MULTITUDES N°24 [ONLINE] | ECOPOLITIQUE NOW ! | PRINTEMPS 2006 1 ECOPOLITIQUE N
MULTITUDES N°24 [ONLINE] | ECOPOLITIQUE NOW ! | PRINTEMPS 2006 1 ECOPOLITIQUE NOW ! Multitudes n°24 [online] JEAN-JACQUES WITTEZAELE L’écologie de l’esprit selon Gregory Bateson « La monstrueuse pathologie atomiste que l’on rencontre aux niveaux individuel, familial, national et international - la pathologie du mode de pensée erroné dans lequel nous vivons tous - ne pourra être corrigée, en fin de compte, que par l’extraordinaire découverte des relations qui font la beauté de la nature. » G. Bateson (1904-1980) Partir à la découverte de Bateson, de l’écologie mentale telle qu’il la conçoit, c’est partir à la découverte de la relation... Comprendre ce que Bateson entend par relation revient à trouver la réponse à un paradoxe, une sorte de koan zen : si vous dites que c’est une chose, vous vivrez dans le monde desséché des matérialistes ; si vous dites que ce n’est pas une chose, vous baignerez dans le monde illusoire des spiritualistes ; et si vous ne dites rien, le dieu Eco vous enverra ses foudres sans la moindre pitié pour vos hésitations ! Bateson est difficile à saisir car, s’il utilise un langage scientifique dont les termes, empruntés aux ingénieurs, aux mathématiciens, aux biologistes, sont scrupuleusement définis, il s’exprime aussi en métaphores. Il peut décrire les circuits cybernétiques d’un ordinateur, consulter ce dernier sur ses capacités à penser, et nous laisser, déconcertés par la réponse : « Cela me rappelle une histoire1 ». Se plonger dans 1 Gregory Bateson (1979), p. 21. MULTITUDES N°24 [ONLINE] | ECOPOLITIQUE NOW ! | PRINTEMPS 2006 2 Bateson, c’est être tenu d’accomplir une sorte de voyage initiatique, d’affronter les dragons de la thermodynamique, d’éviter les pièges des types logiques, d’apprivoiser les gardiens de la cybernétique et de déambuler dans ces contrées où même les anges ont peur de s’aventurer. Ce qui nous attend au terme du périple ? « D’arriver là d’où nous étions partis et de savoir le lieu pour la première fois2 ». Bateson nous parle de quelques arbres et nous perd aussitôt dans la forêt. Comment un scientifique peut-il respecter aussi peu les règles de la science ? Comment peut-il oser réintroduire dans la science des concepts qu’on avait eu tant de mal à en extirper : l’amour, l’esprit, la beauté et même le sacré ? En fait, Bateson exhorte les scientifiques à renoncer à la « vision simple » à laquelle ils sont accoutumés (donc dont ils sont dépendants), et à la compléter par une approche poétique de leur objet d’étude. On retrouve cette double approche, à la fois rigueur scientifique et imagination intégrative, dans toute l’œuvre et même dans la vie de Bateson ; un penseur original et farouchement individualiste tout en exerçant sa réflexion sur les fondements épistémologiques les plus rigoureux. « Les pères ont mangé des raisins verts et les dents des enfants en sont agacées », citait-il dans un de ses articles, et il dénonce les responsables de ces vendanges hâtives : « L’écolage dont nous sortons tous est assez monstrueux. Il remonte en fait à Locke, à Newton, à Descartes et au dualisme. Ce n’est pas un hasard - et il s’agit d’ailleurs d’une très curieuse juxtaposition - si, vers 1700, le même homme, Descartes, a créé trois des principaux outils de la pensée contemporaine. Un : la coupure entre l’esprit et la matière. Deux : les coordonnées cartésiennes, le graphique - vous mettez le temps en ordonnée et vous montez une variable. Et trois : le cogito - « je pense donc je suis ». Ces trois choses vont ensemble, elles ont tout bonnement mis en pièces le concept de l’univers - et nous vivons dans ses lambeaux3. » 2 T. S. Eliot, « Little Gidding », in Poésie, trad. fr. de Pierre Leyris, Paris, Seuil, 1947. 3 Gregory Bateson, Une Unité sacrée - Quelques pas de plus vers une écologie de l’esprit, chapitre 31, Seuil, Paris, 1996. MULTITUDES N°24 [ONLINE] | ECOPOLITIQUE NOW ! | PRINTEMPS 2006 3 Bateson n’aimait pas qu’on l’analyse parce qu’analyser c’est, finalement, parler de soi-même. Pour parler de l’écologie de l’esprit telle que Bateson la propose, il faut aussi oser parler d’amour, dire les liens qui nous rattachent à lui ; aimer l’œuvre de Bateson c’est finalement se découvrir soi-même. C’est là que l’on perd la possibilité d’expliquer et qu’on gagne la beauté et l’amour, en devenant « sensible à la structure qui relie ». La quête de la forme, du modèle, de la relation Pour comprendre l’orientation que vont prendre les recherches de Bateson, il n’est pas sans intérêt d’esquisser le contexte dans lequel il a grandi, « l’endroit d’où il est parti ». Son père, William Bateson, est un professeur de biologie à Cambridge. Grand humaniste et amateur de peinture et de poésie, il ne peut accepter les tendances scientifiques matérialistes de l’époque, dans la lignée de Locke et Newton. Il a fait sienne la prière de William Blake : « Que Dieu nous garde de la vision simple et du sommeil de Newton », et se positionne aux côtés des « grands solitaires », ces penseurs marginaux qui refusent d’abdiquer leurs intuitions personnelles devant le progrès scientifique et qui défendent la possibilité d’une vision unitaire de la matière et de l’esprit. Ce père, athée, lit chaque jour la Bible à ses enfants « pour qu’ils ne deviennent pas des athées illettrés » ; ce scientifique infatigable et rigoureux fait lire les poètes et amène ses enfants dans tous les grands musées et les expositions importantes d’Europe4 et 4 Son goût artistique n’est d’ailleurs pas toujours aussi progressiste que ses travaux scientifiques, comme l’indique l’anecdote suivante que Gregory Bateson racontera à son biographe. Lors d’un voyage à La Haye en 1924, William emmène toute sa famille dans une galerie où sont exposés des œuvres de Poussin. « (...) il savait exactement où se trouvaient les tableaux (...) Il nous conduisit donc dans la salle, pour la trouver remplie des œuvres de Van Gogh. Il y en avait au moins cinquante. Je le revois regardant partout, avec l’air d’un rat sur lequel on vient de refermer une trappe (...) Puis il se redresse et marche jusqu’au milieu de la pièce et, avec sa canne à bout métallique, il frappe le sol, en criant, de toute l’ampleur de sa voix qui était considérable : « Je n’admirerai pas MULTITUDES N°24 [ONLINE] | ECOPOLITIQUE NOW ! | PRINTEMPS 2006 4 soutient que « S’il n’y avait pas eu de poètes, il n’y aurait pas eu de problèmes, parce qu’il est certain que l’homme de science illettré d’aujourd’hui ne les aurait jamais trouvés5 ». Aux côtés de Blake, le visionnaire, que Gregory cite abondamment tout au long de son œuvre, on soulignera l’importance des idées de Samuel Butler6. William Bateson étudie les lois qui gouvernent la forme organique. Ses recherches auront une influence déterminante sur les outils de réflexion de son fils, comme ce dernier le soulignera plus tard : « (...) il garda toujours une fascination pour les problèmes de la symétrie et du modèle et ce sont cette fascination là et la sorte de mysticisme qui l’inspirait que, pour le meilleur ou pour le pire, j’ai fait miens et appelés ‘‘science’’. J’ai acquis là un sentiment plus ou moins mystique, qui m’a porté à croire qu’il nous faut rechercher le même type de processus dans tous les domaines des phénomènes naturels : par exemple, qu’il faut s’attendre à trouver un même type de lois à l’oeuvre, aussi bien dans la structure d’un cristal que dans celle de la société (...), qu’en étudiant par exemple, les modèles des plumes de perdrix, on pouvait trouver une réponse (ou une partie de réponse) au problème très embrouillé des structures et de la régularité dans la nature7 ». Pour échapper à la lourde pression familiale, Bateson abandonne la biologie (il y reviendra à la fin de sa vie) pour se tourner vers l’anthropologie, science relativement jeune qui l’œuvre des spirochaeta pallida [les bactéries de la syphilis] ! ». Cité in Lipset (1980), p. 53. 5 Cité in Lipset (1980), p. 19. 6 Ecrivain satiriste anglais de la deuxième moitié du XIXe siècle. Il est l’auteur de : Erewhon (1872), Fair Heaven (1873), Life and Habit (1877) et de The Way of the Flesh (1903) entre autres. Nous verrons plus loin que certaines interrogations de Butler peuvent se retrouver dans la conception de l’esprit défendue par Bateson : « Qui peut dire, demandait-il, que la machine à vapeur n’a pas une certaine forme de conscience ? Où commence la conscience et où finit-elle ? Qui peut tracer la frontière ? Qui peut tracer quelque frontière que ce soit ? Chaque chose n’est-elle pas entremêlée avec toutes les autres ? Les machines ne sont-elles pas reliées à la vie animale d’une infinité de manières différentes ? » Cité in Lipset (1980), p. 7. 7 Gregory Bateson (1972), tome 1, p. 89. MULTITUDES N°24 [ONLINE] | ECOPOLITIQUE NOW ! | PRINTEMPS 2006 5 découvre à l’époque l’intérêt des études de terrain. Il uploads/Science et Technologie/ 24-wittezaele.pdf
Documents similaires










-
46
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 14, 2021
- Catégorie Science & technolo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.2339MB