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1 DANIEL DUBUISSON Directeur de recherche au CNRS L'OCCIDENT ET LA RELIGION Myt

1 DANIEL DUBUISSON Directeur de recherche au CNRS L'OCCIDENT ET LA RELIGION Mythes, science et idéologie Éditions Complexe, Bruxelles, 1998 Pour Cécile 2 3 L'OCCIDENT ET LA RELIGION Mythes, science et idéologie "Eh quoi ! m'écriai-je, il y a d'autres habitants dans la baleine ? - Il y en a beaucoup, dit-il, et qui sont inhospitaliers et de forme étrange" (Lucien de Samosate, Histoire vraie, 35). "Si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un dessein arrêté ou encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais prisonniers de la superstition. Mais souvent réduits à une extrémité telle qu'ils ne savent plus que résoudre, et condamnés, par leur désir sans mesure des biens incertains de fortune, à flotter presque sans répit entre l'espérance et la crainte, ils ont très naturellement l'âme encline à la plus extrême crédulité..." (Spinoza, Traité théologico-politique). 4 5 L'OCCIDENT ET LA RELIGION Mythes, science et idéologie Table des matières 5 Introduction 7 L'Occident et la religion 15 Un concept central 17 Le miroir de l'Occident 17 Des univers singuliers 28 Religio et religion 36 Textes, corpus et hypertexte 45 Des enjeux cosmographiques 55 Un objet paradoxal 61 Religions ou phénomènes religieux ? 61 Histoire ou histoires ? 74 Une vocation anthropologique incertaine 79 Une nébuleuse de définitions 79 Des critères introuvables 93 Des limites imprécises et mouvantes 101 Des typologies arbitraires 110 Éparpillement des monographies 115 6 Une objectivation arbitraire et narcissique 130 L'ordre et l'histoire 139 Le christianisme et l'Occident 141 Une histoire singulière 141 Intériorisation et universalisation 151 Autonomie et impérialisme 159 Continuités 167 Une topique générale 167 Un paradigme majeur 184 Des thèses exemplaires 199 Généalogie d'une science occidentale 207 L'Histoire des religions au XIXe siècle 209 Des préjugés omniprésents 209 Mythes et science 214 Une science de son temps 221 Trois débats du XXe siècle 231 L'explication sociologique 231 "Historiens" et phénoménologues 239 L'invention de l'homo religiosus 253 Des religions aux formations cosmographiques 269 L'Occident, la religion et la science 271 Prolégomènes 281 Index 307 Bibliographie 311 7 introduction La religion, l'Occident et l'Histoire des religions "l'Occident !" "la religion !" Il suffit de prononcer, avec néanmoins quelque précaution, ces deux mots l'un après l'autre ou de les associer dans une expression très sommaire, "l'Occident et la religion", pour que nous ressentions déjà, fût-ce de manière encore assez confuse, que nous nous trouvons devant l'un des problèmes les plus considérables et les plus impressionnants que l'on puisse imaginer. L'un de ceux qui semblent se situer en deçà de toutes nos connaissances et de toutes nos sciences, dans cette zone mal connue et presque obscure où nos savoirs encore frustes découvrent et échafaudent leurs premières articulations. L'un de ceux aussi où nous pres- sentons à juste titre que se joue en réalité la signification d'un monde, d'une culture. La nôtre. C'est donc aussi de nous-mêmes qu'il est alors question. Le pouvoir d'évocation de certains mots n'est peut-être que l'avers de leur capacité à abréger une somme prodigieuse d'informations, à symboliser d'innombrables connexions et à résumer des siècles et des siècles d'histoire en quelques syllabes. Et quel mot, mieux que le mot religion, est capable de condenser dans ses trois syllabes le destin et la figure de l'Oc- cident ? Toutes nos spéculations rationnelles et toutes nos analyses intellectuelles pourront- elles jamais prétendre comprendre sa genèse et recenser la somme de ses éléments ? Voilà pourquoi, quelles que soient ses prétentions et la qualité de son érudition, l'His- toire des religions ne peut pas et ne pourra jamais désigner un type de connaissances ou un 8 savoir comme les autres. Et le pourra d'autant moins qu'elle est trop souvent restée une sorte de foyer, plus sombre que lumineux, où se croisent les présupposés, les apories et la plupart des contradictions propres aux sciences les plus typiquement occidentales qui soient, les sciences de l'homme. Pour conventionnel et familier qu'il ait pu devenir, le nom d'une discipline scientifi- que, qu'elle croie l'être de bonne foi ou qu'elle prétende le devenir, n'est jamais une simple dénomination usuelle. Car ce que ce nom désigne de façon synthétique résume toujours un ensemble de choix institutionnels, les résultats de multiples processus historiques, une tradition intellectuelle multiforme, un champ de controverses théoriques, un système plus ou moins hétéroclite de thèses concurrentes, un ensemble de pratiques intellectuelles et de revendications méthodologiques et, pour clore provisoirement cet inventaire, un en- chevêtrement inextricable de relations interdisciplinaires dont la définition et les orientations, loin de ne concerner qu'un secteur isolé (et par conséquent inoffensif) desdites sciences humaines, touchent indirectement un grand nombre d'individus à travers les connaissances partielles et approximatives que ces derniers empruntent à ce champ particulier. Dans son acception immédiate et presque transparente, l'Histoire des religions semble désigner l'histoire particulière de chaque religion ou d'un aspect de celles-ci (le rituel, la théologie, les mythes cosmogoniques, etc.). En réalité, dans l'un et l'autre cas, l'étude ne présentera éventuellement aucun caractère historique. Soit qu'à la religion considérée ne cor- responde pas de document susceptible d'introduire une quelconque visée historique (la reli- gion des Indo-Européens ou celle de telle tribu amazonienne), soit que l'approche choisie retienne un autre type d'analyse (l'interprétation d'un symbole, la signification d'un texte, la description d'un fait, la comparaison de données similaires). A la relative imprécision de 9 l'expression "Histoire des religions", déjà patente dans sa simple fonction référentielle, con- tribuent également ces autres caractères. En tant que domaine de savoirs, de discipline académique ou de branche scientifique, l'Histoire des religions est elle-même un phénomène historique. Cela signifie, conformément au sens commun, qu'elle est apparue à un moment (la seconde moitié du XIXe siècle) et en un lieu précis (l'Europe occidentale), c'est-à-dire au milieu d'un certain monde, lui-même doté de caractères largement irréductibles dont il conviendrait de retrouver et de décrire les aspects les plus saillants. Mais avoir une histoire, cela signifie surtout être historique (et non pas seulement "être dans l'histoire"). En parlant de l'Histoire des religions, on n'imaginera surtout pas par conséquent les tribulations d'on ne sait quelle attitude immuable, mais plutôt les modifications de quelque chose qui n'est jamais rien d'autre qu'une configuration singulière d'hypothèses et de savoirs, plus ou moins provisoires (dussent-ils survivre plusieurs siècles) et plus ou moins bien partagés. D'autre part, faire ou retracer l'histoire d'une discipline ou d'un champ de connaissan- ces ne les conduit pas en dehors et à l'abri de l'histoire. Rien ne cesse d'être historique sim- plement parce que son histoire est désormais écrite ou moins mal connue. Car cette histoire là (l'histoire ou, mieux, l'historiographie de l'Histoire des religions) est également historique. Que la science, au premier, second ou troisième degré, répugne à admettre qu'elle est condamnée à cet emboîtement interminable (chaque point de vue, parce qu'il est historique et qu'il ne peut être qu'historique, sera à son tour l'objet d'une histoire qui sera elle-même historique, etc.) ne modifie en rien sa nature foncièrement historique : les faits dits religieux, l'analyse de ces derniers, la critique de cette analyse ainsi que les divers degrés méta- que l'on ajoutera à leur suite sont également historiques. 10 Seulement, le sont-ils tous de la même manière, au même degré ? C'est-à-dire : leur coefficient d'historicité est-il identique pour chacun d'eux ? Leurs périodes, comme l'on dit à propos des radioéléments, ne seraient-elles pas très différentes les unes des autres? C'est pour- quoi, parmi tous ces faits, il conviendra de distinguer ceux dotés d'une structure plus simple et plus robuste, qui les rend aptes à étayer des phénomènes dotés de très longues durées, de ceux, plus éphémères, que découvrent à chaque pas les micro-histoires locales. Parmi les premiers on rangera sans hésiter les grands paradigmes, les thématiques majeures et les topiques générales qui, en dépit des évolutions et des changements incessants, semblent avoir servi de charpente à l'histoire de la pensée occidentale. C'est à eux que celle-ci doit cette impression rassurante qui se dégage d'elle malgré tout. Par les efforts constants et les institutions qu'elle suppose, par les filiations nouvelles qu'elle instaure à chaque génération, une tradition intellectuelle vivante, fût-elle multiforme et remplie de controverses, construit sur le front du temps une muraille quasiment indestructible. Tout en ne perdant pas de vue ces perspectives et ces constructions qui semblent indif- féremment s'abîmer dans le temps ou le défier, il est heureusement possible d'en atténuer l'ef- fet vertigineux en introduisant dès à présent une indispensable et vigoureuse correction. Que les créations de l'humanité, telles les cultures et leurs diverses productions, soient, jusqu'à leurs ultimes et plus ténues manifestations, des phénomènes historiques est une évidence qui se heurte à une autre, tout aussi massive et indiscutable, et sans laquelle le projet même d'établir des sciences humaines perdrait tout sens et s'effondrerait sur lui-même. Car si elles sont historiques, les cultures sont aussi, et tout aussi fondamentalement, des créations humaines. A leur diversité, si grande qu'elle semble si souvent décourager la réflexion et l'inviter à adopter, vaincue, un point de vue relativiste, s'oppose cette autre évidence, intuitivement perçue par chacun de nous, suivant laquelle uploads/Religion/l-x27-occident-et-la-religion-dubuisson-pdf.pdf