Conférence donnée le 6 février, lors du colloque « Religion : croire et croyanc
Conférence donnée le 6 février, lors du colloque « Religion : croire et croyances », organisé par le CERUM, à l’Université de Montréal. Fide splendet et scientia Du sens d’une devise Jean GRONDIN Permettez-moi tout d’abord de remercier, très sincèrement, Robert Crépeau d’avoir eu la bonté, ou l’étourderie (vous jugerez), de m’inviter à ce colloque sur un aussi grand sujet. Je suis assez heureux d’être là, mais en même temps un peu angoissé (si on peut l’être « un peu »), parce que je trouve qu’il est très, mais très difficile de parler de la question du croire et des croyances. Toutes les autres questions m’apparaissent plus faciles. Il y a là tout un défi, qui a tout à voir avec une question, que je ne suis évidemment pas le premier à poser : peut-on vraiment comprendre quelque chose au croire, à la croyance ou à la foi à partir de la perspective du savoir? Dans la mesure où elle se tient à une certaine distance de son objet, la science est-elle en mesure de comprendre quelque chose à l’expérience de la foi? N’est-elle pas, cette expérience, quelque chose qui se refuse, et de manière essentielle, à une saisie extérieure ou, pire, constructive? Et déjà, parler de l’« expérience » de la foi, n’est-ce pas emprunter un vocabulaire qui n’est pas le sien? Qu’est-ce que la foi, au juste? Une « expérience », un « phénomène », une « illusion », un acte ou, au contraire, une passion de l’intelligence, voire de la volonté? Dans toutes ces acceptions, la foi est un peu comprise comme quelque chose qui dépend du « sujet ». Or ce n’est pas toujours de cette manière qu’elle a été éprouvée. Souvent, la foi a plutôt été comprise comme une « soumission » de l’homme à quelque chose qu’il ne peut pas comprendre. Cette idée vient, bien sûr, de l’Épître aux Romains (1, 5), qui parle ici de l’hupakoè pisteôs, de l’obéissance, sinon de la soumission qu’est la foi, et d’une obéissance qui est affaire d’écoute (on entend bien sûr, l’« acoustique » du verbe akou dans l’hupakoè selon une assonance qui se retrouve un peu en allemand dans la correspondance entre le gehorchen et le horchen – il est bien connu que le terme d’« Islam » a aussi le sens d’une soumission). Et cette écoute est, bien entendu (!), celle d’une voix qui me précède (voir Romains X, 17 au sujet de la foi qui vient de l’écoute des choses qui nous ont été dites, voire d’un « ouï-dire » – la célèbre fides ex auditu1). C’est évidemment l’Épître aux Éphésiens (2, 8) qui dit que la foi ne vient pas de nous, mais qu’elle est, littéralement, un « don de dieu ». Ces textes sont un peu déroutants pour nos oreilles ou nos ornières modernes, mais ce n’est peut-être pas la moindre de leurs qualités. Afin de développer cette altérité, peut-être irréductible, entre la foi (ou la croyance) et le savoir, je partirai d’une devise qui est, tout à fait par hasard, celle de notre grande université : fide splendet et scientia. « Elle brille (splendeo : resplendir, briller, « exceller »...) par la foi et par la science ». En tant que devise, c’est elle qui doit présider à tout ce que nous faisons, à tout ce que nous sommes à l’université, même si on n’en prend pas conscience. C’est une excellente chose que les universités aient de telles devises, car elles peuvent peut-être nous aider à comprendre ce qui nous rassemble tous, malgré tout, dans un monde où le savoir tend à se spécialiser à l’extrême (devenant alors tout le contraire d’un savoir). 1 Cf. Thomas D’Aquin, La Foi, Somme théologique, 2a-2ae, Question 4, article 8, trad. R. Bernard, Éditions de la Revue des Jeunes, Paris/Rome, Tournai, 1941, p. 175. Voir aussi la « définition » de la foi proposée par Thomas, ibid., q. 4, art. 2, p. 141 : « Si quis ergo in forman definitionis hujusmodi verba reducere velit [donc seulement si on y tient!], potest dicere quod fides est habitus mentis, qua inchoatur vita aeterna in nobis, faciens intellectum assentire non apparentibus. » Et si on comprend mal le latin, le petit logo de l’Université nous en donne une petite illustration, en mode de bande dessinée : au-dessus de la devise, on aperçoit un château situé sur une montagne, avec deux tours et, comme si on n’avait pas encore assez compris, deux petites étoiles qui resplendissent au-dessus de chacune des tours. Certains diront que le kitsch est total : deux étoiles qui brillent, deux tours, la foi et la science. On pourrait très facilement y voir une rémanence du passé de l’université, celui d’une époque - révolue bien sûr (nous sommes, comme chacun sait, les premiers à tout comprendre) - où l’université se tenait encore sous la férule de l’Église et avait aussi pour mission de transmettre une fides. Aujourd’hui, la devise de l’Université pourrait donc être splendet scientia : elle resplendit par la science. Et la dernière fois que j’ai regardé, il n’y a avait effectivement qu’une seule tour sur la montagne... Mais il serait un peu banal, dira-t-on, pour une université, de dire qu’elle brille par la « science ». Mais le fait est qu’il y a bel et bien des universités dont les devises expriment de tels truismes. Pensons, par exemple, à l’Université Harvard, dont la devise porte seulement : veritas, sans verbe, sans adjectif, sans cas : vérité! Notre devise a quelque chose d’un peu plus palpitant. Elle est l’expression d’un ménage à deux, où on pourrait dire, aujourd’hui, que c’est la science qui irradie le plus. Mais il n’empêche, c’est la fides qui se trouve nommée en premier lieu, voire sur elle que porte l’accent (« par la foi, elle resplendit, mais secondairement aussi par la science »). Qu’est-ce que la fides? Inépuisable question, déjà discutée tout au long de ce colloque, mais à laquelle il est difficile de répondre, et pour une raison de fond : toute explication de ce qu’est la foi la transformerait nécessairement en autre chose, en une explication rationnelle, par exemple. Mais alors, la foi n’est justement plus de la foi, mais une explication rationnelle ou de la science. C’est pourquoi il est si difficile de dire ce qu’elle est, car on la traduit alors en un langage qui n’est justement pas le sien. Parlons peut-être des mots, puisqu’il vient d’être question du langage. Lorsque l’on parle de science et de foi, il va de soi que l’on compare deux mots grecs, ceux d’epistèmè et de pistis, mais qui ont acquis pour nous un sens assez différent de celui qui était le leur chez les Grecs. On peut le voir dans le fait que l’opposition de l’epistème et de la pistis (de la « scientia » et de la « fides ») a déjà été marquée par le père de la métaphysique occidentale, Platon, dont on sait l’influence plus que déterminante sur la spiritualité occidentale et les termes que nous utilisons pour en parler – influence si puissante d’ailleurs qu’elle est à peine perceptible. La distinction la plus proprement platonicienne est, bien sûr, celle de la doxa et de l’epistèmè, de l’opinion et du savoir, mais au sixième livre de sa République, Platon distingue bien l’epistèmè de la pistis. Si epistèmè peut encore être rendu par science, il va de soi que l’on ne peut pas du tout traduire pistis par foi, en tout cas au sens religieux du terme. Par pistis, Platon entend plutôt une conviction qui porte sur les réalités sensibles. Mon collègue Yvon Lafrance a d’ailleurs fort heureusement traduit pistis par le terme (un peu hégélien) de « certitude sensible » 2, qui est celle du commun des mortels qui tient les réalités sensibles pour des entités dernières. C’est que, pour Platon, cette certitude n’est rien de plus qu’une simple conviction (les verbe peithô et peithomai, qui ont la même racine que pistis, veulent respectivement dire « convaincre » et « être persuadé de »), conviction qui correspond à un niveau très inférieur du savoir, parce que limité au monde sensible. Lorsque Platon lui oppose l’epistèmè, ou la science, il pense à un savoir supérieur, dont l’excellence tient au fait qu’il ne repose pas sur l’expérience, mais 2 Yvon Lafrance, Pour interpréter Platon II. La ligne en République VI, 509 d - 511 e. Le texte et son histoire, Montréal/Saint-Laurent, Bellarmin, coll. Noesis, 1994, 402 : « L’expression renvoie à la situation épistémique de l’homme ordinaire dont la connaissance repose sur les choses visibles et sensibles. (…) Ce sera donc le rôle du dialecticien de démasquer, pour ainsi dire, cette certitude sensible pour la déclarer ‘faillible’ ». sur des réalités idéelles. L’opposition entre la pistis et l’epistèmè a donc chez Platon une signification qui va un peu dans un sens contraire au sens que nous lui donnons. C’est que pour nous, la science a d’abord affaire au monde sensible (en tant que « science de uploads/Religion/ grondin-jean-fide-splendet-et-scientia.pdf
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- Publié le Mai 18, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
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