— — 1 Textes spirituels d’Ibn Taymiyya. Nouvelle série XIX. Guerre civile (fita

— — 1 Textes spirituels d’Ibn Taymiyya. Nouvelle série XIX. Guerre civile (fitan) et refus de combattre De nos jours, les meurtres et la guerre civile qui divisèrent la com- munauté de Muḥammad moins d’une génération après sa mort enveni- ment encore les relations entre Musulmans. Quatorze siècles après la tragédie de Karbalā’ en 61/680, des prédicateurs shī‘ites continuent par exemple de maudire comme suit le deuxième calife umayyade, Yazīd b. Mu‘āwiya, selon eux responsable de la mort d’al-Ḥusayn, le petit-fils du Prophète : « Yazīd est un animal dégoûtant. Quelqu’un comme lui ne priera jamais, hein ? […] Cette personne, Yazīd, est tellement arrogante, tellement dégoûtante […] Quelqu’un comme Yazīd est un animal sur cette terre, et pire ! Il ne va jamais, jamais, rechercher la porte du pardon – numéro un. Numéro deux, ceux qui viennent me trouver et disent : « Sayyidnā, Yazīd, nous devrions penser comment Dieu pourrait lui pardonner. Nous ne devrions pas le maudire (la‘na) ! », le fameux poète persan répond merveilleusement. Que dit-il ? Il dit : « On me dit de ne pas maudire Yazīd car Dieu pourrait lui pardonner. Je le maudis donc doublement. Pourquoi ? Parce que si Dieu est disposé à pardonner à Yazīd d’avoir tué l’imām al-Ḥusayn, alors Il me pardonnera d’avoir maudit Yazīd ! » C’est juste, ou non ? Si Dieu est pardonnant au point de pardonner à Yazīd d’avoir tué l’imām al-Ḥusayn, alors je vais le maudire non-stop, hein, parce qu’alors Dieu me pardonnera également de le maudire. Des gens comme Yazīd et les Yazīds qui vinrent avant Yazīd, hein, les Yazīds qui vinrent avant Yazīd, ces gens, la porte du pardon s’est fermée devant eux ; (a) parce que les Imāms rendent cela clair ; (b) parce que ces gens oppriment les droits de Muḥammad et de la famille de Muḥammad ; or une personne qui opprime les droits de Muḥammad et de la famille de Muḥammad et meurt sans se ranger sous leur gui- dance est quelqu’un qui est mort mécréant1 ». À ce genre de rhétorique frénétique d’un mollah contemporain il vaut la peine d’opposer la mesure d’un théologien-mufti classique de la trempe d’Ibn Taymiyya, à propos de Yazīd b. Mu‘āwiya comme à propos du conflit qui opposa son père et d’autres Compagnons au père d’al-Ḥusayn, ‘Alī, le quatrième calife bien-guidé. Les deux fetwas traduits ci-dessous, le premier assez bref (A), le second plus long (B), appartiennent bien entendu à un autre genre de discours que l’homilé- tique duodécimaine. Par delà la forme, c’est au niveau du fond que le contraste s’avère cependant le plus profond. La question suscitant le fetwa A semble suggérer que les respon- sables de la guerre civile ayant suivi l’assassinat du calife ‘Uthmān en 35/656 devront en subir le châtiment en enfer. Plutôt que d’abonder en ce sens, Ibn Taymiyya rappelle quelques points fondamentaux de doctrine. Il s’agit d’abord de la suréminence des Musulmans des trois premières générations et de la promesse d’entrée au paradis faite par le Prophète à un certain nombre de ses Compagnons, dont les prin- cipaux acteurs de cette guerre civile, quel qu’ait été leur camp. Il s’agit par ailleurs de la récompense attendant toute personne faisant un effort de réflexion (ijtihād), indépendamment du caractère juste ou erroné de ses conclusions. Il s’agit enfin de l’affirmation que pécher ne conduit pas nécessairement en enfer, sans aucune autre considé- ration. Pour Ibn Taymiyya, ce serait là un jugement absolu, et donc inadéquat en tant que tel, la réalité théologique étant plus complexe. Avant de condamner automatiquement qui que ce soit à l’enfer, besoin est en effet selon lui de vérifier l’absence ou la présence d’empêche- ments à une telle condamnation. Il en énumère dix, dont certains paraîtront pour le moins inattendus à d’aucuns, telles l’intercession d’autres que le Prophète ou les frayeurs mêmes de la résurrection. N’était le fait que la décision finale n’appartient à nul autre que Dieu, ces précisions du Shaykh de l’Islam conduisent légitimement à se demander si quelque pécheur aboutira jamais en enfer ! Elles vont en tout cas dans le même sens que la « Règle concernant l’accusation 1. Passage d’un sermon du Dr. Sayed A. Nakshawani, Forgiveness in Islam, Idara e Jaferia, Muḥarram 1435/2013. Sur internet : https:// www.youtube.com/watch?v=3ZGRasSNSck., minutes 45.00-46.30, en anglais). de mécréance » (qā‘idat al-takfīr) mise en œuvre à la fois dans son Fetwa des calenders2 et son Fetwa des Rāfiḍites3. En bref, cette règle dit qu’il n’est pas suffisant d’avoir toutes les raisons d’appliquer une norme canonique à un cas particulier ; il faut en outre être capable de réfuter toutes les objections qu’il pourrait y avoir à le faire. Mu‘āwiya apprenant la mort de ‘Alī4 Dans le fetwa A, le théologien mamlūk s’avère donc, une fois de plus, préférer une analyse empreinte de miséricorde à toute condam- nation dans l’absolu. Même pour des fauteurs de troubles de la gravité d’une guerre civile, la porte du pardon divin ne peut jamais être consi- dérée comme fermée a priori. Entre les extrêmes contraires consistant soit à attaquer un individu ou un camp particuliers, soit à s’attacher à eux sans réserve, Ibn Taymiyya prône une via media reconnaissant tous les Compagnons dont question comme des croyants, des Musul- mans. Cela dit, soucieux de vérité historique plus que de mythologie, il met en garde contre les nombreux mensonges circulant au sujet de certains d’entre eux et n’a pas de difficulté à affirmer que ‘Alī et son parti furent plus près de la Vérité et du droit (al-ḥaqq) que ceux qui s’opposèrent à lui et le combattirent. Le fetwa B répond à une série de questions. Les premières portent sur le meurtre d’al-Ḥusayn à Karbalā’, son statut au regard de la religion ainsi que celui de son meurtrier et le sort des survivants de sa famille comme de son propre chef, après la décapitation de son cadavre. C’est ensuite sur des événements plus anciens que des clari- fications sont attendues du théologien mamlūk : les relations de Mu‘āwiya avec ‘Alī et ses deux fils et, même, le meurtre de ‘Uthmān. Ni la date de composition du fetwa A, ni celle du fetwa B ne sont connues. Ce sont cependant les mêmes vues que l’on découvre en l’un et l’autre, B offrant des précisions et développements que la concision 2. Voir la traduction de ce fetwa in Y. MICHOT, IBN TAYMIYYA. Mécréance et pardon. Textes traduits de l’arabe, introduits et annotés, Beyrouth, Albouraq, « Écrits spirituels d’Ibn Taymiyya, 2 », 1426/ 2005, p. 25-35 ; traduction anglaise in Y. MICHOT, IBN TAYMIYYA. Against Extremisms. Texts translated, annotated and introduced. With a foreword by Bruce B. LAWRENCE, Beyrouth - Paris, Albouraq, Ṣafar 1433 / janvier 2012, p. 51-58; importants corrigenda in Y. MICHOT, Textes spirituels d’Ibn Taymiyya (Nouvelle série). XVII. Les Rāfiḍites, avril 2014, p. 24 (sur internet). 3. Voir la traduction et l’analyse de ce fetwa in Y. MICHOT, Textes spirituels, N.S. XVII. Voir aussi Y. MICHOT, Ibn Taymiyya, Salafism and Mercy, in Ahmet KAVAS (éd.), Tarihte ve Günümüzde Selefîlik, Istanbul, Ensar Neşriyat, 2014, p. 411-430 ; p. 421-422. 4. Miniature d’une copie tīmūride de l’Histoire universelle - Jāmi‘ al-tawārīkh de Ḥāfiẓ-i Abrū (m. 833/1430), Herat, vers 829/1426 ; voir CHRISTIE’S, Sale 1117 - Art of the Islamic and Indian Worlds, Londres, 25 avril 2013, lot 90. — — 2 de A ne permet pas. Ibn Taymiyya élabore sa réponse de manière relativement fidèle à l’ordre des questions qui lui ont été posées. La dernière, relative à l’assassinat de ‘Uthmān, le conduit cependant à s’engager à un certain moment dans des considérations sans lien im- médiat avec les questions à l’origine de son fetwa. Al-Ḥusayn1 Le mufti damascain consacre le début du fetwa B aux éminentes vertus des quatre premiers califes – particulièrement le premier d’en- tre eux, Abū Bakr – et d’autres Compagnons plus âgés qu’al-Ḥusayn. Procéder ainsi lui permet en quelque sorte de remettre ce dernier « à sa place » dans la hiérarchie des premiers Musulmans, les données historiques et traditionnelles suffisant pour mettre à mal la mythologie attribuant au petit-fils du Prophète un statut extraordinaire, une centralité exceptionnelle, dans le Shī‘isme notamment. Ainsi al- Ḥusayn ne fut-il pas le premier à être tué injustement, en martyr. Une vingtaine d’années avant le drame de Karbalā’, ‘Uthmān et ‘Alī avaient déjà été assassinés. Le nom d’al-Ḥusayn ne figure pas sur la liste des dix Compagnons à qui le Prophète promit le paradis. C’est d’Abū Bakr que le Prophète souligna de diverses manières la pré- éminence et c’est lui qu’il affirma aimer le plus. Trop jeune à l’époque, al-Ḥusayn ne fut pas d’entre les précesseurs, les premiers croyants qui se dépensèrent sur le chemin de Dieu avant la conquête de La Mecque. Il ne fut ni d’entre les trois cent treize combattants de Badr pardonnés par Dieu, ni d’entre les mille quatre cents Musulmans qui prêtèrent allégeance au Messager à al-Ḥudaybiya en 6/628. Bref, s’agissant de l’éminence, des vertus et des mérites, al-Ḥusayn est d’un statut inférieur uploads/Religion/ ibn-taymiyya-quot-guerre-civile-fitan-et-refus-de-combattre-quot-textes-spirituels-n-s-xix 1 .pdf

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  • Publié le Jul 21, 2022
  • Catégorie Religion
  • Langue French
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