MAITRE ECKHART une mystique du détachement Benoît BEYER de RYKE Chef de file de
MAITRE ECKHART une mystique du détachement Benoît BEYER de RYKE Chef de file de la mystique dite “rhénane” ou “allemande”, Maître Eckhart (vers 1260–1328) est sans doute l’un des plus grands auteurs spirituels du Moyen Age. Dominicain, Maître en théologie de l’Université de Paris, Eckhart est l’auteur d’une œuvre latine inachevée. En tant que directeur spirituel, il développa une intense activité de prédication en allemand auprès de religieuses et de béguines déjà suspectées par l’autorité ecclésiale de véhiculer des thèses hétérodoxes, ce qui lui valut les foudres de l’Inquisition et du pape Jean XXII qui, en 1329, fulmina contre lui la bulle In agro dominico. Ses deux principaux disciples, Johannes Tauler et Heinrich Suso, répandirent cependant sa pensée. Par eux, la mystique rhénane exerça une influence à l’échelle européenne. Il fallut attendre le XIXe siècle pour que soit redécouverte l’œuvre de Maître Eckhart lui-même, prélude à une série d’interprétations parfois extravagantes de sa doctrine. Mais Eckhart est surtout un personnage fascinant, théologien et mystique du XIVe siècle, qui aujourd’hui encore suscite un réel attrait chez nos contemporains. Benoît BEYER de RYKE, né en 1971, philosophe et historien, diplômé de l’Université Libre de Bruxelles, aspirant du Fonds National de la Recherche Scientifique (F.N.R.S.) de Belgique, il mène actuellement des recherches sur l’encyclopédisme médiéval en rapport avec le christianisme. LA VIE DE MAITRE ECHKART INTRODUCTION L’intérêt pour Maître Eckhart et la mystique rhénane est depuis quelques années en nette progression, plusieurs publications récentes en témoignent. Sans doute y a-t-il à cela des raisons sociologiques. En un temps de perte de repères, particulièrement dans le domaine des grandes croyances traditionnelles, le désir se fait sentir chez nos contemporains de se tourner vers une spiritualité éloignée des dogmes, mieux adaptée à l’individualisme éthique de cette fin de siècle. C’est vraisemblablement un des aspects de ce “nouvel esprit religieux” dont l’époque semble imprégnée. Au “tout politique” de la génération 68 aurait succédé le “tout moral” des années 90, propice à la recherche spirituelle en marge des institutions traditionnelles. Le christianisme connaît, ainsi que d’autres grandes religions, une période de crise. La presse se fait largement l’écho de cette mutation. On assiste à une “perte du religieux” dans le cadre des Eglises (rejet du dogme, chute de la pratique...), à côté de laquelle se profile un “retour du religieux” hors des Eglises, retour flou et anarchique. Cette situation n’est pas sans rappeler celle de la fin du Moyen Age où, dans un contexte troublé, la foi et la pratique se sont fragmentées en démarches individuelles à tendance mystique. Dans une telle perspective, on comprend que la figure de Maître Eckhart ait pu être redécouverte. Dominicain allemand du XIVe siècle, il a développé une approche audacieuse de Dieu et de l’homme, au point que certaines de ses thèses furent condamnées par l’Eglise en 1329. La fascination pour une spiritualité marginale explique sans doute pourquoi les Rhénans refont surface aujourd’hui, parmi beaucoup d’autres, dans cette “nébuleuse mystique- ésotérique”. Toutefois, ce retour — s’il est aussi “populaire” — a lieu avant tout dans la recherche. En effet, les études eckhartiennes connaissent un grand développement. Sans prétendre à l’exhaustivité, on citera, pour le domaine germanophone, les travaux de Kurt Ruh, Alois M. Haas, et surtout ceux de Kurt Flasch, Burkhard Mojsisch et Loris Sturlese qui ont proposé, de manière fort intéressante, de situer Eckhart dans la lignée de la théologie dominicaine allemande dont Albert le Grand est la source. Mojsisch et Sturlese appartiennent à ce que l’on a parfois appelé l’“école de Bochum” qui s’est constituée autour de Kurt Flash. Les tenants de cette école ont mis en évidence les intentions philosophiques de l’œuvre de Maître Eckhart, trop souvent occultées selon eux par sa dimension mystique. C’est cette même voie qu’a suivie, dans l’espace francophone, Alain de Libera. Depuis son Introduction à la mystique rhénane, d’Albert le Grand à Maître Eckhart (1984), il n’a cessé d’alimenter de ses travaux le champs des recherches portant sur le Thuringien. A son instigation et celle d’Emilie Zum Brunn et du P. Edouard-Henri Wéber fut entreprise la traduction des œuvres latines d’Eckhart dont, à ce jour, deux volumes ont paru. Par ailleurs, Alain de Libera a également traduit et présenté un choix de Traités et Sermons allemands et il supervise la publication des œuvres complètes du Maître pour la Pléiade. Le monde anglo-saxon n’est pas non plus en reste, même si les études sur Eckhart y sont moins nombreuses. On se contentera de mentionner les noms de Bernard McGinn, Donald F. Duclow et John D. Caputo. Notre propos n’est pas de brosser ici un tableau complet de la pensée de Maître Eckhart. Par contre, il nous paraît intéressant d’en donner une synthèse nouvelle, en tenant compte des acquis récents de la recherche eckhartienne. Notre approche se veut historique et philosophique. Nous souhaitons ressaisir la mystique de Maître Eckhart dans le cadre d’une histoire intellectuelle et culturelle, histoire des mentalités religieuses aussi, en nous appuyant sur les travaux récents concernant la mystique rhénane. Nous nous concentrerons surtout sur Maître Eckhart. L’accent sera mis sur les grandes lignes de sa vie et de son œuvre. Toutefois, il sera aussi question de la mystique que l’on dit “rhénane” hors d’Allemagne et “allemande” en Allemagne[8], et, plus globalement, de ce que l’on a appelé la “mystique rhéno-flamande”, expression quelque peu impropre qui regroupe des formes diverses de spiritualité, allant du mouvement béguinal à la devotio moderna. Le premier chapitre présentera ce que l’on sait de la vie et de l’œuvre du Thuringien. Le second restituera brièvement le contexte politique et religieux des XIIIe-XIVe siècles, en France et dans l’Empire germanique principalement. Dans le troisième chapitre, nous replacerons la mystique eckhartienne dans le long terme de l’histoire des idées ; nous le ferons en suivant deux fils rouges : la théologie négative et la déification. Enfin, dans le quatrième chapitre, nous suivrons la reprise des thèmes de la mystique rhénane, depuis la condamnation des thèses d’Eckhart jusqu’à la redécouverte, au XIXe siècle, des œuvres du Maître et leur publication, au XXe siècle, dans une monumentale édition critique. Par son contenu, notre ouvrage veut relever à la fois de l’histoire des idées (la mystique rhénane est spéculative, elle plonge ses racines dans la théologie néoplatonisante de l’école dominicaine allemande) et de l’histoire des mentalités religieuses (le mysticisme “individualiste” de la fin du Moyen Age exprime une mutation des comportements religieux). Il convient de préciser ici dans quel esprit nous allons présenter Eckhart. Une polémique agite depuis longtemps le milieu des spécialistes de la recherche eckhartienne. Elle porte sur la question de savoir comment il faut considérer Maître Eckhart ? Fut-il un philosophe, un théologien ou un mystique ? Dans les différentes positions que comporte le spectre des interprétations, deux pôles émergent, entre lesquels apparaissent quantité de nuances. D’un côté, ceux qui voient en lui un philosophe, de l’autre ceux qui le considèrent avant tout comme un mystique. L’école de Bochum refuse de regarder Eckhart comme un “mystique”, car cette appellation est réductrice compte tenu des intentions philosophiques du Maître. Pour Kurt Flasch, Eckhart est un philosophe. Flash souligne par ailleurs que l’opposition entre “mystique” et “scolastique” n’est pas pertinente car la mystique eckhartienne — si mystique il y a — est pénétrée de l’esprit universitaire dans lequel elle a pris naissance. De même, Fernand Brunner a insisté sur la base scolastique de la pensée spirituelle d’Eckhart. Alain de Libera, également proche de l’école de Bochum, envisage Eckhart avant tout comme un théologien. S’il lui fallait choisir une étiquette pour qualifier le Thuringien, ce serait celle d’un théologien qui serait à la fois philosophe et mystique, à la fois savant et spirituel. A l’inverse, Alois M. Haas a défendu énergiquement la dimension mystique et spirituelle de l’œuvre eckhartienne. Kurt Ruh de son côté, en plus du théologien et du mystique, met l’accent sur la dimension pastorale d’Eckhart, son rôle de prédicateur, ou, comme le dit Marie-Anne Vannier, de “pasteur d’âmes”[11]. Pour notre part, nous privilégierons l’approche mystique, mais inscrite dans l’histoire, c’est-à-dire en tenant compte de son enracinement théologique et pastoral. L’aspect mystique d’Eckhart est en effet ce qui nous semble central dans son œuvre, même s’il est évident qu’il était aussi théologien, enseignant, prédicateur. Toutefois, il ne faudrait pas, sous prétexte de s’intéresser à la mystique, négliger le contexte historique. D’une manière générale, il nous paraît important d’ancrer la philosophie — ici la pensée religieuse — dans l’époque où elle voit le jour et se développe. Ce sera là un des soucis de notre étude : tenir ensemble une approche historique et une approche philosophique. Il s’agit en somme de proposer un état de la question, sous forme de synthèse critique, au lecteur curieux de connaître ce grand auteur de la mystique médiévale que fut Maître Eckhart. CHAPITRE I : MAITRE ECKHART : VIE ET ŒUVRE 1. La vie Nous distinguerons schématiquement trois périodes dans la vie d’Eckhart : a) l’universitaire dominicain (1260-1313) ; b) le prédicateur (1313-1326/1327) ; c) le procès (1326-1328/1329). a) La carrière dans l’ordre dominicain et uploads/Religion/article-eckhart-mystique 1 .pdf
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- Publié le Mar 12, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
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