27/10/2017 Entretien avec Bruno Latour https://traces.revues.org/158 1/12 Tracé

27/10/2017 Entretien avec Bruno Latour https://traces.revues.org/158 1/12 Tracés. Revue de Sciences humaines 10/2006 Genres et Catégories Entretien Entretien avec Bruno Latour ARNAUD FOSSIER ET ÉDOUARD GARDELLA p. 113­129 Texte intégral TRACÉS : Nous voulions d’abord présenter vos travaux, en essayant de dégager une sorte de « fil rouge », qui ne va pas vraiment de soi. Peut­on faire le lien entre vos différents terrains par ce qu’on pourrait appeler l’analyse de « processus de catégorisation », « modes d’objectivation de la réalité », ou « types d’énonciation » ? Ce problème de l’énonciation est­il bien le dénominateur commun de vos travaux ? Bruno Latour est anthropologue. Il enseigne depuis plus de 20 ans à l’École des Mines (Paris), mais aussi à Harvard. Ses objets d’étude sont extrêmement variés. Il se fait d’abord connaître en 1979, avec La vie de laboratoire, observation ethnographique d’un laboratoire californien d’endocrinologie. En 1987, il publie La science en action, qui revient sur l’importance fondamentale des techniques, mais aussi des « controverses », dans l’élaboration des « faits » scientifiques. En 1992, il reçoit le prix Roberval pour son livre Aramis ou l’amour des techniques. Dans ses Petites leçons de sociologie des sciences, il explicite son « relativisme » (1996). L’espoir de Pandore (2001) dresse un bilan provisoire des « science studies ». Il faudrait également citer son travail sur Pasteur (Les Microbes, Guerre et paix, 1984), Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique (1991), ou encore Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie (1999). Récemment est paru La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État (2002). B. Latour tente, qui plus est, de diversifier les vecteurs d’expression de son propos anthropologique, avec notamment l’organisation de deux expositions : Iconoclash (2004), et Making things public. Atmospheres of democracy (2005). Elles ont toutes deux donné lieu à des publications importantes. 1 Nous l’avons rencontré, le 10 novembre 2005, dans son bureau de l’École des Mines. 2 BRUNO LATOUR : « Énonciation », oui. « Objectivation de la réalité », je ne comprends pas trop. Quant à « catégories », il faut d’abord que je dise que c’est une notion très ancrée dans une certaine philosophie, en gros une pensée kantienne : la catégorie est autre 27/10/2017 Entretien avec Bruno Latour https://traces.revues.org/158 2/12 TRACÉS : C’est ce qui fait que vous vous êtes intéressé au droit, après vous être penché sur la science ? TRACÉS : Si on suit votre idée de « véridiction », la médecine pourrait vous intéresser, si tant est qu’il y ait des modes de véridiction propres à la médecine. Droit, science, médecine : on pense à l’archéologie du savoir foucaldienne… TRACÉS : Même si on en fait une activité classificatoire et normative, comme le droit et la science ? TRACÉS : Une histoire des différentes disciplines qui ont cherché à classifier, et qui en cela renvoient au « Grand Partage » que vous évoquez souvent 4, ne peut­elle tout de même pas vous intéresser, à titre d’objet d’étude ? chose que ce qu’elle catégorise, elle arrive de l’extérieur, généralement des sujets humains. Et s’il n’y avait pas la catégorie, il y aurait le désordre, la confusion, ou la continuité. Or catégoriser plus ou moins un continuum, ce n’est pas du tout le type d’intérêt que je poursuis. Si catégorie veut dire délimitation relativement tranchée de choses qui n’existeraient pas si cette catégorie n’était pas imposée, c’est un modèle que j’ai toujours combattu. Pour moi, il faut donc prendre catégorie au sens plus ancien de « mode d’accusation », ou « convocation sur l’agora ». Donc j’oppose le régime d’énonciation, ou « mode d’existence » dirais-je maintenant, au sens kantien de catégorie. Le fil rouge que je poursuis depuis 30 ans, c’est de classer, de repérer les modes d’énonciation, les types de véridiction. Si vous acceptez que le mot catégorie désigne ce classement-là, c’est-à-dire la découverte et les contrastes des types de véridiction, pour moi c’est ça le fil rouge. B. LATOUR : Non, c’est pour ça que je suis venu à la science après m’être intéressé à la religion. C’est parce que j’avais fait mon travail de thèse sur l’énonciation religieuse que je me suis dit : « Tiens, c’est exactement ce qu’il faut faire sur la véridiction savante », beaucoup plus saillante aujourd’hui que la véridiction religieuse. Ensuite, je me suis intéressé à la véridiction technique qui s’appelle « efficacité », et c’est tout à fait récemment que je me suis intéressé au droit. Maintenant je m’intéresse à la politique, et l’économie. Donc pour moi le fil est vraiment très net. Mon livre de chevet, écrit dans les années 1940 par Etienne Souriau, Les modes d’existence, est un effort pour qualifier les catégories, c’est-à-dire les façons multiples mais pas indéfinies dont on peut dire l’être (si on admet ce deuxième sens du mot « catégories »). B. LATOUR : D’abord j’ai un peu travaillé dessus en étudiant Pasteur et la révolution pastorienne1, qui est au croisement du médical et du scientifique. Mais je ne vois pas bien en quoi la médecine est un mode de véridiction à part, c’est un mode de pratique comme il y en a d’innombrables. Il se trouve que je n’ai pas pris la bonne période, puisqu’à la fin du XIXe siècle, c’était le branchement du laboratoire sur le lit du malade, c’est-à-dire la négation de la spécificité de la médecine, son absorption par des méthodes de la science expérimentale (de Claude Bernard à Pasteur). Foucault, de ce point de vue, est un peu un faux ami. Donc la médecine ne m’intéresse pas en tant que mode de véridiction à part. B. LATOUR : Oui, mais activité classificatoire et normative, ça renvoie à la première version de « catégorie » dont je parlais au début : ce qui donne des limites à des choses qui n’en ont pas. Moi, ce qui m’intéresse, ce sont les énonciations et les modes d’existence, les êtres qui, si on ne les catégorisait pas, auraient quand même des bords et des limites. Je n’ai pas repéré ce mode d’existence dans le cas de la médecine. Mais le besoin de classification et de norme, d’ailleurs la notion même de « norme » ressort à un type de science sociale qui revient à découper un continuum. Hors je suis jamesien, deweyen, pragmatiste2, donc c’est vraiment un type de paradigme qui ne m’intéresse pas. Je sais que la classification intéresse beaucoup les anthropologues qui reconnaissent aux autres la capacité de classer, mais ce qui leur évite de se poser la question des êtres. La classification a pris un sens central avec Durkheim et Mauss, dans les sciences sociales3. Moi, c’est l’ontologie qui m’intéresse, ce n’est pas la représentation, pour le dire vite. 27/10/2017 Entretien avec Bruno Latour https://traces.revues.org/158 3/12 TRACÉS : « Heureusement », le livre récent de Ph. Descola5 semble tout à fait « réflexif » sur ce point là, et même assez ironique sur la manière dont les anthropologues contemporains usent de classifications arbitraires et artificielles. Lui en est tout à fait conscient, et nuance son propre travail à partir de l’idée qu’il n’est qu’anthropologue, donc un produit de ce Grand Partage, de cette « manie » classificatrice dont vous parlez. TRACÉS : Vous ne pensez pas que Foucault avait été pionnier sur ces questions de « représentations », appliquées au « naturalisme » occidental7 ? TRACÉS : Revenons à des choses plus empiriques, si vous le voulez bien, et à des questions de « méthode ». Pourquoi utiliser une méthode ethnographique pour analyser un objet a priori philosophique, à savoir la Raison occidentale10. B. LATOUR : Prenons l’ethnoscience : c’est une grosse branche de l’anthropologie qui multiplie les catégorisations ethniques, mais qui suppose qu’il y a dans le monde un continuum relativement indifférencié et que ce découpage est relativement arbitraire […]. Moi ce qui m’intéresse, c’est que ce respect énorme pour les classifications arbitraires a une fâcheuse tendance à s’arrêter lorsqu’on arrive à l’anthropologie du monde contemporain. Là brusquement, la question de représentation devient une critique scandaleuse. Donc il y un truc bizarre qui fait qu’on respecte beaucoup les catégories quand l’ontologie est laissée de côté, mais que la même catégorisation appliquée au monde contemporain entraîne des réactions d’horreur ! C’est ça le Grand Partage : le manque de symétrie dans les représentations. B. LATOUR : On peut faire tout l’entretien sur le livre de Descola, c’est un livre très important, le plus important paru dans l’année, qui mérite de longues discussions. Descola a fait un pas de géant dans cette question, tout en laissant en l’état la question ontologique. Ce n’est pas si facile de situer ce livre, sinon dans la grande tradition structuraliste réputée justement pour ses catégorisations arbitraires. Il trouve simplement un détour génial qui consiste à appliquer de manière systématique et étonnamment radicale les catégories au « naturalisme »6 […]. Mais Descola reste classique sur la question générale de la représentation. C’est un énorme coup dans le structuralisme, magnifique, mais le résultat c’est uploads/Science et Technologie/ entretien-avec-bruno-latour.pdf

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