ANGELO, tyran de Padoue de Victor Hugo PERSONNAGES : ANGELO MALIPIERI, podesta
ANGELO, tyran de Padoue de Victor Hugo PERSONNAGES : ANGELO MALIPIERI, podesta CATARINA BRAGADINI LA TISBE RODOLFO HOMODEI ANAFESTO GALEOFA ORDELAFO ORFEO GABOARDO REGINELLA DAFNE UN PAGE NOIR UN GUETTEUR DE NUIT UN HUISSIER LE DOYEN DE SAINT-ANTOINE DE PADOUE L'ARCHIPRETRE PREMIÈRE JOURNÉE LA CLEF Un jardin illuminé pour une fête de nuit. A droite, un palais plein de musique et de lumière, avec une porte sur le jardin et une galerie en arcades au rez-de-chaussée, où l'on voit circuler les gens de la fête. Vers la porte, un banc de pierre. A gauche, un autre banc sur lequel on distingue dans l'ombre un homme endormi. Au fond, au-dessus des arbres, la silhouette noire de Padoue au XVIe siècle, sur un ciel clair. Vers la fin de l'acte, le jour paraît. SCÈNE PREMIÈRE LA TISBE, riche costume de fête; ANGELO MALIPIERI, la veste ducale, l'étole d'or; HOMODEI, endormi, longue robe de laine brune fermée par-devant, haut-de-chausses rouge, une guitare à côté de lui. LA TISBE Oui, vous êtes le maître ici, monseigneur, vous êtes le magnifique podesta, vous avez droit de vie et de mort, toute puissance, toute liberté. Vous êtes envoyé de Venise, et partout où l'on vous voit il semble qu'on voit la face et la majesté de cette république. Quand vous passez dans une rue, monseigneur, les fenêtres se ferment, les passants s'esquivent, et tout le dedans des maisons tremble. Hélas ! ces pauvres padouans n'ont guère l'attitude plus fière et plus rassurée devant vous que s'ils étaient les gens de Constantinople, et vous le Turc. Oui, cela est ainsi. Ah! j'ai été à Brescia. C'est autre chose. Venise n'oserait pas traiter Brescia comme elle traite Padoue. Brescia se défendrait. Quand le bras de Venise frappe, Brescia mord, Padoue lèche. C'est une honte. Eh bien, quoique vous soyez ici le maître de tout le monde, et que vous prétendiez être le mien, écoutez-moi, monseigneur, je vais vous dire la vérité, moi. Pas sur les affaires d'Etat, n'ayez pas peur, mais sur les vôtres. Eh bien, oui, je vous le dis, vous êtes un homme étrange, je ne comprends rien à vous, vous êtes amoureux de moi et vous êtes jaloux de votre femme ! ANGELO Je suis jaloux aussi de vous, madame. LA TISBE Ah, mon Dieu! vous n'avez pas besoin de me le dire. Et pourtant vous n'en avez pas le droit, car je ne vous appartiens pas. Je passe ici pour votre maîtresse, pour votre toute-puissante maîtresse, mais je ne la suis point, vous le savez bien. ANGELO Cette fête est magnifique, madame. LA TISBE Ah! je ne suis qu'une pauvre comédienne de théâtre, on me permet de donner des fêtes aux sénateurs, je tâche d'amuser notre maître, mais cela ne me réussit guère aujourd'hui. Votre visage est plus sombre que mon masque n'est noir. J'ai beau prodiguer les lampes et les flambeaux, l'ombre reste sur votre front. Ce que je vous donne en musique, vous ne me le rendez pas en gaîté, monseigneur. — Allons, riez donc un peu. ANGELO Oui, je ris. — Ne m'avez-vous pas dit que c'était votre frère, ce jeune homme qui est arrivé avec vous à Padoue ? LA TISBE Oui. Après ? ANGELO Vous lui avez parlé tout à l'heure. Quel est donc cet autre avec qui il était ? LA TISBE C'est son ami. Un vicentin nommé Anafesto Galeofa. ANGELO Et comment s'appelle-t-il votre frère ? LA TISBE Rodolfo, monseigneur, Rodolfo. Je vous ai déjà expliqué tout cela vingt fois. Est-ce que vous n'avez rien de plus gracieux à me dire ? ANGELO Pardon, Tisbe, je ne vous ferai plus de questions. Savez-vous que vous avez joué hier la Rosmonda d'une grâce merveilleuse, que cette ville est bien heureuse de vous avoir, et que toute l'Italie qui vous admire, Tisbe, envie ces padouans que vous plaignez tant? Ah! toute cette foule qui vous applaudit m'importune. Je meurs de jalousie quand je vous vois si belle pour tant de regards. Ah, Tisbe! — Qu'est-ce donc que cet homme masqué à qui vous avez parlé ce soir entre deux portes ? LA TISBE Pardon, Tisbe, je ne vous ferai plus de questions. — C'est fort bien. Cet homme, monseigneur, c'est Virgilio Tasca. ANGELO Mon lieutenant ? LA TISBE Votre sbire. ANGELO Et que lui vouliez-vous ? LA TISBE Vous seriez bien attrapé, s'il ne me plaisait pas de vous le dire. ANGELO Tisbe!... LA TISBE Non, tenez, je suis bonne, voilà l'histoire. Vous savez qui je suis, rien, une fille du peuple, une comédienne, une chose que vous caressez aujourd'hui et que vous briserez demain. Toujours en jouant. Eh bien! si peu que je sois, j'ai eu une mère. Savez-vous ce que c'est que d'avoir une mère ? en avez-vous eu une, vous ? savez-vous ce que c'est que d'être enfant, pauvre enfant, faible, nu, misérable, affamé, seul au monde, et de sentir que vous avez auprès de vous, autour de vous, au- dessus de vous, marchant quand vous marchez, s'arrêtant quand vous vous arrêtez, souriant quand vous pleurez, une femme... — non, on ne sait pas encore que c'est une femme —, un ange qui est là, qui vous regarde, qui vous apprend à parler, qui vous apprend à rire, qui vous apprend à aimer! qui réchauffe vos doigts dans ses mains, votre corps dans ses genoux, votre âme dans son cœur ! qui vous donne son lait quand vous êtes petit, son pain quand vous êtes grand, sa vie toujours! à qui vous dites ma mère! et qui vous dit mon enfant! d'une manière si douce que ces deux mots-là réjouissent Dieu ! — Eh bien ! j'avais une mère comme cela, moi. C'était une pauvre femme sans mari, qui chantait des chansons morlaques dans les places publiques de Brescia. J'allais avec elle. On nous jetait quelque monnaie. C'est ainsi que j'ai commencé. Ma mère se tenait d'habitude au pied de la statue de Gatta-Melata. Un jour, il paraît que dans la chanson qu'elle chantait sans y rien comprendre il y avait quelque rime offensante pour la seigneurie de Venise, ce qui faisait rire autour de nous les gens d'un ambassadeur. Un sénateur passa. Il regarda, il entendit, et dit au capitaine-grand qui le suivait : A la potence cette femme! Dans l'Etat de Venise, c'est bientôt fait. Ma mère fut saisie sur-le-champ. Elle ne dit rien, à quoi bon ? m'embrassa avec une grosse larme qui tomba sur mon front, prit son crucifix et se laissa garrotter. Je le vois encore, ce crucifix. En cuivre poli. Mon nom, Tisbe, est grossièrement écrit au bas avec la pointe d'un stylet. Moi, j'avais seize ans alors, je regardais ces gens lier ma mère, sans pouvoir parler, ni crier, ni pleurer, immobile, glacée, morte, comme dans un rêve. La foule se taisait aussi. Mais il y avait avec le sénateur une jeune fille qu'il tenait par la main, sa fille sans doute, qui s'émut de pitié tout à coup. Une belle jeune fille, monseigneur. La pauvre enfant ! elle se jeta aux pieds du sénateur, elle pleura tant, et des larmes si suppliantes et avec de si beaux yeux, qu'elle obtint la grâce de ma mère. Oui, monseigneur. Quand ma mère fut déliée, elle prit son crucifix — ma mère — et le donna à la belle enfant en lui disant : Madame, gardez ce crucifix, il vous portera bonheur. Depuis ce temps, ma mère est morte, sainte femme; moi je suis devenue riche, et je voudrais revoir cette enfant, cet ange qui a sauvé ma mère. Qui sait ? elle est femme maintenant, et par conséquent malheureuse. Elle a peut-être besoin de moi à son tour. Dans toutes les villes où je vais, je fais venir le sbire, le barigel, l'homme de police, je lui conte l'aventure, et à celui qui trouvera la femme que je cherche je donnerai dix mille sequins d'or. Voilà pourquoi j'ai parlé tout à l'heure entre deux portes à votre barigel Virgilio Tasca. Etes-vous content ? ANGELO Dix mille sequins d'or! Mais que donnerez-vous à la femme elle-même, quand vous la retrouverez ? LA TISBE Ma vie, si elle veut. ANGELO Mais à quoi la reconnaîtrez-vous ? LA TISBE Au crucifix de ma mère. ANGELO Bah ! elle l'aura perdu. LA TISBE Oh! non! on ne perd pas ce qu'on a gagné ainsi. ANGELO, apercevant HOMODEI. Madame! madame! il y a un homme là! savez-vous qu'il y a un homme là ? qu'est-ce que c'est que cet homme ? LA TISBE, éclatant de rire. Hé, mon Dieu ! oui, je sais qu'il y a un homme là, et qui dort, encore! et d'un bon sommeil! N'allez-vous pas vous effaroucher aussi de celui-là ? c'est mon pauvre Homodei. ANGELO Homodei! qu'est-ce que c'est que cela, Homodei? LA TISBE Cela, Homodei, c'est un homme, monseigneur, comme ceci, la Tisbé, c'est une femme. Homodei, monseigneur, c'est un joueur de guitare que monsieur le primicierde Saint-Marc, qui est fort de mes amis, m'a adressé dernièrement avec une uploads/Religion/ victor-hugo-angelo-tyran-de-padoue-pdf 1 .pdf
Documents similaires
-
13
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Dec 13, 2022
- Catégorie Religion
- Langue French
- Taille du fichier 0.2039MB