Le maffesolisme, une « sociologie » en roue libre. Démonstration par l’absurde

Le maffesolisme, une « sociologie » en roue libre. Démonstration par l’absurde Manuel QUINON (Université Paris-Diderot) Arnaud SAINT-MARTIN (CNRS & UVSQ) Résumé : L’objectif de cet article est d’expliciter la genèse, l’élaboration et les motivations qui ont conduit à la publication, dans la revue Sociétés dirigée par le sociologue français M. Maffesoli, d’un article dénué de tout fondement empirique et de toute consistance théo- rique, coécrit par les auteurs de la présente note. Après avoir résumé le thème et la thèse défendue dans notre article-canular, et avoir rappelé, de manière plus générale, l’usage du canular en sciences et en sciences sociales, nous précisons notre rapport passé et présent face à l’objet visé dans notre critique, soit le « maffesolisme », entendu comme une entité académique à la fois théorique, institutionnelle et éditoriale. Nous présentons ensuite, tour à tour, le lexique, la rhétorique, l’iconographie, la vision conjecturale de l’homme et du monde, ainsi que l’épistémologie que nous avons mobilisés dans la rédaction de notre canular et qui nous ont permis de rendre ce dernier acceptable pour publication, dans une revue d’apparence académique où ces différents éléments sont la norme, quand bien même leur mise en relation s’oppose à l’éthique usuelle de l’activité scientifique. Nous présentons dans une section suivante nos rares interactions avec l’équipe éditoriale de Sociétés, et décrivons le processus d’évaluation indigent à partir duquel notre article-canular a pu être publié, malgré l’inconsistance théorique et empirique qui le caractérise. Nous revenons, dans les dernières sections de la présente note, sur les raisons qui nous ont poussés à recourir au canular : il s’agit en effet pour nous d’une propédeutique efficace tant pour l’activité de la critique ra- tionnelle, que pour celle de la compréhension anthropologique d’une « cosmologie » occi- dentale contemporaine. Mot clés : Maffesoli, maffesolisme, canular, affaire Sokal, affaire Teissier, style argumentatif, cosmologie, épistémologie, biais de confirmation, sociologie, éthique, argumentation, anthro- pologie des savoirs. Carnet Zilsel, 7 mars 2015, http://zilsel.hypotheses.org/1713 Licence Creative Commons Cette œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale Pas de Modification 4.0 International 2 Le maffesolisme, une « sociologie » en roue libre « Sommaire : Démonstration expérimentale d’une organisation tomatotopique chez la Cantatrice. L’auteur étude les fois que le lancement de la tomate il provoquit la réaction yellante chez la Chantatrice et demonstre que divers plusieures aires de la cervelle elles était implicatées dans le response, en particu- lar, le trajet légumier, les nuclei thalameux et le fiçure musicien de l’hémisphère nord. » Experimental demonstration of the tomatotopic organization in the Soprano (Cantatrix Sopranica L.), par Georges Perec, in Cantatrix Sopra- nica L. et autres écrits scientifiques, Paris, Seuil, 1991, p. 11. Le 4 février 2015, le numéro 4/2014 de la revue Sociétés paraît sur le portail en ligne Cairn.info. Il est également disponible en format « papier » le 13 février, par l’intermédiaire des Éditions de Boeck. Dans le sommaire, un article classé dans les « marges » mérite l’attention : « Automobilités postmodernes : quand l’Autolib’ fait sensation à Paris »1. Son auteur, Jean-Pierre Tremblay, originaire du Qué- bec, propose de « mettre au jour les soubassements imaginaires d’un objet socio- technique urbain contemporain : l’Autolib’ ». Le résumé de cet article d’une dizaine de pages est suggestif : « Résumé : Le présent article vise à mettre au jour les soubassements imaginaires d’un ob- jet socio-technique urbain contemporain : l’Autolib’. Sur la base d’une enquête de terrain approfondie, elle-même couplée à une phénoménologie herméneutique consistante, nous montrons que la petite voiture de location d’apparence anodine, mise en place à Paris en 2011, se révèle être un indicateur privilégié d’une dynamique macrosociale sous-jacente : soit le passage d’une épistémè “moderne” à une épistémè “postmoderne”. À travers l’examen de l’esthétique du véhicule (que l’on caractérise comme poly-identificatoire), comme de ses caractéristiques et fonctionnalités les plus saillantes (la voiture électrique connectée illustre le topos contemporain de “l’enracinement dynamique”), nous mettons au jour les diverses modalités socio-anthropologiques qui permettent d’envisager l’objet “Autolib’” comme le produit/producteur, parmi d’autres choses, d’un nouveau “bassin sémantique”. Mots clés : Autolib’, postmodernité, topique socio-culturelle de l’imaginaire »2 1 J.-P. Tremblay, « Automobilités postmodernes : quand l'Autolib' fait sensation à Paris », Sociétés, n° 126, 2014, p. 115-124. 2 Ibidem, p. 115. Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin 3 Tout cela aurait pu passer inaperçu. Des articles de ce genre, Sociétés en publie à la chaîne depuis « plus de vingt ans »3. Rien de surprenant, rien de neuf, dira-t-on. Seulement voilà, il faut révéler dès maintenant que « Jean-Pierre Tremblay » n’existe pas ; c’est l’avatar d’une imposture intellectuelle calculée, un nom d’emprunt qui ne laissera heureusement pas d’empreinte scientifique. L’article est un canular rédigé par les auteurs de la présente mise au point. Peut-être l’article sera-t-il retiré par la rédaction de Sociétés (encore que, ce serait remettre en ques- tion l’intégrité épistémologique de l’évaluation…), mais cela importe peu car nous sommes parvenus à nos fins : démonter de l’intérieur, en toute connaissance de cause, la fumisterie de ce que nous appellerons le « maffesolisme » – c’est-à-dire, bien au-delà de la seule personnalité de Michel Maffesoli, le fondateur et directeur de la revue Sociétés, une certaine « sociologie interprétative/postmoderne » à voca- tion académique. Révélant le pot aux roses, nous relaterons ici l’histoire de ce canu- lar et expliquerons pourquoi nous l’avons fabriqué. C’est peu dire que nous n’en revenons toujours pas d’avoir réussi à publier une telle somme de sottises dans une revue qui (pro)clame sa scientificité à qui veut encore l’entendre. Comme nous le montrerons, pièces à l’appui, le canular met en lumière le fonctionnement d’un collectif d’enseignement et de recherche qui continue d’essaimer dans le monde académique, en France et à l’étranger, et s’autorise d’espaces institutionnels, d’instruments de valorisation et de structures éditoriales, comme Sociétés. Or tout cela repose sur des bases scientifiquement très fragiles, et nous pensons l’avoir prouvé sans peine au moyen de cette expérimentation. Encore un canular ? Des canulars et des arnaques, on en compte de plus en plus aujourd’hui en science. L’édition scientifique et le système d’évaluation par les pairs qu’elle est supposée garantir sont semble-t-il vulnérables. À la périphérie des revues bien ins- tallées et mainstream, des centaines de revues « prédatrices » en « open access » et aux titres souvent improbables ont investi le marché de l’édition scientifique. Elles proposent de publier n’importe quel article en échange de sommes parfois assez conséquentes. Pour des raisons diverses (obéir à la discipline du « publish or/and perish », en particulier), de nombreux scientifiques mordent à l’hameçon et engrais- sent toujours plus ces revues en toc sans éthique. Des expérimentations par le jeu de canulars bien ajustés ont récemment permis de réaliser l’étendue des dégâts à l’échelle du globe. Ainsi, un journaliste de Science est- il parvenu à publier un article bidon dans 157 revues différentes (sur un total de 304 en open access)4. Pas en reste, les icones de cartoon Maggie Simpson et Edna Krabappel ont sorti un autre article5 dans une énième revue « prédatrice ». Sans compter le grotesque papier intitulé « Get me off your f*cking mailing list » accepté 3 Voir la page de présentation : http://www.ceaq-sorbonne.org/node.php?id=87. 4 John Bohannon, « Who’s Afraid of Peer Review? », Science, Vol. 342 (6154), 4 octobre 2013, p. 60-65 (http://www.sciencemag.org/content/342/6154/60.full). 5 « A study by Maggie Simpson and Edna Krabappel has been accepted by two scientific jour- nals », Science Alert, 10 décembre 2014 (http://www.sciencealert.com/two-scientific-journals- have-accepted-a-study-by-maggie-simpson-and-edna-krabappel). 4 Le maffesolisme, une « sociologie » en roue libre dans l’International Journal of Advanced Computer Technology6. Cette surenchère de fakes et de simulacres de junk science fait rire jusqu’à un certain point. Qu’il soit désormais si facile de bidonner des articles (de façon artisanale ou avec des généra- teurs de texte automatique) n’est pas une bonne nouvelle pour qui tient encore à l’ethos de la science. Si le canular dont nous allons raconter l’histoire met aussi en question l’évaluation par les pairs, nous n’avons a priori pas affaire à une revue « prédatrice ». Notre au- teur fictif n’a pas versé le moindre dollar pour paraître dans Sociétés, et il a été « évalué » (d’une certaine manière, nous le verrons). Lorsque Jean-Pierre Tremblay a envoyé sa proposition d’article, il est entré en contact avec une « revue de Sciences Humaines et Sociales », et l’article est à présent indexé dans les bases de données professionnelles (IBSS, Scopus, SocINDEX, CSA Sociological abstracts, Web of Science, comme le rappelle fièrement la page de présentation de la revue). Pour reprendre l’expression provocatrice de Harry Collins et Trevor Pinch dans leur enquête classique sur la parapsychologie, « rien ne se passe qui ne soit scienti- fique »7 s’agissant du fonctionnement apparent et du décorum éditorial de Sociétés. La page sur Cairn.info le laisse entendre tout du moins : un « directeur de publica- tion » (M. Maffesoli), un chargé de « coordination » (F. La Rocca), un « comité scientifique » avec quelques têtes d’affiche uploads/Science et Technologie/ le-maffesolisme-une-sociologie-en-roue-libre-carnet-zilsel-7-mars-2015.pdf

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