La troisième main : réviser la traduction littéraire Patrick Hersant Université

La troisième main : réviser la traduction littéraire Patrick Hersant Université Paris 8 Des diverses pratiques que met au jour l’approche génétique des traductions, la révision-correction n’est certes ni la plus flagrante, ni la plus décisive ; elle n’en consti- tue pas moins une étape essentielle, presque systématique, dont les enjeux se mesurent à l’aune des tensions, voire des conflits, qui opposent régulièrement le traducteur à son relecteur critique. Que ce dernier soit l’auteur lui-même, l’éditeur ou un révi- seur anonyme, les questions soulevées restent de même nature : qui est « l’auteur » de la traduction publiée, et jusqu’où s’étendent ses prérogatives ? Selon quels cri- tères d’évaluation prétend-on juger une traduction ? Quels présupposés sourciers ou ciblistes sont-ils à l’œuvre dans la révision du texte traduit 1 ? Précisons d’emblée qu’il ne sera pas ici question de la retraduction d’une œuvre, fût- elle partielle (la traduction dite « revue et corrigée »), ni de la phase d’auto-relecture effectuée par le traducteur lui-même, mais bien de la révision (assortie de corrections et de suggestions) prise en charge par un tiers. Précisons encore que cette pratique sera entendue dans sa double acception : La révision d’une traduction comporte tout à la fois une phase comparative inter-linguistique (vérifier l’exactitude du transfert de sens) et une phase d’édition non-comparative selon les paramètres habituels – style, structure, contenu et cohérence 2. C’est dire que la révision recouvre un vaste champ d’interventions, depuis les retouches minimales jusqu’à la réécriture complète en passant par le remaniement en profondeur 1. À de rares exceptions près (citées infra dans les notes 69, 71, 78 et 82), les travaux consacrés au processus de révision se limitent à la traduction technique ou spécialisée ; voir par exemple la bibliographie d’Isabelle S. Robert, « La relecture unilingue : une procédure de révision de traduction rapide, fonctionnelle, mais déloyale », TTR – Traduction, terminologie, rédaction, vol. 27, nº 1, 2014, p. 95-122. 2. Haidee Kruger, « The Effects of Editorial Intervention », dans Gert De Sutter, Marie-Aude Lefer et Isabelle Delaere (dir.), Empirical Translation Studies, Berlin, De Gruyter Mouton, 2017, p. 116. (Toutes les citations d’articles publiés en anglais sont traduites par nos soins.) 46 Réviser la traduction littéraire du lexique, du style et de l’organisation du texte. Elle intervient à un stade tardif du processus de la traduction : dans la plupart des cas, c’est la dactylographie adressée à l’éditeur qui est soumise à relecture. Les traces matérielles, hélas, en sont assez rares. D’abord parce que de tels documents de travail sont peu répandus, pas toujours accessibles et souvent incomplets, la plupart des traducteurs ne jugeant « pas utile de conserver les traces des différentes campagnes qui leur ont permis d’aboutir à tel ou tel choix lexical ou syntaxique 3 » ; ensuite, parce que ceux qui ont bien voulu archiver leurs brouillons ne tiennent pas toujours à exposer les faiblesses ou les étourderies que met en lumière une révision ; enfin, parce que les conflits avec le réviseur sont si fréquents, et parfois si vifs, que les échanges finissent souvent au panier comme un mauvais souvenir. 1 Auteur-traducteur-réviseur : la triangulation de l’autorité Il arrive cependant qu’un dossier génétique de traduction comporte, en plus des brouillons et de la correspondance avec l’auteur et avec l’éditeur, les notes et commen- taires du réviseur. Deux grands cas de figure se présentent alors : la révision heureuse, qui corrige ou améliore le texte et dont chacun se félicite ; et la révision conflictuelle, qui met aux prises le traducteur, l’auteur et le réviseur (quand ces deux derniers ne se confondent pas) dans une lutte parfois féroce visant à asseoir leur auctoritas. Les documents illustrant l’une ou l’autre de ces modalités de révision étant une denrée rare, nous commencerons par présenter cinq micro-dossiers génétiques ; quatre sont extraits d’archives publiques ou privées, le quatrième étant reconstitué à partir d’une correspondance publiée. Dans chacun d’eux, sous un intitulé mentionnant chaque fois l’auteur, le traducteur et le réviseur, on verra se mettre en place une chaîne de lecture et de décision fondée sur des rapports de force, de confiance ou d’autorité. 1.1 Saint-John Perse – Eliot – Larbaud Ayant découvert l’Anabase de Saint-John Perse en 1924, l’année même de sa parution en revue, T. S. Eliot entreprend de traduire en anglais ce poème où il entend maint écho de son propre Waste Land, paru deux années plus tôt 4. En janvier 1927, il prie Saint-John Perse de réviser le manuscrit de sa traduction, accompagné d’une liste de questions encore en suspens 5. Le poète français mettra plus de deux ans à lui répondre 6. Valery Larbaud, qui voit dans l’Anabase un « monument poétique planétaire 7 », sera entre-temps chargé par Saint-John Perse de réviser la traduction à partir de ses propres commentaires et de répondre aux questions du traducteur. 3. Fabienne Durand-Bogaert, « Ce que la génétique dit, la traduction le fait », Genesis, nº 38, dir. Fabienne Durand-Bogaert, « Traduire », Paris, 2014, p. 8. 4. Sur la collaboration traductive entre les deux poètes, voir Esa Christine Hartmann, « Saint-John Perse et T. S. Eliot : une traduction à deux plumes », dans Patrick Hersant (dir.), Traduire avec l’auteur. Études et documents, Paris, Sorbonne Université Presses, 2019. 5. Lettres atlantiques. Saint-John Perse, T. S. Eliot et Allen Tate (1926-1970), Cahiers Saint-John Perse, nº 17, éd. Carol Rigolot, 2006, p. 33. 6. « J’espère que vous pouvez me répondre dans quelques semaines ou peut-être un mois », écrit un Eliot optimiste dans la lettre accompagnant le manuscrit de sa traduction. (T. S. Eliot à Saint-John Perse, lettre en français du 15 janvier 1927, The Letters of T. S. Eliot, éd. Valerie Eliot et John Haffenden, New Haven, Yale University Press, 2011, 5 vol., t. III, p. 373.) 7. Valery Larbaud, « Préface pour une édition russe d’Anabase » (1925), dans Saint-John Perse, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972 (Saint-John Perse, OC), p. 1238. Patrick Hersant 47 Si les indications de Larbaud apportent un premier secours à Eliot, celui-ci se ménage une grande marge de liberté dans la révision de sa traduction, comme il le confesse le 17 mars 1927 à Marguerite Caetani : « Les seules différences importantes sont aux endroits où j’ai délibérément falsifié la traduction afin de créer un effet de fraîcheur et de faire en sorte que le lecteur oublie momentanément qu’il lit une traduction 8. » C’est que les annotations de Larbaud ne sont pas suffisantes pour Eliot, qui attend surtout les commentaires du poète lui-même : Pour l’instant, je ne peux tout de même rien faire avant d’avoir l’avis de Leger, dont j’estime beaucoup l’opinion. Quand j’aurai reçu son avis, je retravaillerai le manuscrit avec les suggestions des deux et préparerai une version finale, dont je vous enverrai des copies 9. On ignore si Saint-John Perse a puisé dans les observations de Larbaud pour élaborer ses propres révisions, qui seront inscrites par Marguerite Caetani dans les interlignes du manuscrit d’Eliot 10. Ce qui est certain, c’est qu’il apportera des réponses circons- tanciées au questionnaire d’Eliot ; d’une grande valeur exégétique, celles-ci sont du reste reproduites dans les Œuvres complètes sous le titre « Observations et corrections de Saint-John Perse pour la traduction anglaise d’Anabase par T. S. Eliot (1927) », afin de guider le lecteur dans sa compréhension du poème 11. À ces commentaires, il semble que Larbaud ait surtout donné un tour plus explicite et plus diplomatique 12. Ses remarques prennent ainsi, le plus souvent, la forme de simples questions ; il note à chaque fois la section du poème, la page du manuscrit, le numéro du vers, le mot ou le segment à modifier, puis une proposition de remplacement : « Page 14, l. 1. – risk. Would peril do ? » ; « l. 12. – great personages. – Is “notables” possible ? » ; ou encore : « p. 16 – last line. – “fragments”. Fringes ? Bits 13 ? » Parfois l’intervention du réviseur est plus élaborée, comme dans ces deux exemples pour lesquels nous ci- tons successivement le vers original d’Anabase, sa première traduction par Eliot, la proposition de Larbaud et la version publiée en 1930 par Eliot : 8. Lettres atlantiques, op. cit., p. 35. 9. Ibid. Voir aussi ce qu’en dit Saint-John Perse (qui se désigne lui-même à la 3e personne) dans les OC, p. 1142 : « En l’absence de toute réponse d’Alexis Leger, il recourait à l’entremise amicale de la princesse de Bassiano, fondatrice de la revue Commerce et amie du poète, pour obtenir indirectement quelques indications ou précisions nécessaires. Il était prêt à accepter quelques observations de Valery Larbaud et de Groethuysen, à qui la traduction anglaise avait été communiquée [...] ; mais c’est à l’opinion personnelle de Saint-John Perse qu’il tenait. » 10. Valery Larbaud, « Answers and explanations », 11 feuillets manuscrits, n. d., Fondation Saint-John Perse [1927], ibid., ci-après ms. Larbaud, FSJP. 11. La date de 1927 a été uploads/Religion/ la-troisieme-main-du-traducteur.pdf

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  • Publié le Mar 06, 2022
  • Catégorie Religion
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