Y V E S G I N G R A S S C I E N C E S E T R E L I G I O N S L’IMPOSSIBLE DIALOG

Y V E S G I N G R A S S C I E N C E S E T R E L I G I O N S L’IMPOSSIBLE DIALOGUE BORÉAL Les Éditions du Boréal 4447, rue Saint-Denis Montréal (Québec) h2j 2l2 www.editionsboreal.qc.ca L’IMPOSSIBLE DIALOGUE du même auteur Histoire des sciences au Québec, en collaboration avec Luc Chartrand et Ray- mond Duchesne, Boréal, 1987. Deuxième édition mise à jour, 2008. Les Origines de la recherche scientifique au Canada. Le cas des physiciens, Boréal, 1991. Pour l’avancement des sciences. Histoire de l’ACFAS (1923-1993), Boréal, 1994. Science, culture et nation, textes de Marie-Victorin choisis et présentés par Yves Gingras, Boréal, 1996. Du scribe au savant. Les porteurs du savoir de l’Antiquité à la révolution indus- trielle, en collaboration avec Peter Keating et Camille Limoges, Boréal, 1998; coll. «Boréal compact», 1999. Éloge de l’homo techno-logicus, Saint-Laurent, Fides, 2005. Parlons sciences. Entretiens avec Yanick Villedieu sur les transformations de l’es- prit scientifique, Boréal, 2008. Sociologie des sciences, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je?», 2013. Controverses. Accords et désaccords en sciences humaines et sociales, sous la direction d’Yves Gingras, CNRS Éditions, 2014. Les Dérives de l’évaluation de la recherche. Du bon usage de la bibliométrie, Raison d’agir, 2014. Yves Gingras L’IMPOSSIBLE DIALOGUE SCIENCES E T RELIGIONS Boréal © Les Éditions du Boréal 2016 Dépôt légal: 1er trimestre 2016 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Diffusion au Canada: Dimedia Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et de Bibliothèque et Archives Canada Gingras, Yves, 1954- L’impossible dialogue: sciences et religions Comprend des références bibliographiques et un index. isbn 978-2-7646-2412-8 1. Religion et sciences – Histoire. I. Titre. bl245.g56 2016 261.5'5 c2015-942645-6 isbn papier 978-2-7646-2412-8 isbn pdf 978-2-7646-3412-7 isbn epub 978-2-7646-4412-6 S’il est une vérité que l’histoire a mise hors de doute, c’est que la religion embrasse une portion de plus en plus petite de la vie sociale. À l’origine, elle s’étend à tout; tout ce qui est social est religieux; les deux mots sont synonymes. Puis peu à peu, les fonctions politiques, économiques, scientifiques s’affranchissent de la fonction religieuse, se constituent à part et prennent un caractère temporel de plus en plus accusé. Émile durkheim, De la division du travail social introduction 9 Introduction Si les religions divisent les hommes, la raison les rapproche. ernest renan1 C et essai est né d’une interrogation: comment expliquer le retour en force, depuis les années 1980-1990, de la question des relations entre science et religion et des appels au «dialogue» entre ces deux domaines pourtant si éloignés par leurs objets et leurs méthodes? Jusqu’à récemment, en effet, l’idée qu’il faut, comme le disait déjà le frère Marie-Victorin au milieu des années 1920, «laisser la science et la religion s’en aller par des chemins parallèles, vers leurs buts propres», et ne pas s’empêtrer dans des tentatives concordistes qui cherchent à tout prix «l’harmonie» entre les découvertes scienti- fiques et les croyances religieuses, faisait plutôt consensus dans le monde scientifique2. Étudiant en physique au cours des années 1970, 1. Ernest Renan, «L’islamisme et la science», Œuvres complètes, tome 1, Paris, Calmann-Lévy, 1947, p. 961. 2. Frère Marie-Victorin, Science, culture et nation, textes choisis et présentés par Yves Gingras, Montréal, Boréal, 1996, p. 85. 10 l’impossible dialogue je ne me souviens pas que de telles discussions aient occupé les pause- café des professeurs et des étudiants, encore moins le débat public ou le monde de l’édition. Même au cours des années 1980, alors que j’étudiais l’histoire et la sociologie des sciences, cela était encore rare et limité aux adeptes de la contre-culture et du «nouvel âge». La ques- tion se pose donc: comment expliquer ce nouvel intérêt pour un «dialogue entre science et religion»? Comme on le verra au chapitre 5, le retour de ces questions dans le champ intellectuel trouve une de ses sources en novembre 1979 dans la décision du pape Jean-Paul II de revoir le procès de Galilée, symbole par excellence, dans l’imaginaire populaire et savant, de l’opposition entre pensée scientifique et croyances religieuses. La simple mention de la condamnation de Galilée par le Saint-Office en juin 1633 suffit pour rappeler que les rapports entre science et religion sont anciens et ont connu, pour des raisons variées, des épisodes plus ou moins ora- geux à diverses périodes de l’histoire. Si la décision prise en 1979 au plus haut niveau de la hiérarchie catholique a pu jouer le rôle de déclencheur, elle ne suffit toutefois pas à expliquer complètement la multiplication depuis les années 1980 des ouvrages qui combinent de façons diverses les mots science, religion et Dieu. La montée en puis- sance au cours des années 1960 et 1970 d’un courant de pensée syn- crétique associé à la «contre-culture» et au «nouvel âge» cherchant à associer des traditions philosophiques et religieuses anciennes aux «mystères» de la physique quantique, théorie considérée comme défiant la logique et le «bon sens», a créé un terrain fertile sur lequel ont pu fleurir de nombreux ouvrages de vulgarisation prétendant que la science «la plus avancée» venait confirmer les intuitions des tradi- tions spirituelles «les plus anciennes3». Depuis la parution de l’ou- vrage phare de ce courant, Le Tao de la physique du physicien Fritjof 3. Yves Gingras et Geneviève Caillé, «Nouvel Âge et rhétorique de la scientifi- cité», Interface, vol. 18, no 2, mars-avril 1997, p. 6-8. introduction 11 Capra, en 1975, les éditeurs ont flairé la bonne affaire et multiplié les publications aux titres accrocheurs. On ne compte plus ceux qui met- tent en relation Dieu et la science. Que ces associations, le plus souvent superficielles, soient le résultat de croyances sincères ou d’un cynisme exploitant un marché lucratif importe peu. Ce qu’il s’agit ici d’analy- ser, comme on le verra au chapitre 6, c’est la façon dont certaines découvertes scientifiques en viennent à être utilisées pour justifier des positions religieuses ou théologiques qui n’ont rien à voir avec les sciences mais qui usent de leur prestige pour suggérer aux lecteurs les plus imprégnés de religion que la science moderne est en fait com- patible avec leurs croyances. Par ailleurs, confrontés à la montée des sectes religieuses fondamentalistes, critiques des recherches scienti- fiques qui remettent en question leurs croyances profondes, plusieurs scientifiques et leurs organisations appuient (pour se montrer conci- liants) ces rapprochements douteux qui suggèrent que les croyants n’ont plus à se méfier des sciences modernes, lesquelles, loin de mener à l’athéisme comme on le pensait souvent, pointeraient plutôt en direction d’une nature créée par un être supérieur. Un autre élément important dans la croissance exponentielle des ouvrages consacrés aux rapports entre science et religion depuis une trentaine d’années est l’action de John Templeton (1912-2008) et de sa Fondation. Comme on le verra aux chapitres 5 et 6, cette fondation, dotée d’un capital de plus d’un milliard, distribue chaque année des dizaines de millions aux chercheurs qui veulent étudier les liens entre science, religion et spiritualité. À compter du milieu des années 1990, le prix Templeton sera d’ailleurs fréquemment attribué à des astro- physiciens qui proposent – directement ou indirectement – des inter- prétations religieuses ou spiritualistes de la physique moderne. La Fondation Templeton a également joué un rôle majeur pour imposer en histoire des sciences le thème du «dialogue» entre science et reli- gion. Car si la foi déplace des montagnes, l’argent le fait plus facile- ment. On verra aussi au chapitre 6 que ces supposés dialogues ne sont en fait qu’une reformulation moderne des vieux thèmes de la 12 l’impossible dialogue théo logie naturelle, dont les arguments n’ont pas vraiment varié depuis la fin du xviie siècle. Mais avant d’analyser la remontée en faveur des discours sur les rapports entre science et religion, nous retracerons la longue histoire de leurs relations conflictuelles. Car, malgré la tendance récente de nombreux historiens des sciences à affirmer que les conflits entre science et religion n’ont rien d’inévitable, il demeure que cer- taines théories scientifiques sont de fait incompatibles avec certaines croyances religieuses fondées sur la lecture littérale de textes considé- rés comme sacrés. Si, d’une certaine manière, il est vrai que ces heurts entre conceptions du monde sont contingents et ne se transforment en conflits ouverts que lorsque des groupes sociaux organisés, ou des institutions, se mobilisent pour contrer les discours scientifiques qui les heurtent, il demeure tout aussi vrai qu’ils sont parfois pré- visibles et même inévitables lorsque la science aborde des thèmes qui recouvrent ceux discutés dans des textes religieux «sacrés». En somme, si les mathématiques ou la taxonomie ont posé peu de pro- blèmes aux religions organisées, il en va autrement de la cosmo- logie, de la géologie, de la biologie évolutive et de sciences sociales et humaines comme l’histoire des religions et des origines de l’huma- nité. Comme le notait le sociologue Max Weber au début du xxe siècle, «partout où la connaissance rationnellement empirique a réalisé de façon systé matique le désenchantement du monde et sa transforma- tion en un mécanisme causal, apparaît définitivement la tension avec les pré tentions du postulat uploads/Science et Technologie/ l-x27-impossible-dialogue-sciences-et-religions.pdf

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