catholique. On y retrouve comme une liste canonique d’« auteurs spirituels » mais on peinerait à déceler un trait commun évident à ce qui les rassemble tous. Nous sommes en cela les héritiers d’une dichotomie ancienne entre théologie spirituelle et théologie positive ou dogmatique. Loin d’être cantonnée au moment de cette crise, de longue durée, cette distinction est projetée sur l’ensemble des œuvres dont l’objet du discours est Dieu. Elle sépare ce qui relève d’une connaissance par science de ce qui est le fruit d’une connaissance par expérience, y compris à propos de textes antérieurs à cette manière de penser la relation à Dieu selon cette opposition [3][3]Saint Thomas, Somme théologique, Ia, q. 1, a. 6.. Quoique cette distinction ait encore sa pertinence, elle ne saurait suffire à fournir un critère pour spécifier ce que sont les textes spirituels tant ils sont en dialogue critique avec la tradition dogmatique [4][4]Christoph Theobald, « La ‘théologie spirituelle’. Point…. La distinction entre science et expérience sert plutôt de signal d’alerte et de revendication d’une spécificité qu’il nous faudra trouver dans l’autorité des spirituels qui a toute chance de maintenir vive la trace du passage de Dieu dans une existence. Cette distinction ne permet pas cependant de rendre compte des raisons de l’intérêt des lectures plurielles dont les textes spirituels font l’objet aujourd’hui, intérêt qui nous mettra sur la voie d’un discernement de leur caractère évangélique. 5Une « théologie spirituelle » a fini par se constituer comme commentaire des textes spirituels qui emprunta cependant de plus en plus ses concepts et sa formalité à la théologie scolastique du XIXe siècle. Elle devint une sorte de science positive de la vie chrétienne, voire l’exposé de règles ascétiques de vie laissant la mystique à la marge, comme consécration de vertus héroïques ou manifestations plus ou moins suspectes et toujours discutées de grâces extraordinaires. Lus au travers des lunettes de cette science théologique, les textes spirituels semblaient avoir perdu leur spécificité, souvent réduits à l’exposé de doctrines. Mais ils ressurgirent alors comme neufs hors de la théologie à travers les études de W. James, de H. Bergson, ou de von Hügel, tous s’intéressant au phénomène religieux au-delà des frontières qui s’étaient érigées autour du christianisme. Objets d’intenses débats soulevés par les questions d’histoire et de psychologie dans le sillage de la crise moderniste, les textes spirituels suscitaient de nouveaux intérêts et de nouvelles querelles. Leur autonomie s’affirmait plus fortement encore comme le montra l’entreprise d’Henri Bremond dans les premières décennies du XXe siècle [5][5]Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, J.…. Les auteurs mystiques en particulier retenaient l’attention en raison de la lumière qu’ils jetaient sur l’existence humaine. Ces lectures de la première moitié du XXe siècle déportèrent les textes spirituels hors de la théologie vers les naissantes sciences de l’homme [6][6]Voir E. Poulat, L’université devant la mystique, Salvator, 1999.. Les spirituels marchent désormais sur le terrain de l’anthropologie et de la philosophie inquiètes du devenir de l’homme comme corps et sujet. 6Cette nouvelle mutation du statut du texte spirituel accompagnait la désagrégation sociale, culturelle et ecclésiale de la vérité du christianisme. Au moment même où des études nouvelles s’écrivaient sur un fond philologique de grande fécondité et de lectures pénétrantes, dans les années cinquante à soixante-dix, le nom de Dieu et celui de l’homme perdaient toute l’évidence et la pertinence qui leur restaient. Arrachés non seulement à la théologie mais dorénavant à la foi chrétienne, désarticulée et pour beaucoup insignifiante au regard des interrogations et du drame de l’existence, les textes spirituels sont lus comme les signes d’ouverture de l’expérience humaine, de l’attente d’une présence ou d’une parole que ni l’abstraction d’aucun discours ni la figure du Christ, ne fût-elle que partiellement identifiable, ne viennent combler [7][7]Voir M. de Certeau, La Fable mystique,1. XVIe-XVIIe siècle,…. Ce déplacement qui configure largement la recherche universitaire actuelle provoqua une nouvelle scission du corpus spirituel. A la différence de la rupture de l’époque moderne, cette faille ne passe pas à l’intérieur du croire chrétien pour faire émerger de part et d’autre la théologie positive et la théologie spirituelle. Elle ne relève plus d’une mutation épistémologique interne à l’intelligence de la foi et de l’existence chrétienne. Les textes spirituels creusent eux- mêmes la faille, herméneutique et existentielle, qui départage les manières de les lire et de les interpréter. Ils tracent parmi ceux qui s’y rapportent une ligne entre foi et non-foi, ligne de décision où un sujet se reconnaît ou non, dans son aventure purement humaine, transformé par et en Celui que la foi ecclésiale confesse et que racontent et font connaître les Écritures [8][8]Voir la préface de J. Le Brun, La Jouissance et le trouble.…. 7Il nous faudra dire si cette ligne de partage n’est précisément pas celle que portent, en ses diverses formes, les textes spirituels à la manière même des Évangiles. Cela suppose alors de dire que la foi n’est pas d’abord l’appartenance à l’Église ou une adhésion de l’intelligence à un message. La foi s’entend comme une confiance dans l’existence jouée au cours de rencontres avec Jésus de Nazareth ou ses témoins contemporains. Au sein de cette relation de confiance, chacun est laissé libre de se reconnaître comme disciple de ce Maître [9][9]Voir Chr. Theobald, La Révélation, Ed. de l’Atelier, Paris,…. Mais il faut préciser d’emblée un phénomène contemporain : le tracé de cette ligne entre foi et non-foi s’estompe tout autant que certains la renforcent pour en faire une barrière infranchissable. D’un côté, bon nombre de lecteurs, en rangeant les spirituels chrétiens parmi l’offre diversifiée des sagesses disponibles dans le monde actuel ou en les considérant comme une expression singulièrement significative de l’humanité à un moment donné, ne perçoivent plus ou n’interrogent plus la portée du déplacement qu’ils opèrent, pour légitime qu’il puisse être. De l’autre côté, les chrétiens qui refusent l’accès aux textes spirituels en dehors de la confession de foi et de ses traditions de lectures, en mutilent eux-mêmes la portée, ne croyant pas que c’est le mystère de tout homme que Dieu a choisi d’habiter comme lieu unique d’où il se fait connaître, et que ni l’un ni l’autre ne lui appartiennent. L’enjeu est de se tenir sur cette ligne, en lecteur des textes spirituels, non comme un défenseur mais de manière à ce que l’effacement de la ligne ne soit pas vécu comme une menace ou une perte mais comme des moments de rencontre et la chance de percevoir autrement la saveur de l’Evangile. uploads/Religion/ christ-tii.pdf

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  • Publié le Apv 21, 2021
  • Catégorie Religion
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