Actes de la recherche en sciences sociales Le fou et le migrant Travail et pein
Actes de la recherche en sciences sociales Le fou et le migrant Travail et peine dans la conscience historique d'un peuple sud-africain John L. Comaroff, Madame Jean Comaroff Citer ce document / Cite this document : Comaroff John L., Comaroff Jean. Le fou et le migrant . In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 94, septembre 1992. Économie et morale. pp. 41-58; doi : https://doi.org/10.3406/arss.1992.3025 https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1992_num_94_1_3025 Fichier pdf généré le 22/03/2019 Résumé Le fou et le migrant Cet article étudie la nature de la conscience historique, et sa relation à la culture, chez les Tshidi- Barolong, un peuple tswana sud-africain. Sur la base des images fournies par deux informateurs -un fou et un ancien travailleur migrant- il examine non seulement le contenu de la conscience tshidi, mais aussi ses formes d'expression. Celles-ci diffèrent des modes narratifs de représentation associés à l'histoire dans le contexte occidental, et s'appuient sur des moyens poétiques variés - et de la manière la plus remarquable sur la rhétorique du contraste. Ainsi les concepts opposés de travail et de peine, l'un associé au setswana (les manières tswana) et l'autre au sekgoa (les manières européennes), sont les tropes principaux à travers lesquels les Tshidi construisent leur passé et leur présent. De telles formes rhétoriques paraissent, à l'examen, pouvoir se rencontrer fréquemment dans des situations de changement rapide. En conséquence, cette disgression dans la poétique de l'histoire éclaire des questions très générales concernant les liens entre la conscience, la culture et la représentation. Abstract The madman and the migrant This essay explores the nature of historical consciousness, and its relation to culture, among the Tshidi-Barolong, a South African Tswana people. On the basis of the imagery of two informats -a "madman" and a former migrant laborer- it examines not merely the content of Tshidi consciousness, but also its expressive forms. These differ from the narrative modes of representation associated with "history" in Western contexts, and build on various poetic devices - most strikingly, on the rhetoric of contrast. Thus the opposed concepts of work and labor, one associated with setswana (Tswana ways) and the other with sekgoa (European ways), are major tropes through which Tshidi construct their past and present. Such rhetorical forms appear, on examination, to occur widely in situations of rapid change. As a resuit, this excursion into the poetics of history illuminates very generai questions concerning the connection between consciousness, culture, and representation. 41 JOHN L. ET JEAN COMAROFF Le fou et le migrant Travail et peine dons la conscience historique d'un peuple sud-africain P aradoxalement, c'est un fou qui nous a le plus appris sur les faits de conscience dans l'Afrique du Sud rurale. La leçon était d'autant plus remarquable qu'elle venait d'une rencontre silencieuse, faite en 1973 dans un hôpital psychiatrique. Connu pour son ingénieux costume qu'il n'enlevait jamais, l'homme était littéralement un prophète en habits de polyethylene. Ses vêtements démentiels parlaient le langage de son obsession. Ses bottes, d'un modèle courant chez les mineurs, étaient surmontées de jambières tricotées de manière compliquée, résultat de l'effilochage patient de nombreux sacs à oranges. Il portait un manteau et une mitre d'évêque, confectionnés à partir de sacs poubelle en plastique noir. En travers de sa poitrine était tendue une large ceinture de tissu aux brillantes rayures, sur laquelle étaient cousues trois lettres : SAR. Pour ses médecins de race blanche, c'était là le signe le plus évident de son égarement, même s'ils avaient observé qu'il entendait aussi des voix. Les autres patients, cependant, le considéraient comme un guérisseur inspiré, envoyé pour soulager leur détresse. SAR était son Eglise, et il en était la seule incarnation. Les lettres SAR correspondent à South African Railways, les chemins de fer sud-africains dont une voie borde l'hôpital. De fait, au moment même où nous le rencontrions, le train de nuit pour Johannesburg passa près de nous dans un bruit de ferraille, emmenant son chargement quotidien de migrants. Plus tard, alors que nous nous interrogions pour déchiffrer son message, nous ne cessions de revenir, comme il le faisait, à SAR. C'était un message qui parlait directement à ses compagnons d'internement et aussi au personnel paramédical de race noire. Car, dans ce monde de prolétaires-paysans, le chemin de fer tissait un lien tangible entre la vie rurale et la vie urbaine, nouant ensemble les mondes discordants de la campagne et de la ville, Nous étions depuis longtemps conscients de l'importance de la distinction entre ces deux mondes pour les Tshidi Barolong, le peuple tswana parmi lesquels nous travaillions. L'une de nos premières conversations à Mafikeng, leur capitale, avait eu lieu avec un homme qui était très respecté, bien qu'il ne fût ni riche ni de haute naissance. Ce "monsieur-tout-le-monde" incarnait la génération plus ancienne de paysans- ouvriers, qui avaient passé le début de leur vie adulte à travailler dans les mines d'or de Johannesburg. Maintenant il s'occupait de son champ desséché de céréales, et disait laconiquement : "Ici je me bats, mais je travaille pour moi-même (itirela, la forme reflexive de direla, 'travailler (faire) pour'). Le sol est rocailleux, et il n'y a pas de pluie. Je me bats, mais je n'appelle personne 'patron'. Là-bas, où nous peinons (berekd) pour les Blancs, ils nous payent en argent, mais la mine, comme la tombe, n'a besoin que de notre corps. Quand elle en a fini de vous, elle vous recrache, et vous êtes fini ! Inutile !". Malgré son caractère poignant, ce commentaire sur l'expérience de l'aliénation n'avait rien de remarquable, des travailleurs opprimés en d'autres lieux ayant vu également la mine comme un prédateur et le lieu du travail industriel comme une tombe (cf. par exemple, Van Onselin, 1976 ; Gordon, 1977 ; Nash, 1979 ; Taussig, 1980 ; et aussi Actes de la recherche en sciences sociales, n ° 94, sept. 1992, 41-58 42 John L. et Jean Comaroff D. H. Lawrence, 1922 ; Eliade, 1962). Notre tentative de poursuivre plus avant l'exégèse s'avéra d'ailleurs stérile. Nous étions tout simplement incapables de mettre au jour des énoncés qui lient l'exploitation à une notion cohérente d'antagonisme entre classes sociales ou même de conflit racial. Ceci, semblait-il, avait été un de ces rares moments où une expérience muette en toute autre circonstance trouva à s'exprimer dans un complexe fortuit d'images. Mais une plus large familiarité avec les Tshidi nous apprit que ces images n'étaient pas fortuites, et que la signification du message de ce migrant d'âge avancé se trouvait être largement partagée. La solution résidait dans la forme même de son propos : par un choix subtil des mots, le terme vernaculaire pour le travail (ou, plus précisément ici, "le travail effectué pour soi- même") était minutieusement distingué de celui qui est utilisé pour désigner la peine prise au service des Blancs1. Le premier, itirela, implique "se faire soi- même". Il s'agit de la forme reflexive du setswana go dira, "faire" ou "fabriquer". Quant à bereka, il vient de l'afrikaans werk, et connote le travail salarié (apparemment pour tous les locuteurs Sotho-Tswana ; cf. Ziervogel et Mokgokong, 1985). Ces termes forment une opposition d'une grande portée, suggérant un éventail d'associations entremêlées dans l'imagination tshidi : le travail forme contraste avec la peine comme l'autoconstruction avec l'autodestruction ; comme les processus créatifs de la production et de la reproduction chez soi (mo gaé) avec le temps étalonné là-bas ; comme la valeur permanente du bétail avec le flux capricieux de l'argent. Mais ces contrastes ne sont ni figés en un scheme culturel intemporel ni mis en scène dans une vision narrative de l'histoire. Ils fournissent plutôt un langage poétique et souple, capable d'exprimer à la fois les rêveries du migrant et les créations du prophète fou. En eux, comme dans les habits de poly- 1 - En traduisant work par "travail" et labor par "peine", je pense reprendre le choix des Comaroff (cf. note 8) rendant les termes tswa- na de dira (itira) par work et de bereka par labor. Le choix correspond en anglais à une assignation arbitraire d'un contenu, soit positif, soit négatif, à ces termes, ambivalents dans l'usage couvrant ; le côté négatif est représenté par labor, me semble-t-il, parce que ce mot appartient au vocabulaire d'origine latine de la langue anglaise et qu'en latin labor signifie la souffrance attachée à une action. C'est donc un terme plus "étranger" que le mot d'origine saxonne work, de même que bereka est plus étranger que dira (itira) puisque d'origine afrikaans. La filiation latine de labor justifie pour nous le choix de "peine" qui renforce quelque peu l'opposition en français en mettant l'accent sur le caractère imposé et sans autonomie de ce qu'on aurait pu traduire platement par "travail salarié" opposé au "travail", activité productive autonome (NdT). éthylène, résidait une clé permettant d'accéder à la conscience qu'ont les Tshidi d'eux-mêmes, à l'intelligence qu'ils ont de la genèse de leur monde présent. Conscience de l'oppression et poétique de la conscience C'est presque devenu un lieu commun que de se demander pourquoi les classes sociales paraissent si rarement agir pour elles-mêmes {für sich) uploads/Science et Technologie/ le-fou-et-le-migrant-comaroff-john-l-comaroff-jean 1 .pdf
Documents similaires
-
24
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 27, 2021
- Catégorie Science & technolo...
- Langue French
- Taille du fichier 2.4159MB