MONTAIGNE FIDÉISTE PAR H. I J. JANSSEN c.ss.R. DOCTEUR-ES^LETTRES DEKKER & VAN

MONTAIGNE FIDÉISTE PAR H. I J. JANSSEN c.ss.R. DOCTEUR-ES^LETTRES DEKKER & VAN DE VEGT N.V. NlfMEGEN IMPRIME EN HOLLANDE LIBRAIRIE ANCIENNE S MODERNE A. NIZET Ö M. BASTARD 3bu, PLACE DE LA SORBONNE, PARIS Ve 1930 INTRODUCTION. ,,ΙΙ n'est aucun visage, ou droict, ou amer, ou doux, ou courbe que l'esprit humain ne trouve aux escrits qu'il entreprend de fouiller" 1). Est-ce l'esprit humain, si „vain et ondoyant", qu'il faut rendre responsable des sens multiples et divers qu'on a trouvés dans les Essais de Montaigne ? Ou est-il énigmatique lui-même, ce visage qui, en parlant de religion, était „courbe" pour Sainte-Beuve et „droict" pour saint François de Sales, „amer" selon les Encyclopédistes et ,,doux" selon Mlle de Gournay ? Les anciens commentateurs, sinon tous, au moins beaucoup d'entre eux, „se sont honorés de l'appliquer à eux et l'ont couché du côté qu'ils ont voulu" 2). Certes, Bossuet le condamne et Port-Royal le censure ; mais avec quelle conviction le XVIIIe siècle n'a-t-il pas salué en lui le propagateur de l'indifférentisme, tandis que d'autre part — pensez à Dom Devienne3) et à La Bouderie4) — on l'a exalté comme l'apologiste ardent de la religion chrétienne ? L'opposition est complète ; il doit y avoir erreur de l'un a) Montaigne. Essais, L. II, ch. 12, dans l'édition de P. Villey, t. II, p. 346. Sauf indication contraire, pour les Essais je citerai toujours d'abord le livre et le chapitre, et ensuite le rome et la page de l'édition publiée par M. P. Villey, 1922, Alean, 3 tomes. -) Ibidem, p. 348 ; Montaigne y parle de Platon. ;!) Dom Devienne, Dissertation sur la Religion de Montaigne, Bordeaux et Paris, 1773, in -S. Je n'ai pu consulter moi-même ce livre. ') Le Christianisme de Montaigne, ou Pensées de ce grand homme sur ht Religion, par M. L à Paris, chez Demonvilk-Leclerc-Merlin, 1819, Discours préliminaire, pp. 1—144. La Bouderie était vicaire de Notre- Dame de Paris. Son livre se trouve intégralement reproduit dans le second tome des Démonstrations évangéliques de Migne, col. 461—694. Il cite l'étude de Dom Devienne à la p. 95 et ss. 1 Montaigne Fidéiste. 1 ou de l'autre côté, ou des deux. Et ces opinions contradictoires, on continue à les défendre de nos jours, avec moins d'art oratoire peut-être, mais avec une conviction au moins égale et avec plus de science et de meilleurs arguments. Dans un livre récent1 ), M. Brunschvicg, commentant la fameuse addition de 1588 : ,,Nous sommes Chrestiens à mesme titre que nous sommes Perigourdins ou Alemans" (II, 12 ; II, 155), voit dans cette parole la pensée théorique de Montaigne. C'est dire que Montaigne, pour avoir été „chrétien", n'a pas eu la conviction inébranlable de tout véritable chrétien, et qu'il fait une profession de foi, basée sur des réflexions extérieures à la Révélation. Le Père Forest2) s'inscrit en faux contre cette explication ; replaçant la phrase dans son contexte, il y voit une remarque, un reproche même à l'adresse de ceux qui „reçoivent leur religion (chrétienne) à leur façon et par leurs mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoivent" (II, 12 ; Π, 155). Pour lui, le rôle de Montaigne n'a pas du tout été celui que M. Brunschvicg lui attribue dans le progrès de la conscience3). Cette divergence d'interpré- tation de textes détachés des Essais ou de toute l'Apologie de Raymond Sebond est cardinale pour la „Montaignologie"4 ) ; or, elle se retrouve partout dans la littérature du sujet, et il semble quelquefois que les partis ne s'entendent pas, ne s'écoutent même pas du tout. En 1907, M. Canac écrit La philosophie théorique de Montaigne, et il fait comme si M. Strowski n'avait pas publié en 1906 son Montaigne dans la Collection des Grands Philosophes ; la Notice biographique 1) L. Brunschvicg, Le progrès de la conscience dans la philosophie occi- dentale, Paris, Alean, 1927, tome I, p. 125. Cf. ci-dessous pp. 46—49. 2) Dans la Revue des Sciences philosophiques et théologiques, XVIIIe année, 1929, pp. 59—73, l'article intitulé: Montaigne humaniste et théologien. 3) Art. cité, pp. 62—63. 4) „Montaignologue !", s'écrie Sainte-Beuve (Lundi, 28 avril, 1851), „que dirait Montaigne, bon Dieu, d'un pareil mot forgé en son honneur ?" Le docteur Payen l'avait inventé. 2 et littéraire, publiée en tête des Principaux chapitres et Extraits des Essais par M. Jeanroy en 1914 1), se réimprime , toujours et reste fidèle à la conception de Sainte-Beuve, malgré les études de M. Villey et d'autres, qui sont convaincus de la bonne foi de Montaigne. La même discussion se prolonge toujours : après la publication d'un article : Suivant Montaigne dans la Nouvelle Revue française par M. André Gide 2), où il partage les vues de M. le docteur Armaingaud3), M. Lamandé, dans un article de L'Européen de 19294), et M. Thibaudet, dans Les Nouvelles Littéraires (samedi 9 novembre, 1929), défendent la sincérité en matière de religion de l'humaniste bordelais. Aussi, n'osons-nous dire avec M. Joseph Coppin5) qu'on a renoncé à voir (dans Y Apologie de Raymond Sebond, car c'est d'elle surtout qu'il est question) „une feinte habile, par laquelle Montaigne aurait entrepris de ruiner la religion, en se donnant l'air de la défendre". Il nous semble, au contraire, qu'on est encore loin d'être d'accord là-dessus. Et cependant il faut croire, non seulement que la bonne foi ne manque pas aux commentateurs, mais aussi qu'ils ont suivi le conseil plein de sagesse, donné par Godefroy pour la lecture des Essais : „Qu'on relise sans jugement préconçu cet étonnant ouvrage" 6 ) . Pourquoi donc n'ont-ils pas 1) Il s'agit de la Notice corrigée de la sixième édition. Hachette, 1914, elle se retrouve sans changements notables dans la dixième édition. 2) Nouvelle Revue française, 1929, p. 746. 3) A. Armaingaud, Œuvres complètes de Michel de Movtaigne, Les Essais, t. 1, Etude sur Montaigne, chapitre IX : La religion de Montaigne. Nous parlerons de cette étude dans la dernière partie de cette thèse. 4) M. A. Lamandé suppose aussi la sincérité de Montaigne dans son livre intéressant: La vie gaillarde et sage de Montaigne, Pion, 1927. 5) Joseph Coppin, Montaigne traducteur de Raymond Sebond (thèse de Paris), Lille, H. Morel, 1925, p. 141. (i) Godefroy, Histoire de la littérature française, XVIe siècle, seconde édition, Gaume, 1878, p. 196. L'auteur y donne un intéressant aperçu des variations des idées sur Montaigne. 3 tous abouti à la même réponse? Le texte des Essais et leur genèse par étapes ne suffisent aucunement à éclaircir l'énigme ; ou ne saurait dire que pour celui qui, grâce à une bonne édition, sait distinguer les textes de 1580 de ceux de 1588 et du manuscrit de Bordeaux, il reste de véritables ambi- guïtés1). Mais pour saisir le pensée de Montaigne on néglige par trop souvent l'emploi d'une clef dont Sainte-Beuve nous a indiqué l'usage. Qui pourrait pénétrer la pensée des Maximes sans connaître le milieu où elles naquirent ? Il est vrai que Sainte-Beuve lui-même n'a pas bien compris l'influence reli- gieuse de Port-Royal, pour avoir négligé l'étude de la théologie et de la mystique contemporaines. La clef qui nous permet d'apprécier les idées religieuses de Montaigne, nous a été donnée en 1922 par M. Henri Busson2). Dans sa thèse de doctorat, il a étudié à fond le courant d'idées qui, de 1533 à 1601, a dominé tant d'écrits théologiques en France. Il va de soi que l'auteur, rencontrant Montaigne, lui consacre une partie importante de son étude ; mais on s'étonne que, sans aucune hésitation, M. Busson voie en Montaigne un „fidéiste" convaincu, sans trop appuyer sur les arguments que nous fournirait pour cette thèse le texte même des Essais. D'après lui, les influences exercées sur Montaigne par l'école philosophique de Padoue et par l'entourage de l'écrivain expliquent l'attitude religieuse qu'il lui attribue, et il semblerait qu'il ne songe guère aux opinions tout à fait con- traires que beaucoup de critiques jusqu'ici ont prêtées à l'auteur des Essais. Car c'est à peine s'il fait quelques efforts pour 1) Il y a une différence entre l'ambiguïté dont il s'agit et l'obscurité pour laquelle Montaigne bat sa coulpe (III, 9; III, 284 — II, 17; II, 418). Celle-ci se rapporte aux paroles, celle-là aux idées directives. 2) H. Busson, Les sources et îe développement du rationalisme dans la littérature française de la Renaissance (1533—1601), Paris, Letouzey et Ane, 1922, XVII-685 pages. 4 analyser le texte des Essais, afin d'y trouver les preuves de son fidéisme et afin de réfuter les opinions courantes sur la foi de Montaigne ; pour lui les idées religieuses des Essais, et nommément de l'Apologie de Raymond Sebond, sont ,,l'abou- tissement de tout le mouvement padouan, compliqué de l'apport de la pensée française pendant cinquante ans" 1)· Pourtant il se rendait compte de la nouveauté relative2) de ses idées : ,,si je pouvais.... distinguer, dit-il, les éléments (de ces influences), peut-être aiderais-je encore à comprendre Montaigne". C'est en effet â la recherche de ces éléments qu'il consacre tout le chapitre. Un autre travail reste donc à faire: uploads/Religion/ h-j-janssen-montaigne-fideiste-1930.pdf

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  • Publié le Jul 18, 2022
  • Catégorie Religion
  • Langue French
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