HENRY CORBIN En Islam iranien Aspects spirituels et philosophiques TOME I Le SM

HENRY CORBIN En Islam iranien Aspects spirituels et philosophiques TOME I Le SM’isme duodècimain Prologue Cet ouvrage ne prétend pas donner une histoire générale de la pensée philosophique et spirituelle de l'Iran. Il eût fallu, à cette fin, non seulement en amplifier les dimensions déjà lourdes, mais viser à une complétude que l'état des recherches est encore loin de permettre. Par conséquent, il y aura inévitablement un bon nombre d'absents. Il ne sera fait mention, par exemple, de l'Ismaélisme que de façon allusive et par comparaison. Pourtant l'Ismaélisme est l'autre grand rameau du shî'isme, et fut certainement à l'avant-garde de la métaphysique et de la gnose en Islam. Mais nous en avons traité ailleurs et comptons y revenir plus en détail 1 Un autre grand absent sera le livre que l'on désigne couramment comme le Qorân-e fârsî, le « Qorân persan », à savoir l'immense poème ou Mathnawî de Jalâloddîn Rûmî. Mais ce n'est plus un inconnu en Occident. Quiconque veut l'étudier et le méditer ligne par ligne, même sans très bien savoir encore le persan, peut facilement le faire grâce à la traduction anglaise, fidèle et complète, de R. A. Nicholson 2. Notre propos tendait essentiellement ici à explorer les terres encore à peu près inconnues, où ont levé, au cours des siècles, les « moissons de l'esprit » iranien. En outre, s'il est exact de considérer le Mathnawî comme typiquement représentatif d'un certain soufisme de langue persane, lequel fut aussi longuement florissant en Anatolie, si d'autre part on a longtemps considéré en Occident le soufisme 1. Cf notre Trilogie Ismaélienne (Bibl. Iranienne, vol. 9), Paris, Adrien- Maisonneuve, 1961. 2. Reynold A. Nicholson, The Mathnawî of Jalâluddîn Rûmî, edited with critical Notes, Translation and Commentary (Gibb Memorial Sériés, N.S. IV, i-8), London, 1925-1940, 8 vol. X En Islam iranien comme représentant à lui seul la spiritualité mystique de l'Islam, ce ne sont là néanmoins que des vues partielles de la situation d'ensemble. Ce que l'on a voulu principalement montrer ici, c'est une aptitude caractéristique de ce que certains désigneront comme le génie iranien, d'autres comme la vocation imprescriptible de l'âme iranienne : une aptitude éminemment apte à édifier un système philosophique du monde, sans que soit jamais perdue de vue la réalisation spirituelle personnelle en laquelle doit fructifier la méditation philosophique, et faute de laquelle la philosophie n'est plus qu'un jeu stérile de l'esprit. Aptitude, par conséquent, à conj oindre la recherche philosophique et l'expérience mystique; le refus de les dissocier donne à l'une et à l'autre un caractère si spécifique, qu'il faut déplorer que cette philosophie iranienne, irano-islamique, ait été jusqu'ici absente de nos histoires de la philosophie. Cette absence a appauvri, amputé, notre connaissance de l'homme. Depuis plus d'un millénaire, notamment encore et surtout au cours des quatre derniers siècles, la production des philosophes et spirituels de l'Iran a été considérable. Leurs problèmes recroisent ceux de nos philosophes, mais en y apportant, le plus souvent, des points de vue et des réponses que les vicissitudes des polémiques ont fait tenir à l'écart en Occident. Et pourtant cette voix iranienne est à peine parvenue à se faire entendre hors des frontières de l'Iran, si bien qu'aujourd'hui les Iraniens n'ont pas toujours conscience que leur culture traditionnelle peut recéler un message pour l'humanité actuelle, et voient encore moins com­ ment « actualiser » ce message. Or, c'est cette conjonction de l'aptitude philosophique et de l'aptitude mystique qui, en marquant de son empreinte spéci­ fique le génie iranien, nous invite à modifier les deux aspects du concept de soufisme généralement reçu en Occident. D'une part, ce concept est celui d'un soufisme qui, un peu trop facile­ ment, fait fi de la recherche philosophique, faute de soupçonner comment, en méditant l'acte même de la connaissance, nos philosophes ont expérimenté ce qui est désigné techniquement comme unio mystica. D'autre part, il apparaît que ce concept réserve au soufisme le privilège de la spiritualité mystique en Islam. Or, nous nous trouvons devant ce fait que certains maîtres spirituels en Iran parlent le langage technique des soufis, sans appartenir à une tarîqat ou congrégation soufie, ni même revendiquer la qualification de soufis ex professo. Pour des raisons qui seront évoquées au cours de cet ouvrage, ce sont les mêmes maîtres qui, depuis quelque quatre siècles, ont préféré à l'usage des termes de soufisme (tasawwoj) et de soufi, l'emploi des mots 'irfân et 'irfânî (mystique). Le chercheur qui avait appris en Occident que le shî'isme n'avait point de sympathie pour le soufisme, en aura peut-être conclu que le shî'isme est étranger à toute intériorité spirituelle. Il lui faudra alors s'initier à l'œuvre d'un maître comme Haydar Amolî (XIVe siècle), rappelant qu'en fin de compte le vrai soufi est aussi le vrai shî'ite; ce qui a pour conséquence qu'il importe et qu'il suffit, pour un shî'ite, d'être ce vrai shî'ite 'irfânî. Il découvrira, à côté des congrégations soufies shî'ites, l'existence de maîtres spirituels shî'ites qui sont de grands mystiques sans se donner comme des soufis. Il fera l'expérience qu'à l'Université théologique traditionnelle de Qomm, par exemple, il peut prononcer les mots de 'irfân et 'irfânî et développer un dialogue parfaitement à l'aise avec ses interlocuteurs, tandis que l'emploi des mots tasawwof et soufi lait passer une ombre sur les visages. C'est une situation qu'il mettra peut-être plusieurs années à comprendre. Il lui faudra renoncer à certains schémas établis, lesquels limitaient les personnages du dialogue spirituel en Islam aux théologiens scolastiques du Kalâm et aux philosophes dits hellénisants (les falâsifa) ; entre les deux, il y avait les soufis, sans grande sympathie ni pour les premiers ni pour les seconds. Or la situation réelle s'exprime en fait dans une analogie de rapports dont la formule est passée à l'état de devise; l'origine en remonte à la révolution spirituelle opérée par Sohrawardî (XIIe siècle), dont l'évocation remplira tout le livre II du présent ouvrage. Cette formule énonce que le soufisme est par rapport à la théologie du Kalâm, ce que la doctrine sohrawardienne de la Lumière (Ishrâq) est par rapport à la philosophie des falâ­ sifa. Du même coup, cette « quatemité » fait apparaître sous un jour tout différent la situation spirituelle de l'Islam iranien, au lieu de lui rapporter simplement les catégories valant pour le reste du monde islamique. Disons que ce jour accuse d'autant plus la différence que presque tous les penseurs et spirituels dont il sera traité au cours du présent ouvrage, sont restés fort peu connus, voire totale­ ment inconnus jusqu'ici en Occident. Un grand nombre d'œuvres citées ici sont encore en manuscrits. Les aspects que l'on a tenté d'en dégager intéresseront d'autant plus, nous l'espérons, aussi bien les philosophes que les chercheurs en sciences reli­ gieuses. Nous n'avons pas à dissimuler que ces aspects sont en général orientés à rebours des idéologies à la mode de nos jours. Mais peut-être seront-ils d'une vertu d'autant plus efficace, en nous remettant en mémoire beaucoup de choses que le tumulte de nos idéologies militantes nous a fait oublier. Il n'y a pas non plus à dissimuler la situation inconfortable, Prologue XII En Islam iranien les tribulations, du philosophe orientaliste en général, du phi­ losophe islamisant dans le cas présent. Tout d'abord, parce que l'état des recherches l'oblige à une besogne préalable de philologue qui n'est pas tout à fait la sienne. Il doit se faire, le plus souvent, l'éditeur des textes sur lesquels il fondera ensuite ses exposés. Que le philosophe qui a le privilège de travailler sur des textes déjà édités, voire rédigés dans sa propre langue, compare sa situation avec la sienne! Mais il y a plus. Personne ne sait très bien où le situer. Il est un peu comme un orphelin. Les orientalistes ne sont pas forcément des métaphysiciens, et regarderaient facilement le philosophe comme un chevalier errant, égaré parmi eux. Quant aux philosophes, ils sont tout prêts à accueillir les problèmes, mais les noms propres inconnus, les termes techniques nouveaux, commencent par les dérouter. Nous ferons encore allusion à ces paradoxes, ne serait-ce que pour encourager les jeunes chercheurs à les surmonter; car c'est à eux qu'incombera la tâche de faire en sorte que la philosophie iranienne, comme la philosophie islamique en général, appar­ tienne enfin au patrimoine commun des philosophes. On ne s'étonnera donc pas, si nous disons que les recherches rassemblées dans les quatre tomes du présent ouvrage, se sont étendues sur plus de vingt années. Elles n'ont été possibles que grâce à des séjours répétés et prolongés en Iran, ainsi qu'à de chères et fidèles amitiés iraniennes. Elles ont été conjuguées, cela va de soi, avec les tâches d'un enseignement donné norma­ lement à Paris, et partiellement, pendant plusieurs années, à Téhéran même. Que tous ceux et celles qui en ont été les audi­ teurs et les auditrices sachent combien leur attention nous fut un stimulant. Il est exceptionnel qu'un chercheur ait l'occasion, au cours de sa vie, de s'expliquer sur ce qu'il s'est proposé de faire, et de dire comment et pourquoi il a essayé de le uploads/Religion/ en-islam-iranien-aspects-spirituels-et-philosophiques-henry-corbin-pdf.pdf

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  • Publié le Mar 05, 2022
  • Catégorie Religion
  • Langue French
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