LE POLISSAGE DU MIROIR DE L'ÂME CHEZ AVICENNE, AL-GHAZĀLĪ ET IBN ‘ARABĪ Anne-So

LE POLISSAGE DU MIROIR DE L'ÂME CHEZ AVICENNE, AL-GHAZĀLĪ ET IBN ‘ARABĪ Anne-Sophie Jouanneau Éditions de Minuit | « Philosophie » 2003/2 n° 77 | pages 69 à 84 ISSN 0294-1805 ISBN 9782707318312 DOI 10.3917/philo.077.0069 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-philosophie-2003-2-page-69.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de Minuit. © Éditions de Minuit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 15/10/2021 sur www.cairn.info via Ecole Normale Supérieure - Paris (IP: 129.199.59.249) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 15/10/2021 sur www.cairn.info via Ecole Normale Supérieure - Paris (IP: 129.199.59.249) Anne-Sophie Jouanneau LE POLISSAGE DU MIROIR DE L’ÂME CHEZ AVICENNE, AL-GHAZA ¯ LI ¯ ET IBN ‘ARABI ¯ Le miroir a ceci de particulier, et c’est sans doute la raison pour laquelle il hante la philosophie de Platon jusqu’à Lacan, qu’il montre autant qu’il cache. Il manifeste ce qui est hors du champ du regard – c’est tout l’objet de la science catoptrique que de définir géométri- quement les possibilités de l’étendue du champ de la vision grâce aux miroirs – et cache cependant ce qui déborde l’image – c’est la raison de l’utilisation esthétique du miroir en tant que cadre, limitation de l’espace à une monstration. Il permet l’ubiquité relative d’une vision humaine limitée au regard, tout autant qu’il reste soumis à la contingence de sa propre capacité de réfléchissement. Dans cette confrontation de la finitude avec ses propres limites, le thème du miroir offre précisément aux grands courants mystiques une manière d’approcher l’étendue de l’infinie, cachée et cependant dévoilée par le miroir, souvent miroir de l’âme. Il semble que la philosophie en terre d’Islam se soit singulièrement attachée au déploiement de cette métaphore. Loin de ne voir là qu’une persistance de la mystique, il faut comprendre plus singulièrement comment le miroir devient le théâtre d’une âme re-présentant le divin, une âme qui cherche à accueillir la présence de ce qui lui échappe, la dépassant toujours. Tout l’enjeu de cette mise en scène tiendra dans le degré de cette présence et avant tout dans la qualité de l’accueil de la scène. Autant dire qu’avant de parler du miroir de l’âme, il est question de son polissage. Que l’on pense à l’abondante littérature persane du « Miroir des Princes » ou bien à la tradition de l’exhortation religieuse ou soufie à polir le cœur du fidèle comme un miroir, fort est de constater qu’à la jonction du domaine spirituel, moral et intellectuel, le polissage du miroir de l’âme témoigne, malgré la pluralité des systèmes dans lesquels il est convoqué, d’une véritable pérennité, d’une formidable récurrence. Impossible dès lors de déconnecter ce thème de l’importance accordée au combat spirituel (ijtiha ¯d) ou à la remémoration purificatrice de Dieu (dhikr), comme nous le verrons. Pourtant, au risque de ne voir dans ce polissage du miroir de l’âme qu’une inoffensive métaphore de la puri- fication de l’âme, il importe de l’analyser en rapport avec un contexte 69 © Éditions de Minuit | Téléchargé le 15/10/2021 sur www.cairn.info via Ecole Normale Supérieure - Paris (IP: 129.199.59.249) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 15/10/2021 sur www.cairn.info via Ecole Normale Supérieure - Paris (IP: 129.199.59.249) néo-platonicien d’une part, et en rapport, d’autre part, avec une doctrine de l’imagination comme science miroitante du cœur, en particulier chez Ibn ‘Arabı ¯. Avant tout, pour comprendre la métaphore du polissage du miroir de l’âme comme purification, morale et spirituelle, il faut avoir présent à l’esprit un certain type de miroir : non pas de ceux qui réfléchissent parfaitement le monde extérieur, mais ces miroirs anciens, de verre mêlé à de l’oxyde de fer qui n’ont qu’une faible transparence ou bien ceux de métal, oxydés par l’air ambiant, qu’il faut sans cesse polir. Il faut avoir à l’esprit un miroir fragile et imparfait pour comprendre la compa- raison avec l’âme humaine. La difficulté à réfléchir de ces miroirs ne provient pas tant de leur nature que de la corruption de cette nature par le milieu et le temps. Leur capacité de réfléchissement dépend du soin qu’on y apporte. Suivons la description de ce miroir selon Al- Ghaza ¯lı ¯ : « Soit un miroir oxydé dont la rouille couvre la surface, offus- que la clarté et empêche nos images de s’y imprimer... 1 » La réaction d’oxydation avec les métaux dont ces miroirs sont en partie ou intégra- lement composés produit une corrosion. Des points de rouille en ron- gent la surface, une pellicule inégale en offusque la clarté. Le miroir n’a plus ni l’éclat ni la transparence nécessaire pour accueillir l’image reflé- tée. La rouille fait écran. Quelle est, par suite métaphorique, la nature de la corrosion qui ternit l’éclat du miroir de l’âme ? De quelle rouille le miroir de l’âme humaine doit-il se purifier ? La métaphore du cœur de l’infidèle souillé par la rouille apparaît dans la révélation coranique elle-même, dans la sourate « Les Escamoteurs », Coran, LXXXIII, 14, 15 : non pas ! mais leur cœur s’est souillé de leurs propres acquis non pas ! mais de leur Seigneur, en ce Jour, ils sont occultés 2 De même, l’exhortation des fidèles à purifier leur âme est récurrente : citons par exemple, sourate « Le Soleil », Coran, XCI, 9, 10 : bienheureux sera celui qui purifie [son âme] confondu sera celui qui l’opacifie 3 On sait l’importance accordée par l’Islam à la purification du corps avant la prière, grâce aux ablutions, celle du jeûne lors du mois de Ramadan, mais ce niveau rituel n’a d’importance qu’au regard de celle que la théologie accorde à la purification du corps pour que le miroir de l’âme ne soit ni troublé ni opacifié. La purification du corps n’a d’importance que si elle est une purification de l’âme. C’est dans cette 1. Ghaza ¯lı ¯, Ihya ¯’, La revivification des sciences de la religion, trad. franç., E. de Vitray- Meyerovitch, Mystique et poésie en Islam, Paris, 1973, p. 137. 2. Le Coran, Essai de traduction, Jacques Berque, Albin Michel, Paris, 1995, p. 698. 3. Ibid., p. 681. 70 ANNE-SOPHIE JOUANNEAU © Éditions de Minuit | Téléchargé le 15/10/2021 sur www.cairn.info via Ecole Normale Supérieure - Paris (IP: 129.199.59.249) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 15/10/2021 sur www.cairn.info via Ecole Normale Supérieure - Paris (IP: 129.199.59.249) perspective morale, parce que spirituelle, que prend place la réflexion de Abu ¯ Hamid Al-Ghaza ¯lı ¯. Elle est d’autant plus caractéristique de cette volonté de considérer le polissage du miroir de l’âme comme une rectification morale qu’elle prend naissance dans un contexte doc- trinal instable. Prônant une morale de l’effort (mughahada ¯), la méta- phore du polissage de l’âme reste avant tout tributaire d’une doctrine du redressement des mœurs des fidèles de l’Islam. Elle se formule ainsi : Soit un miroir oxydé dont la rouille couvre la surface, offusque la clarté et empêche nos images de s’y imprimer. Normalement, un miroir est sus- ceptible de recevoir les images et de les réfléchir telles quelles. Celui donc qui voudra le remettre en état devra s’acquitter de deux besognes : frotter et polir, c’est-à-dire éliminer la rouille qui ne devrait pas exister ; disposer le miroir face au vrai. À l’instar de l’image et du miroir, elle recevrait l’empreinte du vrai au point de s’y identifier dans un sens, bien qu’elle en restât distincte dans un autre... Cette aptitude se trouve éternellement en acte chez les anges, comme elle existe dans l’eau pure qui, par nature, reflète l’image d’une façon caractéristique. Mais chez l’homme, elle existe en puis- sance, non en acte. S’il s’efforce de lutter contre lui-même, il atteindra l’horizon des anges. Si, cédant, aux appétits, il persiste à provoquer les causes qui déterminent l’accumulation de la rouille sur le miroir de l’âme, son aptitude à refléter le vrai s’éclipsera totalement 4. Premièrement, le polissage consiste en une lutte contre soi-même, qui est le giha ¯d majeur, l’ijtiha ¯d. Ce combat est avant tout la lutte contre la corruption de sa propre âme. Cette purification est une élimination de la rouille qui recouvre l’âme et qui représente ses appétits les plus vils. L’orthodoxie du théologien fait de cette morale de l’effort une censure des mœurs, d’une part, et une refondation de la nécessité d’un effort intellectuel et personnel non seulement en matière de religion, mais de manière plus générale, une lutte de chacun pour acquérir les connais- sances purificatrices. La purification morale peut être considérée comme une actualisation de uploads/Religion/ philo-077-0069.pdf

  • 45
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Aoû 09, 2022
  • Catégorie Religion
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.3728MB