Journées d'Agrégation en Ligne 2002-2003 Les résonances ignatiennes de la « pur
Journées d'Agrégation en Ligne 2002-2003 Les résonances ignatiennes de la « pure indifférence » chez Montaigne Josiane Rieu (université de Nice) Pour Jean Gautheron La plupart des critiques réfèrent les notions clefs des Essais - dont celle d'indifférence que nous examinons ici -, aux seules sources antiques, notamment celles provenant du (ou des) scepticisme(s), du stoïcisme, et de l'épicurisme ; sans nier leur importance, nous voudrions rappeler que celles-ci ne sont pas l'unique repère de l'univers intellectuel de Montaigne. L'autre grand pan de la culture humaniste, celui de la culture religieuse (au moins aussi important que le premier)1, permet de mieux comprendre les Essais. Il se compose des références scripturaires et patristiques, mais aussi des « best- sellers » de la littérature dite de dévotion (qui s'est développée et vulgarisée en cette période de guerres civiles où se réactualisent les débats théologiques). La première production de Montaigne est justement la traduction du Livre des créatures de Raymond de Sebond (en 1569, avec une 2e publication en 1581), ouvrage que son père lui avait demandé de faire connaître parce que les arguments que le théologien espagnol avançait contre ceux qui voulaient séparer les domaines de la raison et de la foi, au XVe s2, lui avaient semblé pouvoir être adressés de la même façon aux spiritualités strictement fidéistes issues de la devotio moderna, notamment la Réforme. Dans l'Apologie, Montaigne renouvelle et tempère le discours excessif de Sebond, de façon à mieux répondre aux interrogations réellement posées à son époque3. Frédéric Brahami note que les traductions de Sextus Empiricus Hypotyposes pyrrhoniennes, par H. Estienne, en 1562 (en latin) ; et des Adversus mathematicos, par G. Hervet, 1569 (en latin) sont impliquées dans les controverses suscitées par la réforme : « Ces textes participent à la mise en forme savante d'une « sceptique chrétienne », c'est à dire d'une tradition qui appuie la foi sur les ruines de la raison, et qui prend diverses figures au XVIe s et au XVIIe s » 4. Selon lui, « Même lorsque Montaigne reprend parfois à la lettre l'argumentaire sceptique grec, ce n'est jamais en réalité des mêmes concepts qu'il s'agit. Montaigne privilégiait le pyrrhonisme parce qu'il y voyait une doctrine susceptible de satisfaire la dénonciation chrétienne de la vanité» . De fait, le but de Montaigne est de parvenir à l'utilisation de la droite raison : « Or, -précise Brahami- la droite raison n'est pas la raison méthodiquement conduite selon ses propres normes, mais la raison orientée par une volonté spirituellement bonne » 5. Cet équilibre entre la raison et la foi, qui repose sur une subordination de la raison à la foi, est le plus traditionnellement « catholique » . Dans un article récent, Bernard Sève s'est interrogé sur la notion « d'indifférence », ou de distance intérieure très particulière que Montaigne garde dans l'action, en lui attribuant une « double origine et une double signification, stoïcienne et sceptique » 6. Après avoir constaté des différences fondamentales, il conclut : « L'indifférence montanienne n'est donc ni stoïcienne, ni exactement sceptique. Mon hypothèse est qu'il existe un concept spécifiquement montanien de l'indifférence et de l'action sur fond d'indifférence.. » . Il la relie au souci de préserver la liberté intérieure de jugement, et « permet une action véritablement agissante ad extra : ni la simple jouissance immanente du vivre de soi, ni l'activisme vite forcené » . Nous voudrions apporter à la finesse de cette étude un complément d'information sur une source oubliée par la critique (même par l'ouvrage de Michael Screech) 7, et qui concerne pourtant l'actualité brûlante de l'époque, la méthode d'Ignace de Loyola, dont les Exercices spirituels ont paru en 1548, et dont l'expansion a été extraordinaire en Europe. La nouvelle conception du cheminement spirituel selon Ignace, qui fait une large part à l'analyse psychologique au service de la liberté intérieure (analyse qui permet de démasquer toutes les illusions, les influences pernicieuses etc ) de façon à pouvoir pleinement exercer son jugement et prendre de vraies « décisions », sa pratique d'une « indifférence » au sein même de l'action, fournissent une position très proche de celle de Montaigne, et même permettent, nous semble-t-il, de mieux comprendre le dessein des Essais et leur écriture dialogique spécifique. Cette collusion est d'autant plus vraisemblable que Montaigne fréquentait des jésuites. Selon le témoignage de Pierre de Lancre8, il s'appuyait sur le Père Maldonat, à Rome, lorsqu'il s'agissait de question de théologie ; Etienne Binet, son biographe, était jésuite ; Florimond de Raymond reprendra des textes de Montaigne pour lutter contre les Protestants ; l'évêque Jean Pierre Camus, écrivant les Diversitez (à partir 1613) utilisera constamment sur les Essais, pour soutenir son exercice pastoral de connaissance des âmes9. Notre hypothèse, à la suite d'une remarque de Marc Fumaroli, est que Montaigne, s'il n'a pas embrassé entièrement les Exercices spirituels10, a pu s'en inspirer pour élaborer sa méthode propre d'analyse et de conduite ; et en adapter une variante pour le « gentilhomme chrétien » . Mon propos ici, pour aider les étudiants en vue d'une leçon d'agrégation, est de fournir des éléments de réflexion qui pourraient être utiles pour un sujet sur « l'action et l'indifférence », ou bien « l'engagement chez Montaigne », ou bien « la position religieuse de Montaigne » . Une leçon sur l'engagement et l'indifférence par exemple, pourrait en introduction opposer le désengagement affiché de Montaigne (« Le maire et Montaigne ont toujours été deux» III, 10, 1012)11, au naturel passionné qu'il avoue constamment (« mon aller n'est pas naturel s'il n'est à pleine voile », III, 3, 821) : comment se combinent ces deux attitudes ? Le candidat pourrait dans une première partie interroger les modèles philosophiques, reprenant les passages traditionnellement cités en exemple de scepticisme, de pyrrhonisme, etc, pour en arriver à dire que chaque fois Montaigne nuance et construit sa propre « sagesse » (c'est une partie « attendue » ). Dans une deuxième partie, il pourrait alors suggérer une explication plus globale, en ce qu'elle prendrait en compte toutes les dimensions de la personne humaine: et relèverait alors de modèles anthropologiques proposés par la spiritualité contemporaine, entre autres par Ignace de Loyola, qui tient compte de la psychologie, de la sensibilité personnelle et unique de chacun...). Enfin dans une dernière partie, il montrerait en quoi Montaigne va « adapter » le modèle ignatien à sa situation et à sa sensibilité propre. Pour alimenter ces deux dernières parties, voici donc quelques éléments. Nous donnerons d'abord un aperçu de l'objectif et de la méthode des Exercices, puis nous verrons comment et pourquoi il s'agit de gérer l'équilibre intérieur dans l'action ; nous verrons alors que la forme dialogique joue un rôle dans ce dessein. Chaque fois, nous tenterons un parallèle entre Ignace et Montaigne. I. L'objectif et la méthode des Exercices et des Essais. Les Exercices évoquent la notion d'indifférence à plusieurs reprises, et nous rencontrons même l'image de la balance : « Je dois me trouver indifférent sans aucun attachement désordonné, de façon à ne pas être incliné ni attaché à prendre ce qui m'est proposé plus qu'à le laisser, ni à le laisser plutôt qu'à le prendre. Mais je dois me trouver comme l'aiguille d'une balance pour suivre ce que je sentirai être davantage à la gloire et à la louange de Dieu notre Seigneur et au salut de mon âme », (Exercices, p.100)12 -cette image ne saurait donc référer au seul Sextus Empiricus-. Il s'agit ici d'une indifférence qui, loin de conduire au « détachement », à la « suspension », permette précisément que l'homme agisse dans le monde, mais de façon totalement libre, de sorte que toutes ses actions aient vraiment une valeur. Pour faire une bonne élection (prendre les bonnes décisions dans sa vie), il faut avoir pour objectif la fin pour laquelle l'homme est créé (louer Dieu et sauver son âme) ; et tout subordonner à cet objectif. C'est ce que dit le Principe et fondement : « L'homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur, et par là sauver son âme. Les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l'homme, pour l'aider à poursuivre la fin pour laquelle il est créé. Il s'ensuit que l'homme doit en user dans la mesure où elles lui sont une aide pour sa fin, et s'en dégager dans la mesure où elles lui sont obstacle. Pour cela il faut nous rendre indifférents à toutes les choses créées, en tout ce qui est permis à la liberté de notre libre arbitre et ne lui est pas défendu. De telle manière que nous ne voulions pas, quant à nous, santé plus que maladie, richesse plus que pauvreté, honneur plus que déshonneur, vie longue plus que vie courte, et ainsi de toute le reste ; mais que nous désirions et choisissions uniquement ce qui nous conduit davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés » (p.28). Ainsi l'homme peut utiliser toutes les choses du monde, dans la mesure où cela est uploads/Religion/ josiane-rieu-pure-indifference.pdf
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- Publié le Mai 12, 2022
- Catégorie Religion
- Langue French
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