La casuistique moderne entre expression et production de normes1 Jean-Pascal Ga
La casuistique moderne entre expression et production de normes1 Jean-Pascal Gay p. 49-67 ABSTRACT TEXT NOTES AUTHOR ABSTRACT Cette étude explore le statut normatif de la production de théologie morale de l’époque moderne, en particulier son rôle d’énonciation d’une norme sociale qui la précède et la manière dont la théologie s’en saisit et la travaille. Parmi les discours tenus par des historiens, dans des contextes intellectuels différents, l’analyse proposée par les historiens italiens de la confessionnnalisation, notamment Paolo Prodi et Miriam Turrini, paraît la plus décisive pour interpréter le phénomène historique que constitue l’émergence de la casuistique classique. Cette analyse cependant se heurte en partie à la nécessité d’historiciser le statut normatif de la théologie morale. En insistant sur la possibilité de lectures et de mobilisation hétéropratiques de la casuistique, et en comparant l’évolution du rapport à la casuistique dans le catholicisme italien et dans le catholicisme français au XVII e siècle, on peut formuler l’hypothèse d’une perte d’autonomie des théologiens comme producteurs de normes et d’une perméabilité plus grande du discours théologique à d’autres discours normatifs. FULL TEXT 1La casuistique moderne, qu’il est désormais convenu d’appeler casuistique classique2, occupe une place à part dans l’ensemble des dispositifs d’énonciation normative de la modernité. Son interprétation comme source pour l’historien pose des problèmes considérables pour deux types de raisons. D’une part, la casuistique ne constitue pas à proprement parler un lieu où la norme se dit comme telle. Son propos explicite est d’offrir au lecteur, et en particulier au confesseur, des résolutions de cas de conscience sur lesquelles s’appuyer pour résoudre les cas auxquels il est confronté. Certes, cette résolution se fait en fonction d’un droit (du droit divin, du droit naturel, et du droit positif de l’Église) mais elle n’est pas l’énonciation pure et simple de ce droit, même si les traités de théologie morale intègrent aussi souvent l’exposé général des normes morales, souvent dans le cadre de traités De legibus, ainsi que dans les traités De conscientia. L’autre difficulté est que l’on pourrait croire que la norme exposée par la casuistique est en réalité une norme ineffectuée, qui ne serait pas véritablement mise en œuvre par les pasteurs confrontés aux difficultés du ministère3. Le développement de la casuistique classique, comme forme essentielle de la théologie morale moderne, trouverait alors son explication causale et sa signification comme objet historique d’abord du côté des institutions et des corps socio-institutionnels qui font et définissent le catholicisme confessionnalisé. Or le catholicisme moderne plus qu’un autre est un lieu historique où il paraît bien difficile de penser une dichotomie qui laisserait dans un ordre propre la culture populaire4. Le risque qu’on prendrait à ne situer l’histoire des productions savantes que du côté d’une histoire des idées serait d’évacuer précisément le sens de la prise de parole théologique. 2De fait, les formes de la prise de parole en théologie morale à l’époque moderne sont profondément modifiées. Pour faire vite, on peut dégager deux évolutions essentielles. Tout d’abord, la théologie morale est absorbée par la science des cas, dont la caractéristique principale est la proximité avec le droit5. Du point de vue de la forme du discours, la modification du plan des sommes de théologie morale au profit du commentaire du Décalogue l’atteste clairement : la somme de casuistique est un exposé de cas souvent construit du général au particulier et la collection des cas est organisée non plus autour des vertus théologales ou cardinales, mais souvent ordonnée autour des commandements qui en constituent les titres principaux6. Une étape décisive de ce point de vue est atteinte avec la publication par le jésuite Juan Azor en 1600 de ses Institutionum Moralium7. Apparaît ici l’appartenance du phénomène culturel qu’est la casuistique au processus de confessionnalisation, en ce qu’elle est un lieu où se donne à voir l’approfondissement des contraintes normatives à l’âge confessionnel8. Par ailleurs, on assiste à une modification fondamentale de la place de la théologie morale dans l’espace culturel du catholicisme post-tridentin. Le développement de la casuistique paraît lié à un autre aspect essentiel du processus de confessionnalisation : la définition d’une orthodoxie (pratique en l’occurrence) que s’approprie le nouvel individu religieux. 3Interroger la manière dont la casuistique est un lieu de production de normes suppose donc de regarder comment s’y articulent ces deux perspectives. Nous proposons de le faire en revenant tout d’abord sur le traitement historiographique réservé à la casuistique moderne, puis en essayant, à partir du cas français qui nous est mieux connu, de comprendre comment évolue son rôle dans la production et l’expression de normes à l’âge classique. La casuistique classique, forme et lieu d’une norme nouvelle ? Bilan historiographique 4L’objet historique que constitue l’affirmation de la casuistique classique se trouve à la rencontre de trois contextes historiographiques différents. 5Le premier relève de l’histoire des idées et plus précisément d’une approche internaliste à l’étude de la théologie catholique moderne. De la même manière que pour l’ensemble des questions théologiques, l’approche historique a joué un rôle fondamental dans la transformation de la théologie morale contemporaine, tant avant qu’après le second concile du Vatican9. De ce point de vue, l’évolution des travaux de cette grande figure du renouveau de la théologie morale du XXe siècle qu’est Bernard Häring signale la place qu’occupe l’historicisation de la théologie morale en général, et l’analyse de l’émergence de la casuistique en particulier, dans les transformations de la théologie morale contemporaine. En 1954, Häring publie sa Loi du Christ10 qui est peut-être la dernière tentative de proposition d’une théologie morale complète et détaillée, c’est-à-dire aussi casuistique. Plusieurs années après le Concile, entre 1978 et 1981, paraissent les trois volumes de Free and Faithful in Christ11, dans lesquels se manifeste une rupture plus profonde et plus radicale avec l’herméneutique manualiste de la seconde scolastique12. Des travaux comme ceux de John Mahoney, sur la longue durée de l’histoire de la théologie morale moderne13, ou encore et surtout, comme ceux du P. Vereecke, sur la théologie morale moderne, ont insisté sur le caractère légaliste de la casuistique moderne, que manifesterait clairement le plan proposé par Juan Azor qui commence par l’analyse du Décalogue, pour ensuite examiner la pratique des sacrements et enfin les obligations liées aux états de vie. Dans l’ensemble, les théologiens moralistes post-conciliaires ont utilisé l’histoire comme un outil de déconstruction d’une herméneutique morale centrée sur la seule obligation pour y opposer une morale recentrée sur un modèle, revendiqué comme plus thomasien, fondé sur une éthique de la vertu relue dans une perspective personnaliste. La casuistique moderne devient alors l’envers et le miroir d’une théologie qui veut rompre avec une juridicisation de l’analyse morale. Pierre Legendre parle ainsi de la théologie morale moderne comme d’une « sorte d’annexe de la théorie de la loi » ou de « sorte de droit canon second » pratiqué par des « juristes à moitié théologiens et des théologiens à moitié juristes14 ». Si l’analyse est bien sûr pertinente, elle laisse de côté la question de l’interprétation historienne de cette juridicisation de la morale. 6Le second contexte historiographique concerne la manière dont la théologie morale a constitué une source pour l’analyse d’objets historiques particuliers, notamment dans le cadre du moment de « l’histoire des mentalités ». Il convient cependant de noter que ces deux contextes sont pour partie liés. Si de fait les travaux de François Billacois sur le duel15, qui sont parmi les premiers à utiliser la théologie morale comme une source pour étudier un phénomène social, sont sans référence au contexte ecclésial post-conciliaire, il n’en va pas de même pour les principaux auteurs qui ont mobilisé le matériau théologique à partir de la fin des années 1960. Les deux principales figures de cette découverte de la casuistique par les historiens, John T. Noonan et Jean Delumeau, sont tous deux des acteurs engagés du monde intellectuel catholique. L’ouvrage de Noonan sur l’histoire de l’attitude de l’Église catholique à l’égard de la contraception16 paraît l’année de la clôture du concile Vatican II, et est une pièce importante du débat qui agite le monde catholique sur cette question entre 1965 et la publication de l’encyclique Humanae Vitae (1969), et par la suite. Quarante ans plus tard, Noonan réaffirme dans A Church that can and cannot change, la profonde historicité de la morale catholique et combien cette historicité interroge l’idée même de développement doctrinal17. Jean Delumeau, pour sa part, s’est intéressé à la casuistique dans le cadre de sa vaste enquête de long terme sur le sentiment de « surculpabilisation » qui caractériserait selon lui l’Occident latin. Dans L’aveu et le pardon (1990)18, il propose une analyse du devenir de la théologie morale à l’âge classique. Il identifie plusieurs traits de la casuistique moderne, dans une caractérisation dont l’influence a été durable : la casuistique serait marquée par un souci moderne de prise en compte du vécu des fidèles, et par une volonté d’alléger le poids des contraintes qui pèsent sur eux. Le « raz de marée » rigoriste qui submerge la culture catholique à partir du milieu du XVIIe siècle, aurait précisément éradiqué cette uploads/Religion/ guy-2010-la-casuistique-moderne-production-de-normes1.pdf
Documents similaires
-
21
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jul 03, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
- Taille du fichier 0.2001MB