1 CÔTE D'IVOIRE LE WAHHABISME À ABIDJAN : DYNAMISME URBAIN D'UN ISLAM RÉFORMIST

1 CÔTE D'IVOIRE LE WAHHABISME À ABIDJAN : DYNAMISME URBAIN D'UN ISLAM RÉFORMISTE EN CÔTE D'IVOIRE CONTEMPORAINE (v. 1960-1996)* Marie Miran** (article paru dans Islam et Sociétés au Sud du Sahara, n° 12, décembre 1998 : 5-74) Minoritaire et marginalisé au sein des sociétés musulmanes locales aux alentours des indépendances, le mouvement dit "wahhabite" semble avoir gagné du terrain et de l'influence au cours des dernières décennies à travers de vastes régions de l'Afrique de l'Ouest en général et de Côte d'Ivoire en particulier. Pourtant, relativement peu de recherches ont porté leur attention sur l'évolution de cette mouvance islamique à la suite de son âge d'or à la fin de la période coloniale.1 Par ailleurs, alors qu'il y a floraison d'études sur les sociétés musulmanes africaines d'aujourd'hui, le cas de la communauté ivoirienne reste largement inexploré2 et nos connaissances sur son histoire socio-politique contemporaine demeurent très limitées.3 A la lumière de ces zones d'ombre, cette étude se propose d'explorer et de discuter les développements que connut le wahhabisme en Côte d'Ivoire au fil des trois dernières décennies, en placant l'accent sur le contexte particulier de la ville d'Abidjan qui nous sert de cas d'étude. Ainsi espérons-nous contribuer, aussi modestement soit-il, à l'élargissement de nos connaissances sur l'historiographie islamique de l'Afrique de l'Ouest. D'autres recherches sur d'autres localités ivoiriennes seraient les bienvenues qui permettraient de construire une image plus complète et plus nuancée du wahhabisme en Côte d'Ivoire contemporaine. Nous avons suivi au cours de cette recherche une approche éminemment historique, en dépit du fait que nous traitons de l'histoire du temps présent si bien que le manque de recul sur certains événements récents est problématique. En aucun cas ne prétendons-nous donc faire un tour exhaustif de la question wahhabite. Par exemple, quoique la dimension sociale de la communauté wahhabite ait été explorée, il ne fait aucun doute qu'une enquête de type anthropologique aurait pu fournir de plus amples informations sur la vie des familles et leurs réseaux, sur les relations entre générations et entre sexes ou encore sur le phénomène des conversions à l'Islam par le truchement du wahhabisme. Nous n'avons pas fait d'enquêtes non plus dans les milieux et sur les réseaux commerçants en tant que tels. De plus, nous ne nous attardons guère sur la * Une version antérieure de ce papier a été présentée à la conférence de l'"African Studies Association" qui s'est tenue à Columbus, Ohio, du 13 au 16 novembre 1997. Nous tenons à remercier chaleureusement pour leurs conseils toujours utiles les professeurs Jean-Louis Triaud, David Robinson, Robert Launay ainsi que Michel Abitbol et Mordechai Tamarkin. Les faiblesses de l'article restent toutefois les notres. Les recherches pour cet article s'inscrivent dans notre travail de thèse sur l'histoire socio-politique des communautés musulmanes d'Abidjan, v. 1960-1996. ** Michigan State University. 1 Seules quelques rares études ont en effet été consacrées au wahhabisme en Afrique francophone à l'époque post-coloniale, à l'exception du cas du Mali, sur lequel nous disposons de plus amples informations. Pour deux recherches récentes sur le Mali, voir Zahrer (1995) et Hock (1998). 2 Seuls quelques rares chercheurs travaillent à présent sur les communautés musulmanes de Côte d'Ivoire contemporaine, parmi lesquels les anthropologues Robert Launay (sur Korhogo; voir 1992) et M. N. LeBlanc (sur Bouaké ; voir 1996). 3 Parmi les rares études, voir Delval (1980 et 1981), Yacoob (1980 et 1986) et Haïdara (1988). 2 description de la doctrine wahhabite, à la fois parce qu'elle a été richement présentée ailleurs4 et parce que nous n'avons pu rencontrer d'éminent théologien wahhabite à Abidjan qui aurait pu nous permettre de jauger d'éventuels changements dogmatiques intervenus depuis l'époque de son introduction dans la sous-région. Cette étude se place donc résolument dans le cadre de la discipline historique, principalement en raison de ses sources et de sa méthodologie. Elle se base essentiellement sur des documents d'archives fort abondants et jusque là non exploités, conservés par le Ministère ivoirien de l'Intérieur, en charge des associations religieuses et laïques.5 Ces documents couvrent la majeure partie de la période étudiée (v. 1954- 1988). Bien que peut-être incomplètes - des papiers hautement confidentiels pourraient être stockés ailleurs -, ces archives documentent avec une grande richesse de détails un certain nombre de problèmes relatifs à l'association wahhabite nationale, comme par exemple sa dispute interne en 1981 sur laquelle nous disposons de rapports et d'une correspondance quasi-hebdomadaires. Nous avons choisi de citer de larges extraits de ces documents, sans en modifier ni l'orthographe ni la grammaire, à la fois pour en présenter la nature et parce qu'ils permettent l'ébauche d'une analyse du discours musulman, les wahhabites ayant eux-mêmes volubilement couché sur papier leurs griefs et leurs visions sur un certain nombre de choses. Par ailleurs, ce travail s'appuie encore sur une enquête de terrain d'une durée de trois mois menée à Abidjan en 1996, au cours de laquelle nous avons pu nous entretenir assez librement avec des imams wahhabites locaux, des responsables du mouvement wahhabite et des professeurs de medersa. Quant à l'aspect méthodologique, on pourrait dire que la perspective de notre recherche en général est plus interprétative que théorique. Cette étude aborde à la fois l'évolution interne du mouvement et l'histoire des relations du wahhabisme avec la communauté musulmane ivoirienne en son entier, qui sont envisagés dans une relation dialectique. Parallèlement, ce travail considère encore la façon dont certaines évolutions propres au wahhabisme s'inscrivent dans le cadre de l'histoire globale de la société et de l'Etat ivoiriens post-coloniaux. Une précision s'impose enfin sur la terminologie employée. C'est l'administration coloniale française qui la première fit usage du terme "wahhabisme", adapté du nom du théologien arabe du 18ème siècle Muhammad Ibn Abd al-Wahhab, en qui elle voyait la principale source d'inspiration des nouveaux réformistes ouest- africains. Bien que ces derniers ne renient pas cette filiation, ils se sont toujours opposés à cette appellation qu'ils taxent d'impropre et de trompeuse, puisqu'elle fait référence à un attribut réservé à Dieu. Les autres musulmans par contre ont largement repris cette désignation, à laquelle ils ont donné une connotation plutôt péjorative. Reste que l'emploi du terme "wahhabisme" s'est finalement généralisé par commodité dans la littérature académique, sans implication d'ailleurs d'un strict conformisme entre les différents mouvements wahhabites de par le monde. Quoi qu'il en soit, en Côte d'Ivoire, les réformistes en question se sont eux-mêmes appellés "orthodoxes" dans les années 1970 (alors que ce sont leurs opposants qui ont été catalogués de la sorte au 4 Kaba, 1974, pp. 21-45 et 95-133. 5 La République de Côte d'Ivoire étant un Etat laïc, il n'y a pas de Ministère des Cultes. Le Ministère de l'Intérieur (ci-après abrégé en "MI") conserve tous les documents relatifs aux associations religieuses ou autres ainsi qu'aux églises, quand elles sont officiellement reconnues. Dans cette étude, nous faisons principalement référence aux dossiers se rapportant à l'association wahhabite nationale ("Association des musulmans orthodoxes de Côte d'Ivoire" ou AMOCI, devenue "Association des musulmans sunnites de Côte d'Ivoire" ou AMSCI). Ni les dossiers, ni les documents qu'ils contiennent ne sont catalogués, étant toujours en usage auprès de l'administration. Pour distinguer une lettre ou un rapport particulier, nous fournissons donc à la place le nom de l'auteur ou du service en charge, le destinataire, ainsi que la date. Lorsque nous faisons référence à un sujet plus large, sur lequel on dispose de plus de deux ou trois documents, nous ne donnons que le nom du dossier en question. 3 Soudan français puis au Mali contemporain)6, puis par la suite "sunnites", d'après l'expression arabe "Ahl al-Sunna" ou "communauté des gens de la Sunna", qui semble aujourd'hui le nom le plus courant adopté par les wahhabites d'Afrique de l'Ouest. Or ces deux appellations ne posent pas moins problème, puisqu'elles impliquent que seuls les "orthodoxes" ou "sunnites" sont sur le droit chemin de l'Islam voire sont les seuls véritables musulmans, ce qui rentre bien dans le credo wahhabite mais n'est certainement pas une considération du ressort du chercheur. Faute d'alternative claire et toutes précautions prises quant aux implications idéologiques des différents vocables, nous employerons finalement dans ce papier les appellations "wahhabite", "orthodoxe" et "sunnite" comme simples synonymes. Ces wahhabites ayant aussi des traits extérieurs caractéristiques comme leur façon de se vêtir et surtout leur manière de prier les bras repliés sur la poitrine comme cela se fait en Arabie Saoudite, on les surnomma aussi les "bras croisés". A l'inverse, tous les autres musulmans, sans considération de leurs différences réciproques, furent uniformément appellés "traditionnalistes" ou "bras ballants". Nous employerons également ces termes, qui n'ont aucune validité intrinsèque et ne font sens que par référence au contexte wahhabite. SURVOL HISTORIQUE ET ÉVOLUTION DU WAHHABISME EN CÔTE D'IVOIRE AUX LENDEMAINS DE L'INDÉPENDANCE (DU MILIEU DES ANNÉES 1940 À LA FIN DES ANNÉES 1960) Mouvement religieux puritain proposant une interprétation scripturaliste et anti- soufie de l'Islam, le wahhabisme fut à l'avant garde du renouveau réformiste, de style moderniste, tel qu'il se développa au cours des deux dernières décennies de l'ère coloniale dans les régions à prédominance Malinké/Dioula de l'Afrique Occidentale Française, à savoir certains secteurs du Burkina-Faso, uploads/Religion/ marie-miran-wahhabiyya-en-cote-d-x27-ivoire.pdf

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  • Publié le Dec 17, 2021
  • Catégorie Religion
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