André Pichot La naissance de la science TOME 1 Mésopotamie Égypte Gallimard INT

André Pichot La naissance de la science TOME 1 Mésopotamie Égypte Gallimard INTRODUCTION Puisqu'on se propose d'en étudier la naissance, il faudrait sans doute commencer par définir la science. À moins qu'on n'espère que l'étude historique, en montrant comment peu à peu (ou d'un seul coup) ses caractéristiques se différencient, ne nous permette, à la fin du parcours, de reconnaître comme un tout enfin constitué ce qui était en gestation. Il est probablement utopique de vouloir donner une définition a priori de la science. Mais alors, comment reconnaître ses racines historiques ? Comment parler de sa naissance ? Pratiquement, en recherchant dans les archives de l'humanité ce qui, d'une manière ou d'une autre, pourrait préfigurer ce qu'aujourd'hui nous appelons science, sans en avoir clairement à l'esprit une définition précise et exhaustive. Nous suivrons deux voies à la fois ; d'une part, celle des objets de la science ; d'autre part, celle de l'esprit scientifique. La voie des objets est celle par laquelle tel ou tel objet devient le centre d'une étude particulière, quelle que soit la nature de cette étude (scientifique ou non). Par exemple, c'est la manière dont les astres sont devenus des objets d'étude (de ce qu'on appellera « astronomie », même si la nature scientifique de cette étude n'est pas bien assurée), ou la manière dont les nombres sont devenus ceux de ce qu'on appellera « arithmétique », etc. Car – on le constatera – la plupart des disciplines aujourd'hui scientifiques ont pour ancêtres des études non scientifiques portant sur les mêmes objets déjà définis ; c'est dire que la différenciation des disciplines précède leur caractère scientifique. La « scientifisation » (si l'on nous permet ce néologisme) a pu affiner ce choix des objets d'étude et amener des ramifications des disciplines, elle ne l'a pas fondamentalement remis en cause. Elle s'est faite sur des études déjà constituées, parfois exercées par des spécialistes. La voie des objets concerne donc ces formes premières de disciplines qui nous sont aujourd'hui familières comme sciences. La deuxième voie est celle de la « scientifisation » de ces disciplines premières, ou, plus exactement, celle de la recherche des traces d'un esprit scientifique, car ce n'est pas obligatoirement à l'intérieur de ces études qu'un tel esprit est apparu d'abord. Pour éviter de se heurter aux difficultés inhérentes à toute tentative de définition, on caractérisera, de manière minimale, l'esprit scientifique comme l'organisation rationnelle de la pensée, éventuellement étayée par l'observation et l'expérience. Nous donnons ici la priorité à la rationalité, car, des observations et des expériences, les hommes en ont fait de tout temps. Observations et expériences n'ont pu s'intégrer dans la méthode scientifique que du jour où elles ont été analysées – voire conçues – de manière rationnelle parce que la rationalité était alors posée comme critère de vérité. En outre, la rationalité propre aux mathématiques, indépendante de l'observation et de l'expérience, a été la première à se développer et à s'organiser de son propre mouvement (dont les motivations étaient souvent mystiques). La voie de l'esprit scientifique, qui complète la voie des objets, est donc la recherche des origines non pas de la pensée rationnelle (ce qui nous mènerait bien trop loin), mais la recherche des origines d'une pensée qui se veut rationnelle et se reconnaît vraie comme telle (plus ou moins clairement, puisque cette notion de rationalité est encore indifférenciée et qu'elle se constitue lentement en tant que notion définie). C'est aussi la recherche des convergences de ce mouvement de différenciation de la rationalité et des disciplines pré- scientifiques évoquées dans la voie des objets, convergences par lesquelles elles deviennent sciences. Nous parlons ici de ces deux voies, celle des objets et celle de l'esprit scientifique, comme de deux processus distincts, car il y a, comme nous le constaterons par la suite, une certaine indépendance entre elles. Les disciplines scientifiques ont pour ancêtres des disciplines non scientifiques portant sur les mêmes objets, mais il ne s'ensuit pas que la « scientifisation » de celles-ci est une simple conséquence de leur développement et de leur progrès. Ces disciplines non scientifiques se sont parfois poursuivies durant des millénaires sans jamais devenir des sciences à proprement parler, accumulant les observations, les mesures et les résultats, améliorant leurs méthodes de manière à avoir des approximations toujours meilleures, sans se préoccuper de démonstrations ni de rationalité. Pas plus qu'il n'est une conséquence obligée du développement d'une discipline, le caractère scientifique n'est une condition nécessaire à ce développement ; un tel développement se distingue alors en général du développement scientifique en ce que, au lieu de faire appel à la générativité du raisonnement, il procède par accumulation, exploration systématique, affinement des approximations (sans recherche – ni même imagination de la possibilité – d'une méthode démonstrative apportant la solution correcte). La générativité est sans doute un des critères fondamentaux de la scientificité d'une discipline (y compris les disciplines actuelles – encore qu'il ne faille pas ici être trop absolu) ; ce qu'on rapprochera de la relation existant entre la scientificité et le degré de mathématisation de la discipline. Réciproquement, le développement de la rationalité – et d'abord son apparition en tant que notion définie et sa reconnaissance comme critère de vérité – n'est pas obligatoirement lié à l'une ou l'autre de ces disciplines pré-scientifiques. Si la mathématique a développé elle-même sa rationalité propre, elle l'a fait d'une manière très particulière (difficilement exportable vers d'autres disciplines) et, très largement, dans le cadre d'une mystique. On trouve bien des ébauches plus ou moins dégrossies de rationalisation dans telle ou telle branche de l'étude de la nature, mais c'est toujours de manière très partielle et sans que la rationalité soit élevée au rang de principe de vérité. Ce fut finalement ce qu'aujourd'hui on appellerait la critique épistémologique (c'est-à-dire une philosophie de la connaissance) qui dégagea le mieux cette exigence de rationalité ; et elle le fit contre les disciplines « pré-scientifiques » alors en vigueur, notamment contre les mathématiques (à l'occasion de la découverte des nombres irrationnels). Assurément, ces deux voies, celle des objets et celle de l'esprit scientifique, furent parfois proches, mais leur fusion en un seul corps ne se fit pas facilement. À l'exception des mathématiques (qui sont un cas particulier en raison de la nature de leurs objets), la période que nous étudierons dans cet ouvrage ne connut aucun exemple réussi d'une telle fusion. Elle vit se former les disciplines pré-scientifiques ; elle vit se différencier la pensée rationnelle en tant qu'elle se veut telle ; elle vit des rapprochements s'amorcer ; mais, hormis les mathématiques (avec les premiers Éléments d'Hippocrate de Chio), elle ne vit pas de disciplines scientifiques bien constituées, comme en verront les siècles suivants. Cet ouvrage s'intitule La naissance de la Science, mais en réalité c'est bien plutôt de son embryogenèse qu'il traite. À son terme, nous serons parvenus à la fin du Ve siècle av. J.-C., les éléments fondamentaux nécessaires à une pensée de type scientifique seront apparus et auront commencé leur conjonction ; mais la science – ou plutôt les sciences – n'a pas cessé de naître depuis. Science, technique, mythe, magie Sans vouloir revenir sur le problème de la définition de la science, on peut qualifier celle-ci de mode de connaissance et, en cela, lui attribuer une double fonction d'explication et d'action. La science veut expliquer le monde (y compris l'homme à qui il faudra trouver une place dans ce monde) et elle veut agir sur lui ; et l'explication ne vaudra, très largement, qu'en ce qu'elle permet d'élaborer une action efficace. Ici encore la mathématique est un peu à part en ce qu'elle trouve sa justification en elle-même, par ses propres principes, plutôt que dans l'efficacité d'une action – sauf, bien sûr, lorsqu'on ne considère que ses formes appliquées. Cette double fonction d'explication et d'action se retrouve à divers degrés dans des savoirs antérieurs à la science, notamment la technique, le mythe et la magie. La science entretient des rapports complexes avec ces savoirs, rapports d'analogie, de compétition, mais aussi de filiation plus ou moins directe. Rapports avec la technique (que l'on considère parfois comme la face « action » de la science), rapports avec le mythe (dans sa fonction explicative), rapports avec la magie (à la fois en tant qu'action sur le monde et théorisation de cette action). Le rapport de la science à la technique peut paraître le plus simple des trois ; aussi bien lorsqu'on l'envisage comme rapport actuel où la technique est souvent présentée comme l'application des théories scientifiques en une action sur le monde, que lorsqu'on se penche sur l'histoire où l'on imagine (trop) facilement que la science s'est constituée par la théorisation d'un savoir pratique qui se serait lui-même mis en place par pur empirisme. Nous ne discuterons pas ici du rapport actuel de la science et de la technique, mais seulement (et en quelques mots) de leur rapport historique. Il semble très abusif de voir une filiation simple entre la technique et la science, celle-ci étant présentée comme abstraite de celle-là, comme sa forme réfléchie uploads/Science et Technologie/ la-naissance-de-la-science-t-1-me-sopotamie-e-gypte-andre-pichot.pdf

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