Dimanche 8 février 2015 – 19 h 58 [GMT + 1] NUMERO 475 Je n’aurais manqué un
Dimanche 8 février 2015 – 19 h 58 [GMT + 1] NUMERO 475 Je n’aurais manqué un Séminaire pour rien au monde— PHILIPPE SOLLERS Nous gagnerons parce que nous n’avons pas d’autre choix — AGNÈS AFLALO www.lacanquotidien.fr ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– Le souci d’autrui par Philippe de Georges « Je hais, je fuis l’espèce humaine, composée de victimes et de bourreaux ». Guillaume-Thomas Raynal Mais d’où vient cette phrase, que j’aime tant : « La liberté, c’est celle de l’autre » ? Car la mienne, je me l’accorde aussi facilement que sans réserve ! Ma vérité, mon droit, mes sacro- saints principes… La liberté de l’autre, n’est-ce pas l’enjeu de ce petit traité de Voltaire dont les libraires disent qu’il se vend depuis le 11 janvier comme des petits pains ? C’est la multiplication des petits pains de tolérance. De Voltaire, certains rappellent le Mahomet, pamphlet aussi cinglant que féroce contre la religion du dit Prophète. Mais le parti des dévots et la clique des Jésuites ne s’y sont pas trompés, qui ont tout fait pour en contrarier la diffusion et l’interdire de scène pour menace contre La religion : si il s’en prenait si durement à l’Islam, c’était pour mieux frapper l’Église ! En ces temps où l’on ne se mélangeait pas trop, l’Orient, le Moghol et les divers Persans servaient facilement d’alibis pour caricaturer le maître. C’est bien la Sainte Église, Catholique et Romaine, celle de l’inquisition, du Vatican et de l’affaire Calas, c’était bien elle, l’Infâme, qu’il voulait écraser ! Cela, même si les autres religions du Livre n’avaient pas plus grâce à ses yeux : le judaïsme n’était pour lui qu’une version archaïque et outrée, monstrueuse et barbare du christianisme, où la férocité du père portée à l’extrême ne faisait qu’annoncer le sacrifce du fls. Le principal grief de Voltaire à l’égard des diverses variantes du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, ce n’est pas la croyance, puisqu’au contraire de Diderot seul parmi les Lumières, il ne se disait pas athée (1). C’est l’idée de révélation, de table de la Loi et de transcendance de la vérité-Une. Et c’est l’éternel appel au sacrifce, sur les autels jamais assez baignés de sang. Voltaire combat ce que lui et ses semblables appellent « superstition ». La superstition, c’est le credo des autres (comme la pornographie est l’érotisme de nos voisins). Il faut un pas de plus (Hegel) pour soutenir que tout croyant fait en effet ainsi avec la foi d’autrui, comme saint Paul disant : « Nous sommes les athées des faux-Dieux ». Le tronc monothéiste, jailli en Mésopotamie du temps de Gilgamesh, dont les trois grands cultes actuels sont des branches divergentes, s’était déjà enraciné dans le sol de la certitude, de la croyance en l’Un, en moquant les idoles. C’est le début de ce que Weber appelle « le désenchantement du monde ». Le monde désenchanté, c’est celui que les esprits désertent et d’où refue lentement la magie. Psaume 115, verset 4 : « Notre Dieu est au ciel et fait tout ce qu’il veut. Leurs idoles sont d’argent et d’or. Elles sont l’œuvre de la main de l’homme. Elles ont une bouche, et elles ne parlent pas ; des yeux, et elles ne voient pas ». Sur ce point, Paul de Tarse n’ajoute rien à la veine hébraïque. Hegel moque la prétention des Lumières – « qui se font passer pour le pur » – à dénoncer l’essence de la croyance dans ces morceaux de pierre et ces blocs de bois. Comme si, pour l’idolâtre, l’idole ne contenait pas la présence réelle et « l’essence de la pure pensée » ! Il faut Hegel donc, et puis un pas de plus encore, pour dire que la Raison, affublée des oripeaux de l’Être Suprême, ne diffère en rien des idoles ; qu’elle est la nouvelle idole, identique aux Dieux qu’elle détrône, y compris par le sang qu’on verse sur ses autels et par « la furie du disparaître » qu’elle suscite (2). Fête de l'Être Suprême, 1794. Musée Carnavalet, Paris Le souci de l’autre est un signifant discutable. Il nous vient d’Heidegger (de qui Paul Celan, soit dit au passage, n’a jamais reçu le mot qu’il espérait). Mais il nous vient pour exprimer cette attention à autrui sans laquelle il n’y a pas de pacte de parole possible. Zygmunt Bauman, toujours aussi lucide, interrogé après le 11 janvier, écrit ainsi : « Le manque de respect authentique s’avère profondément humiliant ». Il parle des ghettos postmodernes, ceux où croupissent les réfugiés et déplacés de toute la planète, les Roms de chez nous et tous ceux des « cités » de nos villes, pour qui le mot d’Apartheid n’est en effet pas de trop. Ce manque de respect est ce qui réduit, selon lui, l’autre au statut de gadget exotique, érotique à l’occasion, ou à celui, aseptisé, de rouage de la consommation et d’élément de décor touristique. Dans l’expérience analytique, le souci de l’autre n’est pas empathie, n’est pas compréhension, n’est pas identifcation mutuelle. Là est le piège qui revient à gommer tout ce qui fait que l’autre est Autre et vise à ne voir en lui que le refet de soi. On voit bien comment, dès qu’on s’est réchauffé entre soi en criant « Je suis Charlie », commence la traque de tous ceux qui ne trouvent pas à rentrer dans le moule du Tous-comme-Un. Loin de Martin Buber ou de l’unanimisme d’Habermas, des avatars modernes (Axel Honneth) de la reconnaissance, le souci de l’autre prend, dans l’analyse, la forme du désir le plus étrange qui soit : celui de la différence absolue (3). Nous sommes loin alors de toute identifcation de masse. Depuis Freud et sa Psychologie des foules, rappelé par Jacques-Alain Miller dès le 11 janvier dans ces pages (4), nous savons qu’un trait quelconque de l’Autre (sa voix, sa petite moustache) sufft à déclencher la levée en masse, la passion destructrice et la mort. Mais pour autant, peut-on rire de tout ? A-t-on le droit de tout caricaturer ? Où s’arrête, si elle doit s’arrêter, la liberté de la critique ? La main sur le cœur, chacun y va à qui mieux mieux de son couplet droit-de-l’hommiste. L’un jure qu’on doit pouvoir se moquer impunément de tout et de quiconque, que toute restriction relève de la censure, ou pire, de l’autocensure. Et comme « Toute ma liberté, quand je vois ses limites / Tient à ce pas de plus qui la démontrerait » (Aragon, Le Roman inachevé), on se fait alors fort de publier ce qui se fait de plus problématique, au nom de cette sacro-sainte liberté. L’autre, empreint de mesure, dénonce aussitôt l’Hubris et l’irresponsabilité de son pendant. Charlie Hebdo d’ailleurs affche la couleur, en sous-titrant « Journal irresponsable ». Il est alors facile d’objecter le respect nécessaire de la croyance de l’Autre, même si à l’occasion celui-ci est considéré entre les lignes comme un sous- développé ou un analphabète. La liberté du citoyen ne s’arrête-t-elle pas là où commence celle de l’autre ? Ce que nos deux compères négligent, dans leur duo démocratique et bien huilé qui sent bon Bouvard et Pécuchet, c’est le secret de leur dialogue : sa totale symétrie. Lacan appelle ça « l’axe imaginaire », celui de l’échange spéculaire que j’entretiens avec mon alter ego, mon image dans le miroir. Qui ne voit en effet que la fureur de l’idolâtre et la passion du dévot sont l’exacte image inversée de la folie iconoclaste ? Quelle différence y a-t-il entre la joie mauvaise de celui qui fait les caricatures de Mahomet et celle de celui qui détruit les bouddhas de Bâmyân? Souvenez vous de l’émotion suscitée dans le monde entier par l’obscurantisme des Talibans d’Omar, abatant à la dynamite ces statues géantes qui avaient survécu à Gengis Khan. En quoi ce geste diffère-t-il de celui des premiers chrétiens, détruisant les temples païens, ceux des grecs, des romains et des celtes ? De la mutilation des fgures des dieux égyptiens, par les mêmes chrétiens, puis par les musulmans ? De la défguration des saints sur les tympans des cathédrales, par les protestants, puis par les sans-culottes ? N’est-ce pas encore et toujours la même rage, celle du nouveau croyant, fdèle du nouveau Dieu – le seul bon et vrai bien sûr – contre les croyances des dieux précédents ? Le soi-disant athée, bouffeur de curés hier et d’imams aujourd’hui, n’est-il pas habité par le même prurit sacré ? Car profaner, c’est être dupe du sacré, quoiqu’on dise. C’est la même iconerie. Tout cela et son contraire : ces choses auxquelles il paraît que l’on croit… Je pense à ces brassées de feurs que les Indiens amenaient dans leur temple et dont j’avais voulu sentir le parfum si suave. Ils avaient suspendu mon geste : c’était au dieu Shiva, que ces parfums étaient destinés, et pas à nos narines ! Je pense à la petite flle qui susurrait à l’oreille d’un taureau de bronze, dans le temple de Vishnu. Elle faisait de uploads/Religion/ lq-475 1 .pdf
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Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mai 11, 2022
- Catégorie Religion
- Langue French
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