16-1983 POUR UNE SOCIOLOGIE RELATIVEMENT EXACTE Michel Callon & Bruno Latour, E

16-1983 POUR UNE SOCIOLOGIE RELATIVEMENT EXACTE Michel Callon & Bruno Latour, Ecole des Mines (article rédigé en 1983 !! et jamais publié) [« Pour une sociologie relativement exacte » in Jonathan Roberge, Yan Sénéchal et Stéphane Vibert, La Fin de la société. Débats contemporains autour d’un concept classique, Athéna édition, Outremont, Québec, 2012, pp. 39-66.] Tant que la sociologie, fidèle à ses origines, s’abstint d’étudier les sciences et les techniques, son développement, même s’il fut souvent haché et parfois chaotique, ne fut pas vraiment interrompu. En négociant des frontières reconnues avec l’économie, la psychologie, l’ethnologie, le droit et la biologie, il lui fut possible de maintenir un territoire propre, malgré de nombreuses incursions de barbares, quelques excursions téméraires et quelques tentatives d’annexion. Cette politique territoriale modeste, mais sûre, commença à changer lorsque la sociologie voulut être aussi une sociologie "des" sciences et des techniques. Au début, à dire vrai, nul ne s’aperçut du changement. Le programme de Merton semblait une extension facile et légitime, un peu comme d’ajouter quelques polders au Zuiderzee. Pourquoi, en effet, ne pas faire une sociologie de toutes ces "logies", disciplines rivales dont les compétences bordaient celles de la sociologie? Pourtant, cette extension, d’abord facile, devint bien vite dangereuse. L’explication en termes de groupes sociaux, d’intérêts, de classe, de champ, de pouvoir ou de domination commença de s’affaiblir au fur et à mesure qu’on voulait analyser de plus en plus près les détails des disciplines scientifiques. La sociologie ne semblait pas encore impuissante, mais déjà plus faible que les contenus dont elle prétendait rendre compte. Les travaux de ce qu’on appelle l’Ecole d’Edimbourg marquent cette étape d’incertitude ; à une analyse fine, mais internaliste des contenus scientifiques sont juxtaposées, au début et à la fin, des explications sociologiques sans rapport réel avec les contenus techniques traités 16 Sociologie relativement exacte 2 dans le corps des analyses. Ces études sont semblables à des collages : le social est ajouté à des contenus techniques qu’il n’explique pas. Le prélèvement sur les ressources de la sociologie semble peu à peu vider celle-ci de sa substance et de sa force explicative. De toutes parts, de nouvelles études nous parviennent, toujours plus détaillées et toujours plus dépourvues d’interprétations sociologiques pertinentes. Décidément, cet essai d’extension de l’analyse sociologique aux sciences et aux techniques tourne à la catastrophe pour la science métropole. Nous en sommes au point où il n’y a plus que deux solutions. Ou bien abandonner les sciences et les techniques en les déclarant à jamais rebelles à toute explication sociologique, revenir en deçà des frontières et cultiver notre jardin, réduit, certes, mais propre. Ou bien faire subir à la sociologie des transformations assez radicales pour qu’elle devienne capable d’expliquer avec pertinence ces objets qu’elle avait d’abord délaissés, puis qu’elle avait voulu avaler d’un coup. Nous voulons dans cet article explorer la seconde solution, même si elle est téméraire, plutôt que la première, car nous ne souhaitons nullement, après tous nos investissements en terre étrangère, devenir des rapatriés. La solution que nous proposons a le mérite de la simplicité : à une sociologie que nous appellerons dorénavant "prérelativiste", nous voulons opposer une sociologie relativiste. Celle-ci, comme la physique du même nom, vise, non pas à nier, mais à renforcer la possibilité d’une science objective en changeant le point de vue de l’observateur, la définition de la mesure, la nature de l’explication et le cadre spatio-temporel. Loin de "sombrer dans le relativisme", comme on le dit souvent, nous souhaitons flotter sur le relativisme. La solidité du cadre de référence permettant l’explication n’est plus à rechercher sur la terre ferme ou dans un savoir sociologique extra-lucide, mais dans les différences de solidité entre coque et eau, dans le dessin du bateau, dans le tracé des voyages à faire, c’est-à-dire dans l’entre- définition des acteurs. La sociologie prérelativiste repose sur quatre postulats reliés fort logiquement et de façon fort cohérente les uns aux autres : 1°) il y a en principe des propriétés stables et intrinsèques de la vie en société, ou de l’évolution des sociétés, même si, en pratique, ces propriétés sont difficiles à établir. 2°) les acteurs ne livrent pas directement les déterminations, le sens ou les conséquences de leurs conduites, qui doivent être saisis indirectement par l’étude des sociétés ou des groupements dans lesquels ils sont ou qu’ils engendrent par leur action ; quelque activité qu’on leur accorde (de l’état de "cultural dopes" comme dit Garfinkel à l’état d’individus), leur dimension est donc toujours plus petite que celle de la société qui les inclut ou qu’ils composent. 3°) la conséquence de ces deux premiers principes est de faire des acteurs sociaux des informateurs qui renseignent sur les propriétés de la vie en société ; comme ils sont pris dans la société, ce sont des informateurs indispensables pour lever les difficultés pratiques à la découverte des principes de la société ; mais 16 Sociologie relativement exacte 3 comme ils sont justement inclus dans la société qui les dépasse, ce sont des informateurs qu’il convient d’écouter avec méfiance. Ce mélange de confiance et de méfiance dans l’interprétation des informateurs définit le savoir-faire du sociologue. 4°) Grâce à ce savoir-faire, il est possible au sociologue de discerner les propriétés stables et intrinsèques de la vie sociale, dans laquelle les acteurs se situent. L’explication qu’il propose est de l’ordre du méta-langage. Le sociologue comprend alors pourquoi l'informateur a une vue relative, incomplète, biaisée, inconsciente de la vie sociale. Rien ne permet de critiquer ces quatre postulats : s’il y a, en principe, des propriétés stables qui sont inhérentes à la vie en société, alors on passe du micro- acteur (par exemple l’individu) aux macroacteurs (par exemple l’institution) par des rapports d’inclusion et, en conséquence, l’acteur est un informateur utile mais dont il faut se méfier ; le traitement de ses aveux permet alors de créer "une science", au sens prérelativiste du mot, qui fait passer à l’état de conscience la "simple pratique" des informateurs. Rien ne serait venu mettre en doute ces évidences du métier de sociologue s’il n’avait fallu se colleter aux machines et aux faits scientifiques. Lorsqu’on applique ce modèle classique de sociologie à ces sujets, le nombre des déformations et des paradoxes absurdes est tel qu’il devient rapidement inutilisable. Le plus connu de ces paradoxes est celui de la "réflexivité de la sociologie". Dans le cadre prérelativiste, cette réflexivité assure aux sciences et aux techniques un statut d’extra-territorialité qui rend l’analyse impossible. En faisant de la sociologie un métalangage capable d’élucider ce qui échappe aux acteurs, on lui accorde le même privilège exorbitant qu’aux autres sciences, celui de ne pouvoir à son tour être soumis à l’analyse sociologique. C’est au prix de cette bizarrerie que le sociologue peut s’arroger le droit d’avoir le dernier mot. Du même coup, la sociologie des contenus scientifiques devient un non-sens car elle est, pour la sociologie classique, autodestructrice. Pour éviter ce paradoxe et bien d’autres, il nous paraît utile de proposer quatre autres postulats aussi cohérents que les précédents, afin de mettre fin à ces déformations et d’adapter ainsi la sociologie à l’étude des sciences et des techniques. 1°) II n’y a pas en principe de propriétés stables qui soient propres à la société ou à son évolution, mais en pratique les acteurs peuvent définir ces propriétés localement et les stabiliser pour un temps. 2°) Les acteurs définissent la société pour chacun des autres, ce qu’elle est, ce qu’elle fait, comment elle évolue et sa taille ; ils définissent aussi les rapports d’inclusion et quel acteur est plus grand que tel autre. 3°) Les acteurs ne manquent de rien, surtout pas de conscience ; ils sont aussi complètement lucides, explicites, informés qu’il est nécessaire pour composer chacun la totalité de la société. 4°) Les sociologues ne se posent pas des questions différentes de celles que, selon les circonstances, se posent les acteurs. Ils sont des acteurs comme les autres, 16 Sociologie relativement exacte 4 définissant la société et se battant parfois pour étendre leurs définitions. Les sociologues ne se distinguent pas des autres comme l’infralangage du métalangage, mais comme un métier se distingue d’un autre, disons comme un pâtissier d’un confiseur ou comme un programmeur d’un ingénieur système. Les deux ensembles de postulats s’opposent, on le voit, sur trois points fondamentaux : sur le rapport entre ce qu’on peut connaître en pratique et en principe ; sur la définition de l’acteur ; sur la nature de la connaissance et, partant, de la sociologie. Passer d’un ensemble à l’autre suppose un changement d’ontologie que nous n’aborderons pas ici. Nous nous contenterons, dans cet article, de marquer les différences d’explication sociologique obtenues selon qu’on choisit un cadre relativiste ou prérelativiste. I : inversion des pratiques et des principes Exemple 1: Au cours d’une enquête sur Rhône-Poulenc, j’interviewe le Président Directeur Général. Aux questions posées, il répond sans une marque d’hésitation. Il dessine devant mes yeux l’état de la société française et de l’économie mondiale. Dans sa bouche, Rhône-Poulenc tient en quelques départements et divisions, en une poignée de uploads/Science et Technologie/ 16-socio-relativiste.pdf

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