LA SYMBOLIQUE DU FEU Le monde entier s'est ému et son émotion s'apaise à peine.
LA SYMBOLIQUE DU FEU Le monde entier s'est ému et son émotion s'apaise à peine. Les événements du Sud Viet-Nam ont fait brusquement surgir dans l'actualité, des traits d'une lointaine barbarie que l'on croyait à jamais révolue. Immolations volontaires ou sacrifices humains ? Ou l'un et l'autre à la fois ? On s'interroge encore ; on attend des témoi- gnages. La vérité pourra-t-elle se frayer un passage à travers l'exploitation politique ? Nos consciences occidentales, sur lesquelles pèse le lourd sou- venir du bûcher des hérétiques, sont peu rassurées par ces évoca- tions. Elles imaginent mal que des hommes pieux que l'on croyait, des sages et des non-violents aient pu être les acteurs ou les vic- times de ces aberrations. La presse a rappelé que des actes semblables avaient été perpétrés il y a quinze ou vingt ans dans les mêmes régions. Cer- tains témoins ont eu le sentiment confus du réveil d'une tradition beaucoup plus lointaine. Et ils ne se sont pas trompés, si l'on en juge par une curieuse page de Quinte-Curce, chargée aujour- d'hui du plus tragique intérêt. L'écrivain latin, dans sa « Vie d'Alexandre-le-Grand » après avoir décrit les mœurs des rois de l'Inde à l'époque du Conqué- rant macédonien, évoque ceux qu'on appelle les « Sages ». Leurs coutumes sont encore plus déconcertantes que celles des rois : « Selon eux, il est beau de devancer la mort, et ils ordonnent qu'on les brûle vivants (vivos se cremari jubent...) si apparaît en eux le moindre signe de faiblesse dû à leur âge ou à leur santé. Atten- dre la mort est pour eux le déshonneur suprême. Aucune consi- dération n'est accordée à ceux qui laissent la vieillesse abîmer leur corps. Ils estiment que brûler vivants, en pleine respiration, LA SYMBOLIQUE DU F E U 61 évite toute souillure au feu du bûcher » (Inquinari putant ignem nisi qui spirantes recipit.) (1). Qui sont ces « Sages »? « Agreste et horridum genus » dit Quinte- Curce. Ils vivent loin des villes et ont des mœurs rudes. Etaient- ils de ces anachorètes des forêts, dont la littérature védique nous révèle l'existence dès une époque lointaine ; ou des ascètes jaïnistes (qui admettaient le suicide) ou des moines bouddhistes (l'époque d'Alexandre est l'un des grands moments de diffusion de la Doc- trine) aucune précision ne permet d'en décider. De toute manière, le fond d'indianité qui a marqué histori- quement le Bouddhisme ne s'est pas entièrement effacé lorsque celui-ci a dû quitter sa patrie d'origine. Aussi peut-on rattacher le geste des bonzes de Hué et de Saigon à des précédents millé- naires. Mais les actes d'aujourd'hui dépassent la portée des anti- ques oblations individuelles. Ils ont valeur de sacrifices au béné- fice d'une communauté. Il est difficile, en effet, de ne pas penser que les bonzes qui se sont voués à la mort n'aient pas eu le senti- ment d'une union mystique avec leurs coreligionnaires. Sans doute faut-il tenir compte du fait que le Bouddhisme s'est développé au Viet-Nam sur un fond très ancien de Confu- cianisme. Or celui-ci est particulièrement sensible à la notion de solidarité du groupe, familial en particulier, mais pouvant être étendu à la famille spirituelle. Certes toutes les religions ont admis qu'une victime de choix pouvait assurer le salut de tous. Et l'holocauste, c'est-à-dire le sacrifice où la victime est entièrement consumée, comme le mot s'indique (èXoç = tout entier, Kaiw, Kavaw brûler, d'où caustique) est le signe du don total • Mais il y a davantage. Il y a davantage, tout d'abord, parce que le sacrifiant et la victime ici se confondent. Et aussi parce que le geste implique non seulement une reviviscence d'un rituel passé, mais le sen- timent encore très profond de sa valeur et de sa puissance. La notion ancienne du sacrifice signifiait que la force vitale de la victime revivifiait, ré-animait le jeu des forces de l'Univers, (1) Quinte-Curce, VIII, 31. 62 LA SYMBOLIQUE DU F E U dans lequel le croyant se sent intégré. L'immolation hindouiste de la « sati », de la veuve fidèle, sur le bûcher de son mari, était destinée moins à assurer à celui-ci un service outre-tombe qu'à augmenter la puissance vitale qui affermirait la survie du défunt. On sait que de telles immolations se sont maintenues jusqu'à la fin du x v n e siècle de notre ère ; mais le Bouddhisme n'en avait-il pas précisément libéré ses fidèles ? Ces lueurs de bûcher sont difficiles à chasser de nos imagi- nations. Les tragiques précédents de l'Histoire rendent cepen- dant plus explicables les drames contemporains... Emanant plus directement des conceptions bouddhiques est, sans doute, la pensée que le suicide demeure un privilège réservé à ceux qui estiment être parvenus au stade ultime de leur salut. A la différence du Brahmane, le Bonze n'est pas proche de la Déli- vrance, ipso facto, parce qu'il est Bonze, mais parce qu'il a choisi la Voie de la Connaissance enseignée par Bouddha, et qu'au terme de l'abolition des désirs s'offre à lui le renoncement le plus diffi- cile, le summum de la sainteté bouddhique : la suppression de la volonté de vivre. Certes, il n'est pas enseigné de la mettre en acte. Mais, dans l'ombre des monastères, combien d'ascètes n'ont- ils pas été tentés de conduire leur idéal jusqu'à son expression finale et ont ainsi perpétué, à travers les siècles, une antique cou- tume l D'autre part, aujourd'hui, le néo-bouddhisme n'est plus un bouddhisme passif ; il se veut actif. Est-ce trahir la non-vio- lence que de porter des coups sur soi et, par là, atteindre l'adversaire ? Où la pression d'une tradition millénaire a certainement joué, c'est dans le choix du mode d'immolation. Le texte de Quinte- Curce laisse entendre sans conteste que cette tradition ressortit à la mystique du Feu. Le Feu est l'élément purificateur par excellence. Le mot grec irup, 7tuf5á< qui désigne le feu est de la même racine que l'adjectif latin pur-us, pur. Aucune étymologie ne nous semble aussi élo- quente que celle-là. Le Feu dévore non seulement les souillures physiques mais les Mouillures morales, car il est de nature quasi- immatérielle, très voisine de l'âme ou de l'essence divine. La mort par le Feu libère l'être de tous les vestiges de « Karma » des âges antérieurs. Elle est le plus sûr mode de Délivrance. Mais le Feu ne purifie pas seulement, il régénère. En réalité, il n'anéantit pas, il transforme. Il est symbole de vie et d'immor- LA SYMBOLIQUE DU F E U 63 talité. Une très ancienne croyance indo-iranienne estimait que l'âme des rois était faite de feu et que la mort par le feu les ren- dait à l'Etre dont ils étaient issus. Ces conceptions sont-elles si éloignées de l'âme orientale d'aujourd'hui, ou sont-elles encore présentes aux foules boud- dhistes qui gravissent chaque année les pentes des volcans sacrés et, après trois jours de prières, — qui ressemblent à des incan- tations — suivent les bonzes jusqu'au bord des cratères où sont jetées les offrandes ? C'est le cas notamment des habitants de Bali, dans l'Archipel de la Sonde où la foi en Bouddha est restée vivace depuis deux millénaires et où le Gunung-Agung, la mon- tagne de feu, est appelée « Centre du Monde », « Père de l'Huma- nité », auquel un culte annuel est rendu. C'est le cas également des bouddhistes javanais qui gravissent par milliers les pentes du Brômo pour offrir au Feu sacré des sacrifices réguliers. Au Japon, le volcan Aso-San est un immense sanctuaire shin- toïste. Et les Japonais en mal de suicide se jettent dans son cra- tère, ou dans celui, plus sommeillant, du Fuji-Yama. Rêve de pureté, retour à l'Ame du Monde, Délivrance finale, suppression totale du corps, spiritualisation définitive de l'Etre, respect du Feu dont l'essence divine ne sera pas souillée par un cadavre, immolation personnelle mais aussi sacrifice à la collec- tivité, tous ces motifs éclairent, croyons-nous, le geste des Bonzes du Viet-Nam... • Si le sacrifice des moines au bûcher évoque une tradition spé- cifiquement orientale, ne croyons pas cependant que l'Occident, du moins à une période ancienne de son histoire, soit resté à l'écart des conceptions qui ont inspiré ce genre d'holocaustes. La mystique du Feu est loin d'être étrangère à nos systèmes de pensée ; elle nous vient à la fois de la Grèce et de la tradition judéo-chrétienne ; mais elle n'a jamais — sauf très rares excep- tions — entraîné des oblations de fidèles ou des suicides sacrés par crémation. C'est là une différence essentielle qui éclaire profondément celle des religions et des mentalités. 64 LA SYMBOLIQUE DU FEU Comme l'ensemble des peuples, la Grèce a exprimé dans ses créations mythiques et dans ses systèmes philosophiques la croyance en la vertu purificatrice et régénératrice du Feu. C'est vers le v i e siècle avant J.-C. que se fait jour en Grèce une mystique du Feu. A caractère spéculatif avec Heraclite et surtout Pythagore, elle apparaît aussi comme soutien d'espé- rances eschatologiques. Des uploads/Religion/ la-symbolique-du-feu.pdf
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- Publié le Fev 22, 2021
- Catégorie Religion
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