Pierre MONTEBELLO Grâce et lumière chez Deleuze Que la grâce soit le salut par

Pierre MONTEBELLO Grâce et lumière chez Deleuze Que la grâce soit le salut par la médiation du Christ, qu’elle soit libératrice de l’homme pour une existence nouvelle est le sens même du Nouveau Testament. Dans l’histoire Christique, c’est le christ lui-même qui est la grâce, c’est à travers lui que le cosmos doit se réconcilier comme le rappelle saint Paul dans son Epître aux Corinthiens : «Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature, le monde ancien est passé, voici qu’une réalité nouvelle est là. Tout vient de Dieu qui nous a réconciliés avec lui par le Christ (..) car de toutes façons c’était Dieu qui en Christ réconciliait le cosmos avec lui-même ». Ainsi la grâce est l’advenue d’une réalité nouvelle, d’un cosmos nouveau une fois pour toute, une fois pour toutes les fois. Peu importe les débats sur la grâce suffisante ou non, ce qui nous intéresse, c’est ce « une fois pour toute » qui fait muter l’histoire du cosmos en un seul événement, par la transfiguration unique de la grâce. Deleuze ne s’y est pas trompé : Kierkegaard et Péguy ont su opposer la répétition à la mémoire et à l’habitude, ils ont su faire d’elle une catégorie de l’avenir, mais ils n’ont pas su en faire un mouvement continu de création parce qu’ils ont lié la répétition à la foi. Non pas que la foi soit incapable de défaire aussi les mauvaises alliances du moi avec ses habitudes ou même de Dieu avec ses réminiscences, ce passé mort sous lequel ploient et Dieu et le moi. Mais la foi prétend retrouver le moi et Dieu en une seule fois : « La foi, écrit Deleuze dans Différences et répétition, nous convie à retrouver une fois pour toutes, Dieu et le monde dans une résurrection commune ». C’est là que se loge l’expérience de la grâce comme lumière intérieure pour la foi : dans ce rapport du moi à lui-même comme manquant et comme donné, comme pêcheur et comme idéal, dans ce « cogito dédoublé et réfléchi dans sa condition », nous dit Deleuze, où le croyant est inévitablement comédien de lui-même, simulacre de lui- même, ombre de lui-même, l’absent de sa présence éternelle future. « Comment la foi ne serait-elle pas sa Pierre MONTEBELLO propre habitude et sa propre réminiscence, et comment la répétition qu’elle prend pour objet –une répétition qui procède paradoxalement une fois pour toutes- ne serait- elle pas comique ? Sous elle gronde une autre répétition, la nietzschéenne, celle de l’éternel retour ».1 Avec Nietzsche, Deleuze dessine ainsi un autre mouvement de la répétition où la différence ne s’annule plus, où la grâce n’est plus redistribuée une fois pour toutes. Mais ce mouvement suppose un autre rapport à l’être et à Dieu, de toutes autres alliances entre la grâce et le cosmos. Au Christ, il faut opposer l’antéchrist, à la répétition unique la répétition différenciatrice de l’éternel retour, à la grâce donnée une fois pour toutes il faut opposer le mouvement scintillant et incessant des différences, la grâce étonnante et lumineuse de toutes les choses. Insistons sur ce point, il n’y a qu’un moyen de donner une égale luminosité aux choses, c’est de ne jamais les rabattre sur un autre plan qu’elles mêmes, de ne jamais les enfoncer dans le soleil noir de la transcendance (cette perfection qui rend toutes les choses ternes), c’est d’en faire les degrés d’un même soulèvement intime, c’est, pour le dire en un mot, de penser l’être comme égal. Nous savons que c’est la grande thèse de Deleuze : l’être est univoque. Il faut dire un mot de cette thèse cruciale car elle conditionne tout le reste. L’univocité fait remonter toute la question du sens dans la question de l’être et descendre la question de l’être dans la question du sens. L’être se dit en un seul sens, il est unité de signification et en même temps multiplicité réelle, il est unité réelle et en même temps multiplicité de signification. C’est pourquoi ce dont il se dit diffère en tous les sens. Il est égal mais pour des choses inégales. S’il se dit univoquement, ce dont il se dit est l’absolument différent, la différence pure en elle- même. Deleuze prend bien soin de distinguer univocité et Un dans Logique du sens : « L’univocité de l’être ne signifie pas qu’il y ait un seul et même être : au contraire, les étants sont multiples et différents, toujours produit pas une synthèse disjonctive, eux-mêmes disjoints et divergents, membra disjoncta ».2 Telle est l’univocité, la synthèse qui disjoint, l’unité qui sépare, la communauté qui différencie, ce qui veut dire aussi dire que l’univocité est ensemble communauté des 1 Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, p. 127. 2 Ibid., p. 210. Pierre MONTEBELLO différences (unité réelle en une multiplicité de sens) et différenciation du commun (multiplicité réelle en un seul sens). Ce serait se méprendre totalement que de croire que l’univocité est une ontologie monotone parce qu’elle affirme une unité de signification pour le multiple, un seul sens pour toutes les différences, un seul événement pour tout ce qui arrive : au contraire parce qu’elle n’est pas l’Un parménidien ou plotinien les différences se muent en degrés intensifs de l’être. C’est sur toute sa surface que l’être s’irradie de différences fluentes, et ce sont toutes les choses qui expriment maintenant l’être, comme pour le Dieu de Spinoza dont Isaac Baschevich Singer s’étonnait que chaque chose soit le corps de son Corps, la pensée de sa Pensée, même le despote, même le barbare. On sait que Deleuze aura vu dans l’éternel retour « la réalisation effective de cette univocité » (Différence et répétition.3) et inversement dans l’univocité « l’éternel retour en personne » (Logique du sens) : soit la pure distribution nomadique du chaosmos, la répartition aléatoire des différences préindividuelles.4 Sans nul doute parce qu’avec Nietzsche, l’être se dit uniquement du devenir, et donc du multiple. Le multiple écartelé par le cercle tortueux de l’éternel retour, la différence accentuée infiniment par le fait de revenir, n’est-ce pas le plus haut degré de la différence, n’est-ce pas la différence portée à sa plus haute puissance de différenciation ? La répétition de l’éternel retour, ajoute Deleuze, n’est pas la répétition de la foi mais la « vérité de la foi », ce simulacre qui dissout le moi figé et Dieu, cette métamorphose intégrale de soi et de Dieu. Trois auteurs forment le socle de la pensée deleuzienne : Spinoza, Nietzsche et Bergson. Tous trois réalisent à un titre ou un autre une philosophie de la grâce qui inspire profondément Deleuze. Dans Différence et répétition, c’est surtout Nietzsche qui compte et l’expérience de l’éternel. Zarathoustra, maître de l’éternel retour, n’est-il pas celui qui allège tout ce qui vit, celui dont l’affirmation est une ascension en « apesanteur » ? Ne voit-on pas chez Nietzsche tout le réel se métamorphoser dans le cercle ? La légèreté et la grâce ne jaillissent-ils pas pour toutes les choses de l’épreuve du cercle ? Même si la pensée de l’éternel 3 Ibid., p. 60. 4 Deleuze, Logique du sens, Paris, Les éditions de Minuit, 1969, p. 210. Pierre MONTEBELLO retour fait peser sur l’homme le poids le plus lourd et encore sur les choses insignifiantes, surtout sur les choses insignifiantes, ne nous ramène-t-elle pas par ailleurs à l’innocence du devenir, à la gloire insoupçonnée de tout ce qui est ? C’est ainsi que Zarathoustra voit scintiller « l’or au fond des yeux ténébreux de la vie », c’est alors qu’il pressent la « nécessité céleste qui oblige les hasards eux- mêmes à danser des rondes astrales », nécessité qu’il nomme « l’esprit créateur ». Zarathoustra le dit : ce sont toutes les choses mélangées, malaxées par le cercle qui reviendront, les plus proches et plus lointaines, les plus futiles et les plus divines. Si l’interprétation par Deleuze de l’éternel retour comme « sélection » ne s’impose pas, c’est parce qu’il n’y a pas à choisir : dès que nous avons l’intuition que la vie ne peut être jugée, nous comprenons aussi qu’elle est l’infinie et lumineuse présence, la grâce absolue et sans condition de tout ce qui est, par laquelle doit se répandre l’affirmation sainte illimitée. Non pas la grâce pour le moi humain une fois pour toutes mais la grâce pour toutes les choses à l’infini, une infinité de fois, éternellement, la grâce pour chaque parcelle du monde, pour chaque chose éphémère : c’est cela l’éternité, il n’y a pas d’autre éternité que celle de l’éphémère. En notre vie, nulle autre vie que notre vie n’a besoin d’être affirmée ; notre vie ne se hisse pas vers un ailleurs éternel, elle découvre l’éternité en son sein, elle trouve en elle cette part d’éternité. « Imprimons à notre vie l’image de l’éternité ».5 Telle est la grâce : il n’est pas une partie de ce qui est, une parcelle de vie, un fragment d’étoile qui ne mérite d’être affirmée éternellement. Et, c’est bien à cela que uploads/Religion/ grace-et-lumiere-chez-deleuze.pdf

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  • Publié le Nov 08, 2022
  • Catégorie Religion
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