1 1 Hildegarde de Bingen, Chants et Lettres (choix)1, vers et prose, deuxième m

1 1 Hildegarde de Bingen, Chants et Lettres (choix)1, vers et prose, deuxième moitié du XIIe siècle « La voix de Hildegarde, des soupirs de la sainte aux cris de la femme » (paru dans Voix de femmes au Moyen Âge. Savoir, mystique, poésie, amour, sorcellerie XIIe- XVe siècle, dir. D. Régnier-Bohler, Paris, R. Laffont, 2006, p. 77-124) Hildegarde de Bingen (1098-1179) a laissé une œuvre diverse et foisonnante où l’on peut entendre sa propre voix en maint endroit, malgré ses protestations d’inculture et d’indignité, topiques d’une certaine littérature « féminine » au Moyen Age2. Outre les prologues de ses fameux écrits visionnaires, Scivias, Liber vite meritorum et Liber divinorum operum, elle prend en effet directement la parole dans les quelques passages autobiographiques que le moine Théodorich d’Echternach inséra dans sa Vita Hildegardis achevée vers 11823, et surtout dans ses œuvres lyriques, composées, selon son propre témoignage dans le Liber vite meritorum, dans la décennie 1148-11584, et dans l’abondante correspondance qu’elle laissa. Hildegarde composa elle-même les textes et les mélodies d’une Symphonia harmoniae celestium revelationum célébrée pour son originalité dès 1148 par le maître parisien Eudes de Soissons5, ce qui ne manque pas de soulever la question de l’origine de ce talent. Faut-il imaginer une éclosion de sa veine musicale au sein de sa famille même, puisqu’un des frères de Hildegarde, Hugo, était chantre à la cathédrale de Mayence ? Ou devait-elle sa créativité musicale à l’éducation qu’elle avait reçue auprès de la recluse Jutta de Sponheim, la magistra qui lui apprit, entre autres, l’art du psautier6 ? Lorsque celle-ci vint à mourir, en 1136, Hildegarde fut élue pour lui succéder comme magistra du couvent de femmes attaché à la communauté masculine du Disibodenberg. Elle commença alors à prendre confiance en elle et osa s'ouvrir à un moine, Volmar, qui devait rester son confident jusqu'à sa mort en 1173, des visions qu'elle avait depuis l'enfance. Elle avait commencé en 1141 à en coucher certaines par écrit dans ce qui allait devenir le Scivias, et lorsque cette œuvre, encore inachevée, eut reçu les encouragements du pape Eugène III lors d'un synode réuni à Trèves fin 1147/1148, Hildegarde put désormais s'adonner sans crainte à 1 Traduit du latin, présenté et annoté par Laurence Moulinier. 2 Voir entre autres M. GOULLET, « In vera visione vidi, in vero lumine audivi ; écriture et illumination chez Hildegarde de Bingen », Francia. Forschungen zur Westeuropäischen Geschichte (26/1) 1999, p. 77-102. 3 Voir Vita sanctae Hildegardis, éd. M. KLAES, Turnhout, 1993 (Corpus Christianorum Continuatio Medievalis 126), et Ch. MUNIER (intro., trad. et comm.), La vie de sainte Hildegarde et Les actes de l’enquête en vue de sa canonisation, Paris 2000. 4 Sur la composition de cette œuvre, voir en particulier P. Dronke, "The composition of Hildegard of Bingen's Symphonia", Sacris erudiri, 19, 1969-70, p. 381-391 ; du même auteur, on consultera avec profit Poetic Individuality in the Middle Ages : New Departures in Poetry 1000-1150, Oxford, 1970, chap. 5, "Hildegard of Bingen as Poetess and Dramatist", p. 150-192, et Women Writers of the Middle Ages : A Critical Study of Texts from Perpetua (†203) to Marguerite Porete (†1310), Cambridge, 1984, chap. 6 "Hildegard of Bingen", p. 144-201. 5 Cf. Hildegardis Bingensis, Epistolarium, éd. L. VAN ACKER, Turnhout, 2 vol., 1991-1993 (CCCM 91 et 91A), et Epistolarium, Pars Tertia, éd. L. van Acker (†) et M. Klaes-Hachmöller (CCCM 91B), Turnhout, 2001, Ep. XL, p. 102 : « dicitur quod… modos novi carminis edas » (« on dit que tu produis des chants d’un mode nouveau »). Voir aussi le propre témoignage de Hildegarde, qui assigne à une vision divine l’origine de ces chants : « Cela arriva la neuvième année après la fin de cette grande vision véritable qui avait révélé au simple être humain que je suis les visions véritables sur lesquelles j'avais sué pendant dix ans. C'était la première année depuis que cette même vision m'avait dévoilé, pour que je les explique, les subtilités des différentes natures des créatures, les réponses et les conseils aux grands comme aux moins grands, la symphonie de l'harmonie des révélations célestes, la langue et les lettres inconnues, ainsi que d'autres exposés, sur lesquels, accablée de douleur et de souffrances après les visions dont j'ai parlé, j'avais peiné huit ans durant » (Liber vite meritorum, éd. A. CARLEVARIS, Turnhout, 1996, p. 8, CCCM 90). 6 Voir entre autres Jutta and Hildegard : The Biographical Sources, translated and introduced by Anna Silvas, Turnhout, 1998 (Medieval Women : Texts and Contexts, 1). 2 2 une activité littéraire multiforme qui ne prit fin qu'avec elle, trente ans plus tard. Or cette assurance trouva également sa traduction dans la manière dont elle assuma sa charge de supérieure de monastère et dans les liens qu’elle établit avec nombre de grands de ce monde. Mais Hildegarde n’oublia pas pour autant qu’elle avait été la pia discipula de Jutta, et suscita, vers 1140, la rédaction d’une Vita de sa maîtresse, par un auteur anonyme dans lequel on peut sans doute reconnaître Volmar7. Comme d’autres femmes « auteurs » du Moyen Age, Hrotsvita de Gandersheim et Herrade de Hohenbourg, par exemple, Hildegarde perpétua ainsi la mémoire de la figure féminine qui lui avait dispensé la formation initiale à l’origine de son épanouissement ultérieur. Quoi qu’il en soit de l’origine de ses dons poético-musicaux, c’est bien sa subjectivité et sa sensibilité propre qui se donne à lire et à entendre dans le choix des thèmes de ses 77 compositions, particulièrement dignes d’être qualifiées de lyriques si l’on admet, avec Paul Valéry, que « le lyrisme est le développement d’une exclamation ». Car dans cette Symphonia qui multiplie les « O » et les interjections8, c’est le chant profond de Hildegarde qui se donne à entendre comme un cri mélodieux. Certes, dans ses pièces qui célèbrent la Trinité, le Verbe du Père, « la force de l’éternité », « la vertu de la Sagesse », le pouvoir vivifiant de l’Esprit saint ou « l’amour inondant toutes choses », Hildegarde se fait avant tout « poétesse de Dieu », de même que dans ses louanges aux anges ou à l’Eglise qui s’élèvent vers le ciel telle la fumée de l’encens. Mais les figures qu’elle choisit également d’honorer par des hymnes ou séquences, ainsi que l’arithmétique de ces chants9, reflètent clairement ses intérêts et ses affects personnels. Ses 16 compositions à la louange de la Vierge, par exemple, font clairement entendre la voix d’une nonne pleine d’amour pour celle dont la conception du Christ manifeste l’image maternelle et consolante par excellence. Comme dans d’autres écrits, par exemple son traité de médecine Cause et cure, Hildegarde se livre dans sa Symphonia à une variation sur le thème de la felix culpa : c'est finalement une bonne chose, selon l'abbesse, qu'Eve soit "tombée" la première car en elle se compensent la cause et l'effet : dû à la plus grande fragilité de la femme, le péché fut plus facile à effacer en raison de cette même fragilité ; si l'homme avait le premier transgressé l'interdit, il n'aurait pas été sauvé car il se serait durci dans son refus têtu d'être corrigé10. Celle qui a attiré le courroux divin sur le genre humain est donc aussi sa chance de salut, celle qui a introduit le désordre est gage de sa réparation. L’insistance avec laquelle est glorifié le ventre où s’est accompli ce mystère par l’infusion divine, reflète pour sa part magnifiquement la fascination d’une religieuse ayant opté pour une maternité spirituelle et non physique. La maternité constitue en effet un des plus beaux aspects de la condition de femme à ses yeux — et a fortiori la maternité virginale, 7 Editée par F. STAAB, "Reform und Reformgruppen im Erzbistum Mainz. Vom ”Libellus de Willisgi consuetudinibus” zur ”Vita domnae Juttae inclusae”", dans Reformidee und Reformpolitik im Spätsalisch-Frühstaufischen Reich, éd. S. Weinfurter, Mayence, 1992, p. 119-187. 8 Cette voyelle « O » était porteuse d’un mélisme sans paroles, depuis longtemps important dans de nombreuses séquences et antiennes, mais Hildegarde y recourt plus systématiquement que d’autres ; cf. G. Iversen, Chanter avec les anges. Poésie dans la messe médiévale. Interprétations et commentaires, Paris, 2001, p. 255. 9 Trois sont adressés au Christ, quatre à l’Esprit-saint, et cinq à Dieu, contre 16 à la Vierge ou 13 à Ursule et ses compagnes, par exemple ; cf. G. Iversen, « “O vos angeli“ ». Hildegard’s lyrical and visionary texts on the celestial hierarchies in context of her time », dans R. BERNDT, éd., « Im Angesicht Gottes suche der Mensch sich selbst ». Hildegard von Bingen 1098-1179, Berlin, 2001, p. 87-113. 10 Beate Hildegardis Cause et cure, éd. L. Moulinier, Berlin, 2003, p. 79 : « Sed et si Adam transgressus fuisset prius quam Eva, tunc transgressio illa tam fortis et tam incorrigibilis fuisset, quod homo etiam in tam magna obduratione incorrigibilitatis cecidisset, quod nec salvari vellet nec posset. Unde quod Eva prior transgrediebatur, facilius deleri potuit, quia etiam fragilior masculo fuit ». (« Si Adam avait péché avant Eve, uploads/Religion/ hildegarde-de-bingen-chants-et-lettres.pdf

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  • Publié le Fev 07, 2021
  • Catégorie Religion
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