Jean-Luc Marion Dieu sans l'être COMMUNIQ / FAYARD Du même auteur chez d’autres
Jean-Luc Marion Dieu sans l'être COMMUNIQ / FAYARD Du même auteur chez d’autres éditeurs Sur l'ontologie grise de Descartes, J. Vrin, Paris, lre éd. 1975, 2* éd. 1981. René Descartes. Règles utiles et claires pour la direction de l'esprit en la recherche de la vérité. Traduction selon le lexique cartésien et annotation conceptuelle (avec des notes mathématiques de P. Costabel), M. Nijhoff, La Haye, 1977. L'idole et la distance. Cinq études. Paris, Grasset, 1977. Sur la théologie blanche de Descartes. Paris, P.U.F., 1981. © Librairie Arthème Fayard, 1982 10 DIEU SANS L’ÊTRE pour et par ce qu’il reçoit et, en aucun cas, ne maîtrise. La théologie rend son auteur hypocrite, et en deux sens au moins. Hypocrite, au sens vulgaire : à prétendre parler des choses saintes — « aux saints les choses saintes » —, il ne peut que se découvrir, jusqu’au vertige, indigne, impur, bref immonde. Cette expé rience pourtant s’impose si nécessairement, que son bénéficiaire sait mieux que personne et sa propre indignité et le sens de cette défaillance (la lumière qui la dévoile) ; moins que quiconque il ne se trompe lui- même ; en fait, ici, nulle hypocrisie : l’auteur en sait plus que tout accusateur. Hypocrite, il le reste en un autre sens, plus paradoxal : si l’authenticité (de sinistre mémoire) consiste à parler de soi-même, et à ne dire que ce dont on peut répondre, nul, dans un discours théologique, ne peut y prétendre, ni ne le doit. Car la théologie consiste justement à dire ce dont seul un autre peut répondre — l’Autre par excellence, le Christ qui lui-même ne parle pas en son nom propre, mais au nom de son Père. Le discours théologique n’offre d’ailleurs son étrange jubilation, que dans la stricte mesure où il permet et, dangereusement, exige de son ouvrier qu’il parle au-dessus de ses moyens. Précisément parce qu’il ne parle pas de lui-même. D’où le danger d’une parole qui, en un sens, parle contre celui qui s’y prête. Il faut se faire pardonner tout essai en théologie. En tous les sens. Il faudra pourtant justifier quelques points de ce qui suit. Sous le titre Dieu sans l’être nous n’entendons pas insinuer que Dieu ne soit pas, ni que Dieu ne soit pas vraiment Dieu. Nous tentons de méditer ce que F.W. Schelling nommait « la liberté de Dieu à l’égard de sa propre existence » h Autrement demandé, nous tentons de rendre problématique cette évidence, où 1. F.W.J. Sc h e l l i n g , Zur Geschichte der neueren Philosophie, in Sammtliche Werke, éd. Schrôter, 1/10, S. 22. 12 DIEU SANS L’ÊTRE Parce que Dieu ne relève pas de l’être, il nous advient en et comme un don. « Dieu qui n’est pas, mais qui sauve le don » 2 , le poète dit juste à une concession près : Dieu sauve le don pour autant précisément qu’il n’est pas, et n’a pas à être. Car le don n’a pas, d’abord, à être mais à se déverser dans un abandon qui, seul, le fait être ; Dieu sauve le don en le donnant avant que d’être. L’horizon que dégage, par son recul, l’être s’ouvre sur le don, ou, négativement, sur la vanité. La plus haute question deviendrait l’amour, ou, ce qui revient au même, la charité. Elle reste devant nous pour long temps, ininterrogée et redoutable. Où, pourtant, aboutir ? À l’évidence, l’amour se fait plus qu’il s’analyse. L’une des manières de le faire, en ce qui concerne Dieu, tient à l’eucharistie : le Verbe y quitte le texte pour prendre corps. Hors texte indique moins un ajout qu’une délivrance, ou plutôt un ultime corps-à-corps, où l’amour fait le corps (plutôt que l’inverse). Le don eucharistique consiste en ceci que l’amour y fait corps avec le nôtre — de corps. Et si le Verbe se fait corps aussi, sans doute pouvons-nous, en notre corps, dire le Verbe. La rigueur extrême de la charité nous rend à une parole enfin non-muette. Le livre qui suit, je l’ai écrit solitaire, mais non pas seul. Tous ces textes résultent de demandes, de débats, de conférences ; tous de circonstance (mot-à-mot : entourés par d’autres), ils doivent aux circonstants leur unité, leur objectivité aussi, et, je l’espère, leur rigueur. J’ai donc parfaitement conscience de rendre ici — à une rédaction près — ce qui me fut donné — sur le mode de la demande. Là encore, le don a précédé le fait d’être. Je tiens donc à reconnaître ici ma dette envers l’insistance de Maurice Clavel à me faire aborder de front la gigantomachie de l’être et de la croix ; ce qui suit constitue une manière de tenir ma promesse et de ne pas 2. Y. BONNEFOY, Dans le leurre du seuil, Paris, 1975, p. 68. 16 DIEU SANS L’ÊTRE convenir une détermination qui se limiterait à opposer le « vrai Dieu » (icône) aux « faux dieux », en générali sant la polémique des prophètes vétéro-testamentaires ; car les iconoclastes chrétiens du VIIIe siècle appelaient idoles ce qui avait été conçu et vénéré comme icône du vrai Dieu, et les juifs de l’Ancienne Alliance récusaient comme idole toute représentation, même du Dieu de l’Alliance (le « Veau d’or », comme on en discute, ne personnalisait peut-être que le Dieu de l’Alliance, et le Temple même de J érusalem n’a pu se voir déserté par la Shekinah divine qu’autant qu’il sombrait dans l’idolâ trie). Heureusement, tout effort pour prendre au sérieux l’élan destinai (Geschick) et support initial de la Grèce implique qu’une interprétation plus disponible révoque l’accusation de pure et simple idolâtrie, et s’essaie — en vain ou avec un heureux succès, qu’im porte ici — à reconnaître la dignité authentiquement divine de ce qui, dans les monuments de cet âge, s’offre à la vénération (Hegel, Schelling, Hôlderlin). Bref, l’icône et l’idole ne se décident point comme des étants face à d’autres étants, puisque les mêmes étants (statues, noms, etc.) peuvent passer de l’un à l’autre rang. L’icône et l’idole déterminent deux manières d’être des étants, non pas deux classes d’étants. Leur interférence devient donc d’autant plus problé matique, et semble exiger une attention d’autant plus urgente. — Mais, objectera-t-on justement, même si certains étants peuvent passer de l’idole à l’icône, ou de l’icône à l’idole, en changeant seulement ainsi de statut face à une vénération, tout étant ne le saurait : n’im porte quel étant ne peut, en effet, mobiliser, susciter, encore moins exiger une vénération. Ou plutôt, même si le nombre de ceux qui exigent la vénération, même si le mode de cette vénération varient, tous admettent pourtant des caractéristiques communes et minimales : il s’agit de signa concernant le divin. — Signa : le terme latin dit ici beaucoup : ne peuvent prétendre aux statuts 18 DIEU SANS L’ÊTRE non telle ou telle question d’esthétique ou d’histoire de l’art, mais deux modes d’appréhension du divin dans la visibilité. D’appréhension, ou, sans doute aussi, de réception. 1 — PREMIER VISIBLE L’idole jamais ne mérite qu’on la dénonce comme illusoire, puisque, par définition, elle se voit — eidôlon, ce qui se voit (*eidô, video). Elle ne consiste même qu’en ceci, qu’elle se peut voir, qu’on ne peut que la voir. Et la voir si visiblement que le fait même de la voir suffise à la connaître — eidôlon, ce qui se connaît du fait même qu’on l’a vu (oïda). L’idole se présente au regard de l’homme pour qu’ainsi s’en empare la représenta tion, donc la connaissance. L’idole ne se dresse là, que pour qu’on la voie : la statue monumentale d’Athéna brillait, depuis l’Acropole, jusqu’aux regards des marins du Pirée, et si l’obscurité d’un naos ombrait la statue chryséléphantine, il s’ensuivait qu’à la deviner, le fidèle en subissait d’autant plus la fascination, quand, s’approchant, il pouvait enfin y élever ses regards. L’idole fascine, et captive le regard, précisément parce qu’en elle il ne se trouve rien qui ne se doive exposer au regard, l’attirer, le combler, le retenir. Le domaine où elle règne sans partage — le domaine du regard, donc du regardable — suffit aussi bien à l’accueil : elle ne captive le regard qu’autant que le regardable la com prend. Elle dépend du regard qu’elle satisfait, puisque si le regard ne désirait s’y satisfaire, elle n’aurait à ses yeux aucune dignité. La critique la plus commune de l’idole demande avec stupéfaction comment l’on pour rait adorer à l’instar d’une divinité cela même que les mains qui prient viennent, à l’instant, de forger, sculp ter, décorer, en un mot de fabriquer. « Délivré des idoles », Claudel n’admet plus dans l’idole que l’aber- 20 DIEU SANS L’ÊTRE En cet arrêt, le regard cesse de se dépasser et de se transpercer, donc cesse de transpercer les choses visi bles, pour s’arrêter à la splendeur d’une d’elles. Le regard ne se transperçant plus, ne perce plus les choses, ne les voit plus en transparence ; il ne les éprouve, à un certain moment, plus comme transparentes — insuffi uploads/Religion/ dieu-sans-l-x27-etre.pdf
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- Publié le Apv 29, 2022
- Catégorie Religion
- Langue French
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