LE SERMON 117 D’AUGUSTIN SUR L’INEFFABILITÉ DE DIEU ÉDITION CRITIQUE Selon Augu
LE SERMON 117 D’AUGUSTIN SUR L’INEFFABILITÉ DE DIEU ÉDITION CRITIQUE Selon Augustin, toute réflexion sur Dieu doit déboucher sur le silence1. Mais que peut faire un évêque quand il doit traiter, devant ses fidèles, du prologue de l’évangile johannique ? Dans le Sermon 117, Augustin ne propose pas une explication scripturaire, mais un parcours spirituel, depuis le Dieu-Verbe, sans prix et inef- fable, jusqu’à l’humilité du Verbe fait chair. Ce texte a fait l’objet d’appréciations diverses, à commencer par celle de Thomas d’Aquin2. Après le travail critique des Mauristes, personne n’en a plus con- testé l’authenticité, mais certains commentateurs modernes conti- nuent de manifester leurs réserves à son sujet3, tandis que d’autres en ont souligné l’importance pour restituer la catéchèse christologique d’Augustin4 ou l’ont même rangé parmi ses plus beaux sermons5. Sous sa forme actuelle, qui remonte à la collection De uerbis Domini, le texte renferme effectivement, à côté de sentences magnifiques, des expressions obscures et des périodes mal équilibrées. Mais s’agit-il de défauts originels ou d’accidents de transmission ? Le sermonnaire 1. G. Madec, art. « Deus », dans Augustinus-Lexikon, t. 2, Bâle, Schwabe, 1996-2002, col. 313-365, spéc. col. 343-345. 2. L. Elders, « Les citations de saint Augustin dans la “Somme Théolo- gique” de saint Thomas d’Aquin », Doctor communis, t. 40, 1987, p. 115-167, spéc. p. 166-167 (en Summa Theolo giae, I qu. 3 art. 8, Thomas critique la définition de Dieu comme « forma quaedam non formata » [§ 3]). 3. E. Hill, The Works of Saint Augustine. A Translation for the 21st Century, Sermons, III/4, New York, New City Press, 1992, p. 209-223, spéc. p. 221 : « It is interesting, in my view, as showing him (sc. Augustine) not exactly at his best as a preacher – especially at the beginning. He fumbles, he obscures his meaning… ». 4. M. Heintz, « The Immateriality and Eternity of the Word in St. Augus- tine’s Sermons on the Prologue of John’s Gospel », dans Collectanea Augusti- niana. Augustine : ‘Presbyter factus sum’, éd. J. T. Lienhard, E. C. Muller, R. J. Teske, New York-San Francisco-Bern, etc., Peter Lang, 1993, p. 395-402 (où le S. 117 est de beaucoup le plus cité). 5. G. Humeau, Les plus beaux sermons de saint Augustin, 3 vol., Paris, Études Augustiniennes, 21986 (1932-34), t. 2, p. 153-173. DOI : 10.1484/J.RB.5.103013 REVUE BÉNÉDICTINE 214 de Mayence révélant une seconde branche de la tradition6, j’ai tenté d’apporter à cette question des éléments de réponse, en procurant une nouvelle édition du Sermon 117. Chaque lecteur pourra ainsi se faire une opinion personnelle. I. – Circonstances et argument du texte D’après les premiers mots d’Augustin7, on venait de lire le pro- logue de l’évangile de Jean ; et cela au moins jusqu’au verset 17, car le résumé introductif fait allusion aux versets 3 (« ad condendam uniuersam creaturam ») et 16-17 (« Iesum Christum accipimus … ad reparandam lapsam creaturam »)8. On notera aussi que la citation finale de l’Épître aux Éphésiens (§ 17) fut choisie parce qu’elle repre- nait les mots habitare et plenitudo de Jean 1, 14 et 16. Ce prologue n’était pas, pour Augustin, un texte comme les autres, mais celui qui avait joué un rôle décisif dans sa conversion et qu’il avait payé, en quelque sorte, de son renoncement à une carrière mondaine9. Le sermon que nous lisons fut-il prêché en assemblée liturgique ? Rien n’est moins sûr, car aucune autre péricope n’est mentionnée en tant que telle. Les citations bibliques sont d’ailleurs peu nombreuses. Le texte même de Jean, qualifié d’inaccessible à l’intelligence humaine, est destiné à susciter le désir de Dieu10. L’orateur ne vise pas à en donner une explication, mais à introduire son auditoire au mystère ineffable de la divinité, dont seul un langage négatif permet 6. Voir F. Dolbeau, « Le sermonnaire augustinien de Mayence (Mainz, Stadt- bibliothek I 9) : Analyse et histoire », Rev. bénéd., t. 106, 1996, p. 5-52, spéc. p. 38-39 ; reproduit dans Id., Augustin et la prédication en Afrique (Collection des Études Augustiniennes. Série Antiquité, 179), Paris, Institut d’Études Augusti- niennes, 2005, p. 23-70, spéc. p. 56-57. 7. « Capitulum euangelii quod lectum est … clarum et purum oculum cordis inquirit » (§ 1). 8. M. Margoni-Kögler propose comme découpage Jean 1, 1-14 (évoqué au § 16) ou 18 : cf. Die Perikopen im Gottesdienst bei Augustinus. Ein Beitrag zur Erforschung der liturgischen Schriftlesung in der frühen Kirche (Österreichische Akademie der Wissenschaften. Philosophisch-historische Klasse. Sitzungsbe- richte, 810), Wien, Verlag der O.A.W., 2010, p. 302 et 304-305 n. 801. 9. G. Madec, art. « Christus », dans Augustinus-Lexikon, t. 1, Bâle, Schwabe, 1986-94, col. 845-907, spéc. col. 851-853 et 877. 10. « Dicimus quam incomprehensibile sit quod lectum est ; tamen lectum est, non ut comprehenderetur ab homine, sed ut doleret homo quia non com- prehendit, et inueniret unde impeditur a comprehensione, et remoueret ea, et inhiaret perceptioni incommutabilis Verbi, ipse ex deteriore in melius commu- tatus » (§ 3). F. DOLBEAU 215 l’approche11, et par là même à inciter les fidèles à se débarrasser des pensées charnelles et à purifier l’œil de leur cœur12. Augustin prend son temps dans un exposé qu’il veut pédagogique. Deux points vont le retenir plus spécialement, en polémique avec la doctrine arienne : la coéternité du Fils et du Père, et leur égalité parfaite. L’ensemble donne plutôt – comme le Sermon 139, lui aussi anti-arien13 – l’impression d’une conférence doctrinale14. Ce qui est indicible ne peut être abordé que de façon imparfaite, à l’aide d’images empruntées à des réalités sensibles. Le mot-clef du discours est le terme similitudo, qui apparaît 28 fois. Dans l’évangile de Luc, il sert à introduire les paraboles, mais Augustin l’emploie ici au sens plus courant de comparaison ou de figure15. Ce procédé étant 11. « Forma non formata…, incommutabilis, sine lapsu, sine defectu, sine tempore, sine loco… forma informata, sine tempore, ut diximus, et sine spatiis locorum (§ 3) ; incorporaliter, inuiolabiliter, incommutabiliter, sine temporali natiuitate… (§ 6) ; inconuertibilis enim et incommutabilis et omnino inuiolabilis manens… (§ 16), etc. ». Une homélie de Basile traduite par Rufin pourrait ici avoir inspiré Augustin, selon S. Poque, « L’expression de l’anabase plotinienne dans la prédication de saint Augustin et ses sources », Recherches Augustiniennes, t. 10, 1975, p. 187-215, spéc. p. 212-213. Voir aussi l’article cité à la n. 31, ainsi que M. A. Smalbrugge, « L’emploi de la théologie apophatique chez Augustin ; une question à l’historiographie », Revue de théologie et de philosophie, t. 120, 1988, p. 263-274. Cette dernière étude, fondée sur le Sermon 117, n’est mention- née ni dans la bibliographie, au demeurant fort utile, d’H. R. Drobner, Augus- tinus von Hippo : Sermones ad populum. Überlieferung und Bestand – Biblio- graphie – Indices (Supplements to Vigiliae christianae, 49), Leiden, Brill, 2000, ni dans son Supplement 2000-2010 (Patrologia, 25), Frankfurt-Berlin-Bern, etc., Peter Lang, 2010. 12. « Quis ergo oculus cordis comprehendit Deum ? Sufficit ut adtingat, si purus est oculus » (§ 5) ; « Mundum fac oculum, unde illud, quicquid est, possit adtingi ; mundum fac oculum cordis : Beati enim mundo corde, quia ipsi Deum uidebunt » (§ 15), ce qui fait écho à la phrase d’ouverture citée n. 7. La conclu- sion révèle qu’une telle purification s’obtient par l’humilité (§ 17). 13. F. Dolbeau, « Une causerie doctrinale à propos de Jean 10, 30 : Moi et le Père sommes un. Édition critique du Sermon 139 d’Augustin », dans Augustin philosophe et prédicateur. Hommage à Goulven Madec, éd. I. Bochet (Collection des Études Augustiniennes. Série Antiquité, 195), Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2012, p. 409-429. 14. Malgré la présence de thèmes communs, le contraste est saisissant avec les homélies véritables qui traitent de la même péricope (S. 118-120, 342, Caillau I 57 ; In Ioh. eu. 1). Cette conférence fut-elle réclamée expressément par les fidèles ? La réponse dépend du sens que l’on accorde aux mots petentibus uobis de la ligne 389. Contrairement à Kunzelmann (cit. n. 29), j’y vois seule- ment une allusion aux prières sollicitées aux lignes 139 et 143-145. 15. Ici, ce terme n’entretient pas avec imago, qui apparaît 29 fois, la relation établie, d’après l’exégèse de Genèse 1, 26, par R. A. Markus, « ‘Imago’ and ‘similitudo’ in Augustine », Revue des Études Augustiniennes, t. 10, 1964, p. 125- 143 ; article reproduit chez Id., Sacred and Secular : Studies on Augustine and Latin Christianity, Aldershot, Variorum, 1994, n° XVI. Les occurrences d’imago sont, pour la plupart, regroupées aux § 12-13, où elles signifient ‘reflet’ dans un REVUE BÉNÉDICTINE 216 exploité par les Ariens16, qui déduisaient la postériorité du Fils de la succession des générations humaines (§ 6), Augustin n’éprouve pas le besoin d’en justifier l’usage17, mais il insiste à plusieurs reprises sur le fait que toute comparaison entre création et créateur, temps et éternité, reste en-deçà de la vérité divine18. Son propos est de réfuter la doctrine arienne, en en montrant la faiblesse intrinsèque : les naissances humaines qui se font uploads/Religion/ dolbeau2014-pdf.pdf
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- Publié le Jul 07, 2021
- Catégorie Religion
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