Luc Boltanski Laurent Thévenot De la justification Les économies de la grandeur

Luc Boltanski Laurent Thévenot De la justification Les économies de la grandeur Gallimard 50* . © Éditions Gallimard, 1991. ryf)-/ Pour Joélle Affichard et Elisabeth Claverie A V A N T - P R O P O S COMMENT NOUS AVONS ÉCRIT CE LIVRE Les lecteurs de cet ouvrage pourront ressentir une certaine gene à ne pas rencontrer dans les pages qui suivent les êtres qui leur sont familiers. Point de groupes, de classes sociales, d'ouvriers, de cadres, de jeunes, de femmes, d'électeurs, etc, auxquels nous ont habitues aussi bien les sciences sociales que les nombreuses données chiffrées qui circulent aujourd'hui sur la société. Point encore de ces personnes sans qualités que 1'écono- mie nomme des individus et qui servent de support à des connais- sances et à des préférences. Point non plus de ces personnages grandeur nature que les formes les plus littéraires de la sociolo- gie, de 1'histoire ou de 1'anthropologie transportent dans 1'espace du savoir scientifique, au travers de témoignages souvent três semblables à ceux que recueillent les journalistes ou que mettent en scène les romanciers. Pauvre en groupes, en individus ou en personnages, cet ouvrage regorge en revanche d'une multitude d'êtres qui, tantôt êtres humains tantôt choses, n'apparaissent jamais sans que soit q uaiifie en même temps 1'état dans lequel ils interviennent. Cest la relation entre ces états-personnes et ces états-choses, constitutive de ce que nous appellerons plus loin une situation, qui fait 1'objet de ce livre. Mais nous n'avons pas pour autant oublié les êtres auxquels les sciences sociales nous avaient habitues. Cest en nous inter- rogeant sur les problèmes que posait leur confrontation dans un même cadre discursif, et jusque dans les mêmes énoncés, que nous avons été amenés à mettre au centre de nos recherches les questions que soulève Facte même de qualifier, non seulement des choses, mais aussi ces êtres particulièrement résistants à la qualification que sont les personnes. Centrer nos investigations 12 Avant-propos sur les operations de qualification présentait un intérêt majeur parce que cette position nous permettait de faire le va-et-vient entre des interrogations qui relèvent habituellement de Fépisté- mologie, et des questions propres à la sociologie ou à 1'anthropo- logie. En effet, les opérations de qualification peuvent être sai- sies en tant qu'actes élémentaires de Factivité scientifique, qui suppose une mise en équivalence des objets sur lesquels va porter 1'explication. Mais elles constituent aussi les opérations cogni- tivos fondamentales des activités sociales dont la coordination reclame un travail continu de rapprochement, de désignation commune, dMdentification. La généralisation des observations de terrain et la construction de Véquivalence statistique Notre façon de travailler nous avait rendus attentifs aux dif- férentes façons, scientifiques ou ordinaires, de qualifier, mais aussi aux problèmes que pose leur mise en relation. En effet, nos identités professionnelles, d'économiste et de statisticien pour Fun, de sociologue pour Fautre, nous amenaient sans cesse à manipuler ces êtres collectifs de grande taille auxquels il est nécessaire de faire appel pour embrasser, de façon quasi carto- graphique, ce qu'il est d'usage d'appeler, depuis la première moi- tié du xix e siècle, la société. Mais en tant que producteur ou utili- sateur de nomenclatures statistiques et, d'autre part, en tant que sociologue de terrain mettant en oeuvre des méthodes d'observa- tion inspirées de Fethnologie, nous ne pouvions être complète- ment aveugles à la tension entre les exigences de la qualification qui precede tout classement et les résistances de la matière à classer qui était composée, quel que fút le traitement auquel on la soumettait, d'énoncés recueillis auprès de personnes. Or, dans nombre de cas, ces personnes opposaient à Fentreprise taxino- mique des qualifications imprévues et par là inclassables, ou même s'élevaient, lorsque Foccasion leur en était offerte, contre la prétention des experts ou des chercheurs à vouloir les qualifier de façon à les rapprocher d'autres personnes dans la promiscuité d'une même catégorie. Le problème de la relation du genre et du cas dans les descrip- tions des sciences sociales nous apparaissait en toute lumièrc et de façon particulièrement difficile à justifier en termes d'exi- Avant-propos 13 gences épistémologiques lorsque, pour rendre plus vivant un énoncé forme de macro-entités, comme par exemple des classes sociales, on le fait suivre d'un extrait d'entretien, en traitant leur relation problématique sur le mode de Fillustration exemplaire ou de Fexemple typique. Cette tension est déjà presente, bien que de façon plus discrète, dès Finstant oü Fon integre dans un même discours, comme le fait souvent la statistique descriptive, des données chiffrées issues de matrices formées par le croise- ment de catégories avec des considérations sur les comporte- ments des gens, en réduisant la question posée par Fintrication de ces deux langages de description au sein d'un même com- mentaire à un problème de rhétorique, d'écriture ou de style. On pouirait faire enfin les mêmes remarques pour ce qui est de la procédure, inhérente à de nombreuses formes d'analyse de contenu, consistant à attribuer Fexpression d'une personne à une catégorie, en arguant de sa nature typique, pour s'autoriser à la constituer en fait de langage, susceptible d'une analyse scienti- fique, sans même parler du sentiment de gene que suscite souvent la simple confrontation de Fenquêteur, le formulaire à la main, en face à face avec la personne interrogée chez elle, au milieu de ses objets familiers, et dont la présence, aussi bien que les propôs, risquent à chaque instant de faire apparaítre comme déconcertante, comme vaine, voire comme abusive Fopération visant à saisir la vérité de la situation dans la grille standardisée du questionnaire. Une interprétation naíve de cette tension consiste à penser qu'elle est suscitée par un écart trop grand entre une réalité et des catégories jugées soit inadéquates soit trop générales pour en épouser les linéaments. On retrouve là les critiques habituelles opposées à la statistique et, plus généralement, à Fensemble des approches globalisantes. De fait, notre première démarche a consiste à rentrer, plus que ne le font habituellement les cher- cheurs, dans les opérations de rapprochements entre les cas bruts et les catégories constituées. Ces opérations primaires de la recherche, qui précèdent toute visée d'explication ou même de traitement de la matière recueillie, sont à la fois les plus fonda- mentales et les moins problématisées ou explorées. Notre attention, stimulée par Féclairage que les recherches anthropologiques de Pierre Bourdieu jetaient sur le rapport entre les opérations classificatoires et les interventions pratiques (Bourdieu, 1972), s'est portée d'abord sur les opérations de codi- 14 Avant-propos fication ct, plus généralement, de mise en forme, réalisées par les statisticiens, les sociologues ou encore les juristes. Nous avons accordé une importance particulière aux connexions opérées avec d'autres formes de qualifications tênues pour acquises qui contribuent à consolider et à stabiliser les catégories que l'on cherche à construire ou à mettre en oeuvre. Nous avons procede de deux façons différentes, menées paral- lèlement. Nous avons, d'une part, entrepris de faire, en prolon- geant le travail d'Alain Desrosières sur les catégories socio- professionnelles (Desrosières, 1977), 1'histoire de la construction d'une catégorie, celle des cadres, en montrant comment elle avait été établie en prenant appui sur des rapprochements anté- rieurs déjà stabilisés (comme les conventions collectives) (Bol- tanski, 1982). Pour cela, il fallait reconstituer le travail préa- lablement accompli par les porte-parole politiques ou syndicaux pour definir le contenu et les limites de la catégorie. Avant de designer un groupe allant de soi et, pourrait-on dire, officiel, la catégorie apparaissait encore comme problématique et avait dü être construite à la façon d'une cause, c'est-à-dire avec 1'inten- tion affirmée de réparer une injustice en faisant reconnaítre 1'existence d'un groupe jusque-là passe sous silence. Mais 1'étude de ceux qui, aujourcThui, s'affirment comme cadres, montrait aussi que les acteurs eux-mêmes, quand ils sont interrogés sur leur identité professionnelle, sont amenés à réactiver cette repré- sentation et, par conséquent, à faire oeuvre à leur tour de repré- sentants. D'autre part, le traitement statistique qui opere en príncipe par un croisement de variables ne suffit pas à éloigner totalement la présence des personnes. Leur évocation refait sur- face dans les cas difficiles oü les consignes d'utilisation des variables ne suffisent pas. L'agent chargé du traitement est alors amené, pour décider d'une affectation à une catégorie, à se figu- rer la personne qui a rempli le questionnaire en la rapprochant de gens qu'il connait. Identification ordinaire et qualification scientifique L'autre ensemble de recherches a consiste à observer et à ana- lyser des catégories aux frontières indécises, comme les jeunes (Thévenot, 1979), et les procédures effectuées par les personnels, souvent subalternes, qui sont chargés, dans les grands orga- Avant-propos 15 nismes statistiques, du travail de codification, habituellement traité comme un travail de routine ne posant pas de problèmes particuliers (Thévenot, 1983). On s'intéressa particulièrement aux moments, qui interrompent le cours normal de la chaíne sta- tistique, oú les codeurs ont 1'impression que les consignes distri- buées ne suffisent plus à soutenir leur travail. Ces moments de doute apparaissent particulièrement lorsqu'ils doivent affecter à 1'une ou 1'autre des catégories de la nomenclature des cas qui leur paraissent douteux et éveillent leurs uploads/Science et Technologie/ boltanski-luc-thevenot-laurent-de-la-justification-1991.pdf

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