53 Les sciences sociales dans les pays arabes : cadre pour une recherche* Ali E

53 Les sciences sociales dans les pays arabes : cadre pour une recherche* Ali EL-KENZ** Sous une apparente unité, les savoirs dans les sciences sociales dans les pays arabes sont multiples. Les idées, les savoirs formalisés circulent à travers les associations savantes, les rencontres, colloques et séminaires, mais aussi et de plus en plus les publications, les grands journaux, les médias. C’est cette configuration tout à fait originale qui peut nous autoriser à parler ici de sciences humaines et sociales arabes mais aussi nous oblige à percevoir les principales divisions qui les structurent. Le monde arabe tient essentiellement sa relative identité de la langue, de la religion largement dominante, l’Islam, et d’un patrimoine historique commun, l’ancienne civilisation arabo-musulmane. Cette identité est en elle-même problématique, atypique même : le lexique arabe a plusieurs notions pour la désigner selon que l’on insiste sur la langue, la religion ou l’unité politique et d’ailleurs, chacune de ses significations est à son tour liée à des institutions, des associations, y compris de recherche, des partis politiques, des formes de mobilisation et d’identification collective. Tout en étant effective cette unité reste limitée à l’ordre du symbolique et du culturel, et n’est adossée pratiquement à aucune réalité institutionnelle : les échanges économiques entre les pays de cette région sont insignifiants, les solidarités politiques et diplomatiques inconsistantes, et évidemment les relations scientifiques entre les différents pays et les différentes universités pratiquement nulles1. Pourtant les idées, les savoirs formalisés circulent à travers les associations savantes, les rencontres, colloques et séminaires, mais aussi et de plus en plus les publications, les grands journaux, les médias. C’est cette configuration tout à fait originale qui peut nous autoriser à parler ici de sciences humaines et sociales arabes mais aussi nous oblige à percevoir les principales divisions qui les structurent. * Ce texte de El Kenz Ali, propose des lignes d’analyse pour étudier les sciences sociales, les communautés scientifiques, les styles de recherche dans les pays arabes. ** Sociologue, professeur, Université de Nantes, membre du conseil de la revue Insaniyat du CRASC. 1 Les coopérations scientifiques entre les quatre pays d’Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie, Egypte) ne dépassent pas les 3% selon la dernière étude de l’IRD : "L’état des sciences en Afrique", Paris, 2002 Ali EL-KENZ 54 Trois grands groupes de pays se différencient nettement les uns des autres.  Les pays, en majorité pétroliers, du Golfe, qui ont adopté, dés leurs indépendances, des politiques de recherches scientifiques fortement inspirées du modèle anglosaxon : universités d’élites, programmes de recherche très ouverts sur l’extérieur (USA et GB) en sciences exactes, mais relativement fermés en sciences humaines et sociales, financés à la fois par les Etats et les fondations privées (nombreuses dans cette région) et développant une science pragmatique étroitement connectée aux besoins des pays : chimie, biotechnologie, informatique, sociologie au sens d’ingénierie sociale, philosophie islamique, économétrie. On ne sait pratiquement rien de ces pays, dans le domaine de la recherche scientifique, tout au moins en sciences sociales.  Les pays du Machreq (Egypte, Irak, Syrie, Liban) ont mis en place des universités de "masses" devant accompagner les modèles de développement de type "fordien". Ces modèles ayant, pour de multiples raisons, échoué, les recompositions des systèmes éducatifs et des politiques de recherches scientifiques sont intervenues dans la précipitation, entraînant des effets que nous retrouvons dans certains pays d’Amérique latine mais avec des particularités propres à la configuration de la région. Les pays du Golfe ont attiré un grand nombre d’universitaires et de chercheurs, surtout du Moyen-Orient tandis que le redéploiement des programmes de recherches en fonction des demandes des nouveaux bailleurs de fonds (Banque mondiale, fondations occidentales, ONG, ..) ont favorisé les activités d’expertise et de consultance ; ces nouvelles dynamiques ont fini par affaiblir les hiérarchies académiques et disciplinaires au profit de réseaux clientélistes mercantiles.  Les pays du Maghreb (Algérie, Tunisie, Maroc) présentent un spectre plus nuancé. La privatisation de l’enseignement supérieur et de la recherche est bien moins prononcée que dans certains pays du Moyen- Orient, tandis que l’attrait des pays du Golfe et « l’effet expertise » restent limités. Mais ce qui caractérise le plus la situation des SHS ici, réside dans la relative unité des méthodes, des problématiques et des références en oeuvre. Le capital scientifique européen, notamment français, continue d’être fortement sollicité, en particulier dans les disciplines « mères » comme le droit, l’histoire, la philosophie ou la sociologie, un peu moins en psychologie ou en économie ; une recension des ouvrages occidentaux traduits en arabe le montrerait d’ailleurs aisément. Le profil de ce qui reste des communautés scientifiques Les sciences sociales dans les pays arabes : cadre pour une recherche 55 fortement affaiblies par les restrictions budgétaires des Etats se maintient tant bien que mal : le pouvoir symbolique des grandes universités, même érodé, n’a pas disparu, les contraintes, les hiérarchies et les valeurs académiques restent agissantes ; l’autonomie de la recherche et la posture critique qu’elle présuppose résistent encore aux pressions du marché de l’expertise et de l’autoritarisme politique. Par ailleurs, une diaspora scientifique maghrébine importante réside aujourd’hui en Europe, notamment en France, elle commence à s’organiser, souvent pour venir en aide aux nouveaux arrivants mais aussi aux centres de recherches du pays d’origine. Pour les scientifiques du Moyen-Orient, notamment égyptiens, libanais et soudanais, la mobilité s’est orientée sur deux marchés internationaux : les pays du Golfe qui commencèrent dans les années soixante la construction de leur système universitaire et les pays anglo-saxons, notamment les USA et la Grande Bretagne qui absorbèrent une partie des personnes hautement qualifiées de ces pays. Ces grands traits peuvent nous aider à dessiner des profils de chercheurs et des styles de communautés scientifiques qui se côtoient et parfois se croisent selon les combinaisons les plus variées : le militant, l’académique, le pragmatique, le consultant, constituent une palette de postures socio-cognitives révélatrices de la situation des sciences sociales et humaines dans le monde arabe contemporain. Bien entendu, la combinaison variera à son tour selon la discipline et le pays. Du point de vue des langues de la recherche, le français est dominant au Maghreb, l’anglais dans les deux autres groupes ce qui n’a pas manqué, évidemment, d’avoir une influence notable, sur l’insertion des chercheurs dans les réseaux internationaux, mais aussi sur des styles de sciences et de recherches. L’adaptation des pays arabes "anglophones" aux nouvelles logiques d’inspiration anglo-saxonne est plus aisée que celle des pays maghrébins. Dans tous les cas, l’élément linguistique a joué un rôle important dans la formation de ces minis espaces régionaux scientifiques que les expériences nationales elles-mêmes. On peut prévoir d’ailleurs, qu’avec la diminution de l’usage du français dans la littérature scientifique mondiale, l’influence de ce facteur aura tendance à diminuer et les "empathies" liées aux modèles seront plus efficientes. D’autant plus que l’arabisation d’une partie des scientifiques maghrébins aura contribué, de son côté, à atténuer l’effet de langue sur la pratique de la recherche. Quoi qu’il en soit, les "querelles linguistiques" occupent dans ce groupe, une place importante dans la constitution des communautés scientifiques, la "mondialisation" accélérant le "défrancisation" de Ali EL-KENZ 56 l’enseignement universitaire, au profit de l’anglais et avec le soutien des élites politiques arabophones. Pour les groupes, les références au passé scientifique brillant de la civilisation arabo-islamique restent fortes ; elles constituent pour l’analyste un thème d’investigation intéressant. Quelles sont ses références ? Comment jouent-elles sur les motivations et les valeurs des acteurs, notamment les fondations privées qui participent au financement des projets ? Quels types de projets trouve-t-on, etc.. ? On parle même d’une "science islamique" que l’on présente à la fois comme une reprise de l’héritage ancien et comme un défi à la civilisation occidentale. On n’est pas alors étonné de voir les courants post- modernistes issus des USA comme l’ethnométhodologie, ou l’anthropologie geertzienne ou même la philosophie de "la déconstruction" derridienne faire de nombreux émules parmi les chercheurs de ces pays. Le relativisme absolu ou restreint que ces courants véhiculent légitime en quelque sorte le désir d’échapper à l’évolutionnisme occidental sans tomber sous les critiques acerbes des modernistes. Les conflits entre les deux courants s’élargissent ici aux milieux intellectuels et politiques selon une amplitude qui varie selon les sous-régions : Moyen-Orient, pays du Golfe, Maghreb mais aussi selon les disciplines. Etat des lieux Les dernières recensions du nombre d’étudiants dans les pays arabes2 donnent approximativement le chiffre de 3 millions, dont 1,4 million pour la seule Egypte, 600 mille pour l’Algérie, 300 mille pour le Maroc 200 mille pour la Syrie et la Tunisie, 150 mille pour l’Arabie Saoudite, 130 mille pour le Liban, 100 mille pour le Soudan, 60 mille pour la Libye. Mais tous les pays, y compris les plus petits sont aujourd’hui dotés de plusieurs universités dont certaines sont consacrées, partiellement, à l’enseignement des sciences humaines et sociales (Jordanie, Palestine, Qatar, Koweït, Yémen, etc...) Nos observations concernent principalement les pays à forte concentration universitaire et quelques universités de ces pays où ces disciplines sont anciennes et fortement représentées. Dans tous les pays, les universités en question, uploads/Science et Technologie/ 2008-algrie-50ans-apres-fr-ali-elkenz.pdf

  • 35
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager