Notes sur l’intertextualité biblique dans le discours anarchiste latino-américa

Notes sur l’intertextualité biblique dans le discours anarchiste latino-américain1 Joël DELHOM Université de Bretagne-Sud ERIMIT-LIRA Publié dans : Paola Domingo, Alba Lara-Alengrin, Karim Benmiloud (coord.), Amérique(s) anarchiste(s). Expressions libertaires du XIXe au XXIe siècle, Paris, Nada Éditions – Éd. Noir et Rouge (col. América libertaria), 2014, p. 263-293. Résumé : Réflexions sur l'utilisation de la Bible et des références religieuses par quelques anarchistes latino-américains, tout particulièrement, Rafael Barrett, Ricardo Flores Magón et Manuel González Prada. Après avoir rappelé que la Bible était souvent au centre du discours politico-social au XIXe s., nous étudions quelques exemples de représentation du militant révolutionnaire comme apôtre anarchiste, le parallèle avec la figure de Jésus et la comparaison du traitre avec Judas. Des historiens ont cru percevoir une certaine religiosité dans les mouvements anarchistes d’Amérique latine. Ainsi, Sergio Grez Toso écrit au sujet des libertaires chiliens : « [...] ils comprenaient leur propre doctrine de manière mystique, presque religieuse, développant leur action comme un apostolat social pour le triomphe de “la cause” » ; et il précise plus loin : « La foi perdue était remplacée par le dévouement plein de ferveur à “l’Idée”, une sorte de substitut de la religion. Les anars se distinguaient par leur foi, à caractère millénariste, dans la révolution sociale. Leurs principes moraux étaient déduits directement de cette conception religieuse de leur doctrine2. » Pourtant, il n’est pas ici question d’une forme d’anarchisme chrétien, dont le principal représentant en Amérique latine est sans doute l’hispano-paraguayen Rafael Barrett. Un des spécialistes de son œuvre, Francisco Corral, a souligné « la très nombreuse fréquence des citations religieuses », qu’il explique par le « conflit science-religion » à l’origine de la crise de la fin du XIXe s., et il note : 1 Communication présentée au colloque international « Amérique(s) anarchiste(s). Expressions libertaires du XIXe au XXIe siècle », Université de Montpellier 3 – LLACS, 10 et 11 octobre 2013. 2 Sergio GREZ TOSO, Los anarquistas y el movimiento obrero. La alborada de la “Idea” en Chile, 1893-1915, Santiago, Lom Ed., 2007, p. 183 et 194. C’est nous qui traduisons les textes en espagnol. 1 « Son attitude religieuse n’est pas, bien entendu, déconnectée du cadre général que nous venons d’analyser: la réaction spiritualiste propre au Modernisme, dans laquelle s’inscrit Barrett. La religiosité n’est qu’un aspect supplémentaire de ce mouvement fin de siècle qui, déjà las du matérialisme positiviste, cherche à retrouver le sens du mystère à partir d’un certain type de spiritualité romantique3. » Si ces explications peuvent convenir pour des militants s’inscrivant dans l’anarchisme tostoïen, elles ne rendent pas justice à la diversité des références à la Bible que l’on observe dans le discours anarchiste, notamment chez ceux qui restent attachés au matérialisme positiviste. Il doit y avoir d’autres dimensions sans lien nécessaire avec une supposée religiosité ou spiritualité des propagandistes. L’analyse que nous livre Juan Suriano sur l’Argentine nous semble plus féconde : « [...] malgré le prêche antireligieux puissant et le rationalisme indiscutable de la vision libertaire du monde, basée sur les principes scientifiques, on perçoit une appropriation d’éléments sociaux du christianisme. Le discours inversait et resignifiait le sens de certains termes religieux. Ainsi, d’une part, il aurait opéré un processus de laïcisation et de rationalisation de concepts propres à l’église, d’autre part, une appropriation des rituels oratoires4. » C’est la question de la fonction des emprunts au domaine religieux qui est ici posée et qui n’implique pas nécessairement une ferveur mystique ou une foi millénariste, dont on a fait souvent une caractéristique de l’anarchisme hispanique en se gardant bien d’en relever la présence dans d’autres formations idéologiques réputées plus scientifiques5. Précisons tout de même que le recours aux références bibliques n’est pas un phénomène généralisé, bien qu’il soit récurrent chez certains auteurs anarchistes. Ainsi, sont- elles quasiment absentes de nombreux numéros de périodiques et, par exemple, de l’anthologie Teatro y folletines libertarios rioplatenses (1895-1910) publiée par Eva Golluscio de Montoya6. Après une mise en perspective historique du phénomène, nous présenterons quelques exemples d’intertextualité7 biblique, principalement chez Ricardo Flores Magón, autour du parallélisme fréquent entre le militant et l’apôtre ou Jésus lui-même. 3 Francisco CORRAL, El pensamiento cautivo de Rafael Barrett. Crisis de fin de siglo, juventud del 98 y anarquismo, México-Madrid, Siglo XXI, 1994, p. 174-175. 4 Juan SURIANO, Anarquistas. Cultura y política libertaria en Buenos Aires, 1890-1910, Buenos Aires, Manantial, 2001, p. 319. 5 Voir notamment Juan DÍAZ DEL MORAL, Historia de las agitaciones campesinas andaluzas [1929], Madrid, Alianza, 1967, p. 447-448 ; Gerald BRENAN, El laberinto español [1943], Paris, Ruedo Ibérico, 1962, p. 110-111 (Brenan s’appuie lui-même sur Franz BORKENAU, The Spanish Cockpit, 1937) ; Eric HOBSBAWM, Rebeldes primitivos [1959], Barcelona, Ariel, 1983, p. 127-142. On entend aussi en France des échos de ces idées dans le livre de Jean BÉCARUD et Gilles LAPOUGE, Anarchistes d’Espagne, Paris, Balland, 1970, p. 19-20 et 28. 6 À l’exception, toutefois, d’une référence à la crucifixion et au Calvaire en p. 81 et à l’Amérique comme terre promise en p. 93 du drame Sin patria de l’Italien Pietro Gori ; ainsi que de quelques paroles de pardon attribuées à Jésus, et dont se distancie le personnage qui les prononce, en p. 147 de Los mártires de Dante Silva. Eva GOLLUSCIO DE MONTOYA, Teatro y folletines libertarios rioplatenses (1895-1910). Estudio y antología, Ottawa, Girol Books, 1996. 7 Sur cette notion, voir, par exemple, la synthèse L’intertextualité, textes choisis et présentés par Sophie RABAU, Paris, Flammarion, 2002. 2 1. Bible et discours politico-social au XIXe s. Commençons par tordre le cou aux idées reçues en replaçant le discours anarchiste dans un contexte plus large. Pour le Chili du début du XXe siècle, Grez Toso lui-même a cru bon de préciser dans une note : « [...] la tournure missionnaire, rédemptrice et moraliste était un dénominateur commun de la culture politique des anarchistes, des socialistes et des démocrates8. » Voici deux exemples concrets d’intertextualité biblique puisés dans des œuvres dramatiques incluses par erreur9 dans une anthologie du théâtre libertaire chilien éditée par Sergio Pereira Poza. Le premier, dans lequel le modèle apostolique et évangélique est évident, est extrait de Los Vampiros (1912), drame social de l’Espagnol émigré en Amérique Nicolás Aguirre Bretón, l’un des fondateurs du Parti socialiste à Iquique. Avant de mourir, Julián dit à María: « Tout rédempteur expire sur son calvaire »; et dans la scène suivante, Juan répond à María et à Elvira: « Vous serez une feuille portée par le vent sur le chemin de la rédemption humaine. Soyez source du nouvel évangile. La famille ouvrière est parvenue à son immense sacrifice, mais on aperçoit déjà depuis le sommet le chemin de la rédemption10. » Le second exemple est tiré du drame Suprema Lex (1895), écrit par Rufino Rosas, membre du Parti démocratique. Dans un dialogue qui évoque la nécessité de prêcher la parole révolutionnaire aux travailleurs malgré le découragement de certains militants face à l’indifférence générale, Luis affirme : « Ceux qui aiment notre Idéal doivent savoir que ce que nous recherchons, c’est-à-dire notre rédemption, se trouve sur une cime que nous pourrions bien appeler un Sinaï et que pour y parvenir il est nécessaire de parcourir un chemin long et accidenté comme celui du Calvaire, porter une lourde croix et être disposé, si les circonstances l’exigent, à mourir cloués sur cette croix des sacrifices11. » Comme on le voit, l’auteur confond ici Golgotha, où meurt le Christ (Évangiles), et Sinaï, où Dieu parle à Moïse (Exode). La cohérence et la précision dans la référence importent peu, car il s’agit là probablement d’une sorte de rhétorique obligée, rapprochant l’engagement social et le sacrifice rédempteur de la doctrine chrétienne. En Amérique comme en Europe, le discours politique de la fin du XIXe s. et du début du XXe est tributaire du socialisme utopique, de la perception romantique de Jésus et des 8 S. GREZ TOSO, Los anarquistas y el movimiento obrero, op. cit., p. 197, n. 535. 9 S. Grez Toso a signalé cette erreur dans « Resistencia cultural anarquista: poesía, canto y dramaturgia en Chile, 1895-1918 », in Clara E. LIDA et Pablo YANKELEVICH (comps.), Cultura y política del anarquismo en España e Iberoamérica, México, El Colegio de México, 2012, p. 279-282. 10 Reproduit dans Sergio PEREIRA POZA, Antología crítica de la dramaturgia anarquista en Chile, Santiago de Chile, Editorial Universidad de Santiago, 2005, p. 357-358 (acte unique, scènes IV et V). 11 Ibid., p. 232. 3 débats suscités par le renouveau de l’exégèse biblique12. Il convient de ne pas oublier l’influence d’œuvres telles que Nouveau christianisme (1825) du comte de Saint-Simon et Paroles d'un croyant (1834) de Lamennais. Ce dernier, dont le livre fut immédiatement traduit en espagnol et souvent réédité par la suite13, trouve dans les Évangiles une justification de la violence révolutionnaire et défend une vision apocalyptique de la réalisation du royaume de Dieu en insistant sur la nécessité du sacrifice et du martyre. Le mysticisme religieux caractérise plusieurs continuateurs de Saint-Simon, notamment Enfantin, et Fourier n’échappe pas non plus au messianisme. On pourrait uploads/Religion/ notes-sur-l-x27-intertextualite-biblique-dans-le-discours-anarchiste-latino-americain.pdf

  • 45
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Oct 19, 2022
  • Catégorie Religion
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.2057MB