ASPECTS DE L'ESOTERISME CHRETIEN - XVIIIe siècle Extrait de Marie-Madeleine Dav

ASPECTS DE L'ESOTERISME CHRETIEN - XVIIIe siècle Extrait de Marie-Madeleine Davy, « Encyclopédie des mystiques », vol. 02, Seghers, Paris, 1972. L'ÉSOTERISME chrétien constitue, sinon une tradition ininterrompue, du moins un ensemble de tendances permettant de comparer entre eux des penseurs et des écrivains à l'esprit souvent fécond, il se manifeste à certaines époques plus qu'à d'autres ; les Kabbalistes chrétiens de la Renaissance constituent ainsi un renouveau de la théosophie et de l'illuminisme en terre chrétienne ; mais le siècle s'y prêtait ; et si Guillaume Postel, Pic de la Mirandole, Reuchlin, n'ont cessé d'avoir des successeurs, il faut attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle pour trouver une autre période propice. Certes, à l'époque qui précède la Révolution française et qui la prolonge, l'illuminisme ne gagne pas seulement des chrétiens ; mais ils sont la majorité, et si leurs options théosophiques ne sont pas toujours identiques, du moins se rattachent-ils à une foi assez semblable. C'est d'eux qu'il s'agit ici, de leurs tendances les plus représentatives, environ un siècle après la mort de Jacob Böhme jusqu'au congrès de Vienne. Cet exposé concerne essentiellement des théosophes chrétiens ; mais n'oublions pas que des affinités identiques d'esprit rattachent ces derniers à d'autres penseurs également marqués par le pythagorisme, la Kabbale, etc. Fabre d'Olivet, Court de Gébelin ne font pas ici l'objet de développements ; mais par leur théorie du langage, leur goût de la recherche analogique, leur désir de parvenir à une clef universelle, grâce à une intuition guidée par une Tradition qu'il s'agit de retrouver, on peut les comparer à Saint-Martin, à Baader. C'est ainsi qu'il ne sera guère question des néo-polythéistes, de tous ceux qui répandent — surtout après 1800 — le goût des spéculations orientales, préparant à leur manière l'avènement du romantisme. Sans une semblable limitation, ce chapitre aurait été démesuré ; mais un Restif de la Bretonne, un Dupont de Nemours, y eussent trouvé leur place. On constatera aussi, parmi ces chrétiens, l'absence du grand poète von Hardenberg, alias Novalis, présenté dans un autre chapitre ; certes, on se devait de le faire figurer parmi les romantiques allemands ; mais il se rattache aussi à l'illuminisme chrétien. Son absence est due au plan de cet ouvrage. D'autre part, le choix des vingt-huit noms retenus ici pourra sembler arbi- traire ; n'est-ce point le sort de toute sélection de ce genre ? Si des penseurs tels que Johann August Starck, Karl von Hund, Savalette de Lange, Jean de Turckheim, Chefdebien, etc., ne font pas l'objet d'une rubrique particulière, c'est par manque de place, et l'on pourrait à bon droit prétendre que chacun d'eux eût mérité d'être présenté séparément. Quels traits communs réunissent la plupart de ces penseurs ? Ils représentent la source vive à laquelle viendra puiser le romantisme ; presque tous, ils se rattacheraient plus au romantisme allemand qu'aux autres courants littéraires « romantiques » de France et d'Angleterre par exemple. En premier lieu, ils font presque tous partie de l'Église « intérieure », se méfient des « médiations » proposées par les grandes Églises constituées. L'Église matérielle est appelée à disparaître ; mais l'Église invisible représente le règne à venir dont ils se considèrent généralement comme les porte- parole. Foin des théologiens, et des preuves de l'existence de Dieu! Les meilleures preuves sont en nous-mêmes, dans le sentiment, où l'intelligence a sa part. Pourtant, le catholicisme exerce souvent sur eux un bien singulier attrait ; Joseph de Maistre ne cesse de lui demeurer fidèle ; Lavater, pasteur protestant, nourrit pour Rome un amour respectueux et discret ; Zacharias Werner devient prêtre catholique ; et les Aufklärer allemands, inquiets de ces tendances, reprochent aux illuminés un crypto- catholicisme, un cryptojésuitisme, dont ils sont bien rarement coupables. Jugement sommaire, certes ; mais l'œcuménisme est à la mode ; en 1782, au convent de Wilhelmsbad, Willermoz et ses partisans rêvent d'utiliser la franc-maçonnerie pour répandre le christianisme sur toute la terre : de telles tendances favorisent les persécutions gouvernementales — jésuites, bien souvent — contre les éléments révolutionnaires. Les illuminés chrétiens mettent fortement l'accent sur l'idée de chute et de réintégration ; en même temps, il rêvent à l'infini sur l'état de l'homme avant la chute, son rôle dans l'économie divine, son androgynéité, etc., ainsi que sur la nature même de ce péché originel, qui suivit celui des anges et dont la matière grossière actuelle, purement provisoire, est une conséquence : Rom. VIII,19-22 fournit un terrain de choix à leurs spéculations. A la suite de Jacob Böhme, qui exerce une très profonde influence chez plusieurs d'entre eux, ils confèrent au fait historique de l'Incarnation une signification cosmique, ils passent insensiblement d'une doctrine de salut à une cosmogonie. Les loges mystiques, et même la franc-maçonnerie tout entière, par leur aspect initiatique, la nature de leurs rituels, orchestrent magnifiquement ce thème. Presque toujours, il s'agit de se réintégrer dans l'état qui a précédé la chute de l'homme ; on peut y parvenir par la perfection intérieure, la connaissance progressive des arcanes symboliques dévoilés les uns après les autres aux initiés, et par la théurgie, qui met l'initié en contact avec des entités angéliques capables de le mener efficacement sur la voie du salut ; cette théurgie, chez les Élus Cohens et dans d'autres Ordres, n'est pas seulement individuelle ; sa pratique a aussi une fonction universelle, qui est d'accélérer la réintégration de l'humanité et de faire disparaître le mal de la surface de la terre. Dès 1780, les Rose-Croix d'Or d'Allemagne ont déjà essaimé des loges dans presque toute l'Europe. Partout, et particulièrement dans les pays protestants, l'homme éprouve souvent un besoin de compenser la disparition des hiérarchies spirituelle, politique, sociale, de l'Europe médiévale, en s'affiliant à des sociétés secrètes. On comprend dès lors que ce renouveau des doctrines théosophiques s'accompagne à la fois d'un intérêt plus marqué que jamais pour la doctrine des correspondances et, partant, pour la nature et toutes ses manifestations. Cette conception des rapports cohérents entre l'homme et Dieu, les anges et l'homme, l'homme et les choses, etc., se résume dans le titre d'un des principaux ouvrages de Saint-Martin : Tableau naturel des rapports qui unissent Dieu, l'homme et l'univers. Il s'agit d'expliquer la nature par l'homme, et non pas l'homme par les choses. Chez beaucoup de ces penseurs, il est difficile de séparer le physicien du métaphysicien. Eckartshausen, Novalis, Baader et bien d'autres rêvent d'une physique transcendantale, d'une chimie « supérieure » capable d'unifier ce qui jusqu'alors était morcelé, et de faire de l'homme à la fois un poète, un prêtre et un mage. Certes, les charlatans pullulent. Johann Gessner (1727-1779), Johann Georg Schrepfer (1739-1774), Gottlieb Franz Gugomos (1742-1816) semblent abuser des pouvoirs dont ils se prétendent les dépositaires ; mais tous les illuminés de cette époque essayent d'embrasser les lois de la nature autrement que par les méthodes du matérialisme. Le mesmérisme participe à une telle tentative : dans les années quatre-vingts, Mesmer, Puységur, répandent la théorie du « magnétisme animal ». Une étude sur l'illuminisme du XVIIIe siècle ne saurait les ignorer ; et si le présent travail ne présente sur eux aucun développement particulier, c'est qu'il a fallu se limiter à l'ésotérisme d'inspiration chrétienne. Mais, presque toujours, l'intuition reste la même : connaissance de Dieu et science de Dieu deviennent connaissance de ce monde dans sa totalité. Connaître le monde, c'est connaître Dieu dont la nature est une révélation graduelle. La science acquiert du même coup une signification religieuse, et le salut du monde devient possible grâce à une connaissance purifiée de celui-ci. Herder parle de « force dynamique », préparant ainsi la voie à Schelling ; il est moins question .du concept spinozien de substance que d'énergie au sens leibnizien ; on proclame un monisme vitaliste, et Swedenborg, physicien et visionnaire, remplace l'idée d'inertie par celle de mouvement dont est constituée la substance active du monde. L'élément gnostique, c'est l'accent mis sur l'existence et l'importance des esprits intermédiaires entre l'homme et Dieu ; c'est la croyance en ces éons, en ces anges auxquels les hommes sont d'ailleurs supérieurs car ils leur commandaient jadis : sephirot, idées platoniciennes, Elohims, vertus, puissances, autant de mots qui se rapportent peut-être à un archétype identique. Mais au dix-huitième siècle, le scenario est presque toujours le même : Dieu a puni l'ange déchu en créant le monde afin de l'y enfermer, l'homme fut créé à son tour pour servir de geôlier au prévaricateur. Ce monisme, s'il est de nature gnostique, ne saurait être comparé qu'à celui de Basilide ou de Valentin, au second siècle. Déjà le néo-platonisme affirmait des idées courantes chez les « physiciens romantiques ». Pour Paracelse, Nicolas de Cuse, Cornelius Agrippa et même Kepler, l'univers est comme un être vivant pourvu d'une âme, une relation d'universelle sympathie régit toutes les manifestations de la vie, d'où la croyance en la magie, en la valeur de l'arithmosophie ; les illuminés du siècle verront presque toujours dans les nombres un moyen d'accès aux plus hautes sphères de connaissance. D'autre part, contemplation néo-platonicienne et mystique chrétienne — uploads/Religion/aspects-de-l-x27-esoterisme-chretien-xviiie-siecle.pdf

  • 31
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Mar 10, 2022
  • Catégorie Religion
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.1720MB