Didier FASSIN Sarah MAZOUZ Qu’est-ce que devenir français ? La naturalisation c
Didier FASSIN Sarah MAZOUZ Qu’est-ce que devenir français ? La naturalisation comme rite d’institution républicain* RÉSUMÉ La politique française de l’immigration se caractérise par un double mouvement de restriction des nouveaux arrivants et de facilitation de l’accès à la nationalité. Au cours de la période récente, la naturalisation a fait l’objet d’une attention particulière de la part des pouvoirs publics se traduisant par l’accroissement sensible des effectifs de naturalisés et par la célébration solennelle de la remise de leur décret. En nous appuyant sur une enquête conduite pendant trois ans dans un département de la région parisienne, nous montrons que l’on peut considérer la naturalisation comme un rite de passage qui transforme l’étranger en national au terme d’une longue épreuve de sélection dont le résultat est consacré par une cérémonie d’intégration, mais surtout comme un rite d’institution qui opère une double sépa- ration : l’épreuve distingue parmi les immigrés celles et ceux qui sont dignes d’entrer dans la communauté nationale ; la cérémonie différencie au sein de la nation celles et ceux qui sont venus d’ailleurs. L’ambiguïté de la naturalisation tient donc à ce qu’au moment où elle produit le même, elle le reconnaît comme un autre, ce que souligne la comparaison des célé- brations que nous avons observées en préfecture et en mairie. Pour autant, le rituel est aussi un acte performatif qui fait exister ce qu’il énonce et lie la communauté nationale par la promesse d’un véritable contrat. « Qu’est-ce qu’un Français ? » se demande Patrick Weil (2005) dans un ouvrage qui retrace « l’histoire de la nationalité française ». À cette interroga- tion, essentiellement juridique, nous voudrions en substituer une autre, de nature sociologique : qu’est-ce que devenir français ? Autrement dit : qu’est- ce qui se joue dans le fait, pour un étranger, d’acquérir la nationalité française et, pour l’État français, de la lui donner ? Pour répondre à cette question, nous examinerons un cas de figure particulier : la naturalisation. Il existe en effet 723 R. franç. sociol., 48-4, 2007, 723-750 * Cette recherche a été commencée grâce à un contrat de recherche de la MiRe/DREES au ministère de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale (« Le sens social des discrimi- nations raciales ») et poursuivie dans le cadre d’un programme scientifique de l’Agence nationale de la recherche (ANR) (« Les nouvelles frontières de la société française »). Nous remercions les autorités préfectorale et municipale du département et de la ville où nous avons mené notre enquête, ainsi que les agents de ces administrations publiques, pour leur collaboration. Nous exprimons également notre gratitude à l’égard des personnes récemment naturalisées pour avoir accepté de parler avec nous de leur expérience de ce rite de passage. plusieurs façons d’acquérir la nationalité française, notamment par le mariage, en tant que conjoint de Français après un délai de quatre années, ou par la naissance, en tant que personne née en France de parents étrangers mais résidant régulièrement sur le territoire français au moment de sa majorité : dans ces situations, comme dans d’autres concernant les enfants qui ont fait l’objet d’une adoption simple par une personne française ou dont l’un des parents est lui-même devenu français, l’obtention de la nationalité se fait de droit, que ce soit par déclaration ou par décret, sans qu’il soit donc possible, sauf cas exceptionnels, de s’y opposer. À l’inverse, la naturalisation relève, d’un côté, de l’expression par l’étranger de son souhait de devenir français, et de l’autre, de la manifestation par l’autorité publique de son pouvoir discré- tionnaire d’accéder à cette demande : comme le Conseil d’État l’a plusieurs fois rappelé (notamment le 30 mars 1984 dans l’arrêt Abecassis), le fait de remplir les diverses conditions exigées par le Code de la nationalité ne donne aucun « droit » à la naturalisation qui demeure une « faveur » pour laquelle « l’administration dispose d’un large pouvoir d’appréciation », les « critères de recevabilité » du dossier fixés par l’article 21 du Code civil étant des conditions nécessaires, mais nullement suffisantes. La naturalisation est donc le résultat de la rencontre entre une volonté et une souveraineté. Cet événement au cours duquel se nouent les relations complexes entre l’État, la nation et l’immigration – puisque c’est à cette occasion que les auto- rités publiques déterminent la proportion de la population immigrée qu’elles décident d’intégrer à la communauté nationale – a été récemment investi d’un regain d’intérêt du gouvernement. D’une part, un plus grand nombre de personnes se sont vues accorder la nationalité française à ce titre : alors que, dans les années 1970 et 1980, le nombre d’étrangers bénéficiant d’une natura- lisation s’élevait à peine à 20 000 par an en moyenne, une progression est intervenue dans la deuxième moitié des années 1990 pour atteindre en 2004 le chiffre de 56 000, le plus élevé depuis plus d’un demi-siècle. D’autre part, des cérémonies collectives ont été mises en place pour accompagner la remise des décrets de naturalisation : conformément à une circulaire interministérielle de 1993 encourageant les préfets à organiser cette célébration et réitérée par une disposition législative de 2004 en autorisant la délégation aux municipalités, 77 900 adultes ont participé à ces manifestations solennelles entre février 2004 et juillet 2005 dans soixante-deux préfectures et un certain nombre de mairies. Cette double évolution est significative de la place nouvelle prise par ce mode d’acquisition de la nationalité française. Premièrement, l’accroissement des effectifs de naturalisés indique une inflexion de la politique française « d’intégration des immigrés » – forme euphémisée de « l’assimilation sociale », comme l’écrit Gérard Noiriel (1988, p. 341) – dont la naturalisation devient un instrument privilégié, et ce alors même que le contrôle des flux migratoires restreint de plus en plus le nombre de nouveaux arrivants. De l’autre, la mise en scène de l’événement lui-même révèle un souci de tirer parti de ce moment de transition consacrant le changement de statut juridique de la personne pour en faire un « rituel de l’accueil républicain » – selon la 724 Revue française de sociologie formule de Jean-Philippe Moinet (2006, p. 7) dans le rapport rédigé à la demande de la ministre déléguée à la Cohésion sociale et à la Parité. Ces deux mouvements actualisent en même temps qu’ils exaltent l’idée d’une « nation à la française », fondée sur le contrat (et le droit du sol), qu’avec bien d’autres, Dominique Schnapper (1991) oppose à la « nation à l’allemande », construite sur l’appartenance (et le droit du sang). La France intégrerait ainsi ses immi- grés (par la naturalisation) – comme leurs enfants (par le jus soli) – en favori- sant pratiquement leur accès à la nationalité française, mais aussi en valorisant symboliquement le moment de leur entrée dans la nation française. Mais au-delà de cette image et de la rhétorique qui la produit en paraissant seulement la décrire, quel est l’enjeu des politiques de la naturalisation ? Considérons les deux faits que nous venons de rappeler : l’augmentation des naturalisations dans une période de restriction de l’immigration et la consé- cration de l’événement par une cérémonie célébrant l’entrée dans la nation. Leur conjonction est signifiante : elle dit la politique d’intégration de la France qui repose sur deux piliers, à savoir réduire le nombre des immigrés par le contrôle des flux et le nombre des étrangers par leur assimilation juri- dique. Mais elle est aussi performative : elle crée des catégories en les nommant, à commencer par les « naturalisés », distingués à la fois des étran- gers qui n’accèdent pas à la communauté nationale et des Français qui n’ont pas eu à choisir leur nationalité puisqu’ils l’avaient de naissance. Ce qu’exprime le préfet des Hauts-de-Seine dans le discours qu’il prononce lors d’une cérémonie de naturalisation : « En sollicitant la nationa- lité française, vous avez exprimé le désir d’adhérer aux valeurs fondamentales de la République et aux règles de la démocratie. Certains d’entre vous vien- nent de pays où, par tradition, l’inégalité entre l’homme et la femme est de règle. Vous avez fait un choix de société. L’acceptation de votre demande montre que vous avez suffisamment adopté le mode de vie et les coutumes de notre pays, non pas au point de ressembler complètement aux Français de souche mais cependant assez pour que vous vous sentiez à l’aise parmi nous. Vous êtes le lien entre les communautés étrangères et les Français d’origine. » C’est donc une double ligne de partage qui se dessine dans ce discours, semblable à tant d’autres entendus lors de ces célébrations : celle entre l’avant et l’après de la naturalisation qui distingue du même coup les « nouveaux Français » des « communautés étrangères » qui n’ont pas fait ou n’ont pas été autorisés à faire ce « choix de société » ; celle entre « vous » et « nous » qui sépare les naturalisés des « Français de souche » auxquels ils « ne ressem- blent pas complètement ». Il faut donc prendre au sérieux la formule utilisée par la préfecture où nous uploads/Religion/ devenir-francais.pdf
Documents similaires
-
24
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Sep 09, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
- Taille du fichier 0.7810MB