Philonsorbonne 5 | 2011 Année 2010-2011 Les technosciences : essai de définitio

Philonsorbonne 5 | 2011 Année 2010-2011 Les technosciences : essai de définition Xavier GUCHET Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/philonsorbonne/348 DOI : 10.4000/philonsorbonne.348 ISSN : 2270-7336 Éditeur Publications de la Sorbonne Édition imprimée Date de publication : 15 mai 2011 Pagination : 83-95 ISBN : 978-2-85944-680-2 ISSN : 1255-183X Référence électronique Xavier GUCHET, « Les technosciences : essai de définition », Philonsorbonne [En ligne], 5 | 2011, mis en ligne le 03 février 2013, consulté le 08 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/ philonsorbonne/348 ; DOI : 10.4000/philonsorbonne.348 © Tous droits réservés 83/135 Les technosciences : essai de définition Xavier Guchet Maître de conférences à l’université Paris1 Panthéon-Sorbonne Le philosophe Gilbert Hottois commence à utiliser couramment le terme « technoscience », dont il est l’inventeur, au milieu des années 1970. Son choix est alors motivé par le constat suivant : la philosophie des sciences du XXe siècle, toutes tendances confondues, s’est placée quasi exclusivement sous le signe du langage et a considéré la science avant tout comme une activité de manipulation de symboles et de théories – une activité « logothéorique » comme dit Hottois, une affaire de représentation. « D’une manière explicite ou comme un présupposé tacite, du Cercle de Vienne en passant par Popper jusqu’à Kuhn ou Feyerabend et au-delà, cette définition très générale de la nature et de la finalité de la science traverse la philosophie des sciences au XXe siècle »1. Le constat ne vaut pas seulement pour la philosophie des sciences de tradition anglo-saxonne, mais aussi pour la philosophie des sciences continentale (notamment lorsqu’elle relève de la phénoménologie, de l’herméneutique et du structuralisme). Les aspects non-théoriques et non-symboliques de l’activité scientifique ont donc été très largement négligés par les philosophes des sciences, y compris quand ils ont reconnu l’importance de la technique. C’est le cas de Bachelard : Bachelard a bien vu que l’instrumentation est constitutive du phénomène scientifique, mais pour lui l’instrument reste finalement dans la dépendance du théorétique ; il est une théorie matérialisée. La notion de technoscience vise alors à radicaliser et à élargir cette prise en compte des aspects non langagiers de la science : radicaliser puisqu’il s’agit de renoncer plus franchement que ne l’a fait Bachelard (selon Hottois toujours) au primat du théorétique ; élargir puisqu’il s’agit de reconnaître l’importance, non des 1. G. Hottois, Philosophies des sciences, philosophies des techniques, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 18. Philonsorbonne n° 5/Année 2010-11 84/135 seuls instruments scientifiques, mais de l’ensemble des aspects non- théoriques et non-symboliques de la science (inscriptions matérielles, etc.). La notion de technoscience devait alors valoir essentiellement pour sa fonction heuristique : ouvrir de nouvelles perspectives à la philosophie des sciences, en lui proposant de considérer la science, non pas du point de vue des grandes théories et des constructions symboliques à portée universelle, mais du point de vue des pratiques et des cultures matérielles locales. De ce point de vue, force est de constater que les attentes ont été très largement satisfaites. De nombreux travaux ont vu le jour depuis les années 1980, précisément dans le but de mettre en évidence le poids de ces aspects non conceptuels, de ces cultures matérielles locales dans la pratique scientifique. Toutefois, cette fécondité ne semble pas avoir profité à la notion de technoscience. Sa consistance théorique est restée relativement faible, on peut même dire que le terme a davantage gagné en confusion qu’en précision. D’une part, comme le souligne F.-D. Sebbah2, la notion de technoscience n’est pas devenue une catégorie appliquée par les scientifiques, elle est restée confinée au domaine où elle a vu le jour : celui des sciences humaines et sociales. D’autre part, son statut de catégorie épistémologique a fini par s’estomper, au profit d’une signification anthropologique et philosophique plutôt négative : dans le contexte français en particulier, on parle de technoscience lorsqu’on veut évoquer un processus global de domination de la science, non par la technique en tant que telle, mais par des intérêts économiques et industriels. Sebbah résume ainsi la situation : la notion de technoscience vaut d’abord pour sa charge affective et axiologique, avant de valoir pour sa capacité à susciter une nouvelle élaboration théorique de la pratique scientifique. C’est devenu une affaire, moins d’épistémologues et de philosophes des sciences, que de journalistes et de militants. En analysant un corpus de philosophie française contemporaine, Sebbah veut pourtant nuancer ce constat et montrer que, sinon le terme même, du moins l’idée de technoscience a reçu une réelle consistance théorique durant les trente dernières années. Cet article veut aller dans le même sens. On veut montrer que la notion de technoscience n’est pas si inconsistante qu’il y paraît. Plus précisément, on soutiendra : 1) qu’un contexte récent de développements scientifiques et techniques est aujourd’hui l’occasion de renouveler la notion de technoscience, en lui donnant peut-être davantage de précision : ce contexte, c’est celui des nanotechnologies ; 2) que cette notion renouvelée de technoscience est motivée par l’ambition de mieux décrire l’activité scientifique dans tous ses aspects (ce qui était le but initial), mais aussi de mieux comprendre la nature de l’objet technique. Il ne s’agit pas seulement de reconsidérer l’activité scientifique, mais aussi de reconsidérer la technique ; 3) que les significations épistémologiques et politiques de la notion de technoscience ne sont pas mutuellement exclusives : l’enjeu d’une 2. F. D. Sebbah, Qu'est-ce que la « technoscience » ? Une thèse épistémologique ou la fille du diable ?, Paris, Les Belles Lettres, 2010. Les technosciences : essai de définition 85/135 conception renouvelée de cette notion est justement de mieux articuler ces deux significations ; 4) que la philosophie de Gilbert Simondon se révèle particulièrement intéressante dans la perspective de repenser la technoscience. Simondon n’emploie pas ce terme, sinon dans un article tardif (où il emploie d’ailleurs, non pas le substanstif « technoscience », mais l’adjectif « technoscientifique »), probablement après avoir lu Hottois. Il y a donc à première vue quelque chose d’anachronique à suggérer une contribution possible de Simondon à la pensée des technosciences. Toutefois, on soutiendra que Simondon peut malgré tout contribuer à une pensée des technosciences aujourd’hui, notamment en proposant un nouveau concept d’objet technique. On le vérifiera sur l’exemple des nanotechnologies. Au final, il s’agit de proposer une nouvelle définition des technosciences. Les sens de « technoscience » : premier aperçu On peut distinguer deux grandes interprétations du terme « technoscience ». Une première interprétation, de type épistémologique, insiste sur la nécessaire revalorisation de la technique, et non seulement de l’instrumentation, dans la production des connaissances scientifiques. Les techniques sont « internalisées » et apparaissent constitutives des phénomènes de laboratoire : le réel scientifique est un réel techniquement produit, la science se définit alors non plus comme une activité contemplative, prioritairement théorique et symbolique, cherchant à décrire un réel extérieur indépendant de ses opérations, mais comme une activité qui produit son objet dans et par ses opérations. La science n’est plus une activité représentationnelle, elle est une construction de la réalité en un processus illimité de création. La technique n’est plus seulement l’instrument de la recherche scientifique, elle apparaît désormais comme une médiation épistémologique constitutive du réel scientifique. Conjointement à cette mise en évidence du rôle majeur des aspects « non-logothéoriques » dans la science, une interprétation issue du courant des Science Studies définit la technoscience comme un régime de production des connaissances récusant tout partage préalable entre ce qui relève de la science et ce qui relève de la société. Telle est la signification que Bruno Latour lui confère3 : il utilise le terme « technosciences », toujours au pluriel, pour faire alternative aux approches purement internalistes de l’activité scientifique – c’est-à-dire aux approches expliquant le processus de la « science en train de se faire » dans les catégories de la science constituée et stabilisée. L’approche technoscientifique ne fait pas pour autant basculer dans l’extrême opposé, dans une tentative d’explication purement externaliste de la production des connaissances scientifiques, c’est-à-dire 3. B. Latour, La Science en action, Paris, La Découverte, 1989. Philonsorbonne n° 5/Année 2010-11 86/135 dans les explications dites sociales de la science. Il s’agit simplement de décrire la science telle qu’elle se fait, « en action ». Le terme technosciences désigne alors, non pas un nouveau régime de la connaissance scientifique, mais toute science appréhendée comme un processus faisant intervenir à la fois des éléments symboliques et des éléments non-symboliques. Il s’agit moins d’une nouvelle manière de faire de la science, que d’un nouveau regard sur la science. Cette interprétation de nature épistémologique passe cependant sous silence un autre aspect des technosciences qui apparaît prédominant aujourd’hui. Cet aspect concerne le mode d’organisation de la recherche. Sur la base de ses travaux dans le domaine de la science des matériaux et des nanotechnologies, Bernadette Bensaude-Vincent4 a bien montré que ce qui caractérise les technosciences actuelles, c’est un certain mode de pilotage de la recherche qui s’est très largement acculturé aux concepts, aux méthodes et aux outils du management (comme par exemple le fameux benchmarking, outil d’évaluation comparative des performances). En examinant finement les tenants uploads/Science et Technologie/ les-technosciences-essai-de-definition-xavier-guchet.pdf

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