Journal de pédiatrie et de puériculture (2019) 32, 330—338 Disponible en ligne
Journal de pédiatrie et de puériculture (2019) 32, 330—338 Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com ARTICLE ORIGINAL La « fonction d’altérance » : risque ou chance pour les soignants ? The ‘‘function of alterancy’’: Risk or chance for the care-givers? S. Séguret a,∗,b a CHU Necker, AP—HP , 149, rue de Sèvres, 75015 Paris, France b Association CLEPSYDRE (Communication liens échanges psy de la réanimation de l’Enfant), 75007 Paris, France Accepté le 5 aoˆ ut 2019 MOTS CLÉS Soignant ; Réanimation pédiatrique ; Altérité ; Altérance ; Soutien ; Burn out ; Sublimation ; Psychologue ; Créativité Résumé Soigner en milieu extrême, en réanimation pédiatrique et a fortiori en cas de soins palliatifs de l’enfant, est une expérience intense, qui nécessite de se laisser atteindre émotion- nellement. Les témoignages d’infirmiers, médecins et aides-soignants illustrent l’ambivalence entre la richesse de l’expérience vécue par les soignants en réanimation pédiatrique et le carac- tère effractant de cette expérience, pouvant conduire à l’épuisement professionnel. Cet article propose de mettre un mot sur le vécu tout à fait spécifique des soignants de milieux extrêmes. Je nomme « fonction d’altérance » la capacité d’une interaction émotionnellement intense de nous transformer, tout d’abord de fac ¸on positive pour le soignant mais qui, poussée à l’extrême, est destructrice. Le terme d’altérance, par sa double connotation d’altération et d’altérité, exprime l’ambiguïté entre un risque de corruption par l’autre, pouvant aller jusqu’au burn-out, et la possibilité d’une ouverture à l’autre, conduisant à une transformation psychique parfois coûteuse, toujours maturative. Si elle est perc ¸ue, reconnue, nommée, la fonction d’altérance permet au soignant de reconnaître en lui cette entame par l’altérité, cette altérance venue de l’autre, et dès lors de pouvoir l’accueillir en acceptant l’exigence qu’elle suscite : celle de se ressourcer, se désaltérer, auprès des autres soignants, dans la réflexion intellectuelle, dans la sublimation, dans le travail thérapeutique, par tous les créateurs de sens. Comment accom- pagner cette fonction d’altérance ? Le rôle d’un psychologue spécifiquement dédié à l’équipe soignante sera abordé. © 2019 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es. ∗Correspondance. Adresse e-mail : sylvie.seguret@gmail.com https://doi.org/10.1016/j.jpp.2019.08.003 0987-7983/© 2019 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es. La « fonction d’altérance » : risque ou chance pour les soignants ? 331 KEYWORDS Care givers; Pediatric intensive care unit; Otherness; Alterancy; Support; Burn out; Sublimation; Psychologist; Creativity Summary Being a caregiver in extreme conditions, such as in pediatric intensive care units or in case of palliative care of children, is an extreme experience that requires being emotionally touched. The testimonies of nurses, doctors and care assistants illustrate the ambivalence between the richness of the experience they had in pediatric intensive care and the fact that this experience is taxing, sometimes leading to burnout. This article proposes to put a word on the quite specific experience lived by caregivers in extreme environments. I call the ‘‘function of alterancy’’ the fact that an emotionally intense interaction with fragile patients transforms the caregiver, at first positively but if pushed to the extreme, can be destructive. The term alterancy, by its twofold connotation of alteration and alterity, expresses the ambiguity between the risk of corruption by the other, up to the point of burn-out, and the possibility to open up to the other, which leads to a psychic transformation, which can sometimes be taxing but makes one grow wiser. If it is perceived, recognized, named, the function of alterancy allows the caregiver to recognize within himself this alteration coming from the other, and therefore to be able to fulfil the requirement that it creates: recharging one’s batteries with other caregivers, engaging in intellectual reflection, in sublimation, in therapeutic work, in all activities able to create meaning. How to accompany this function of alterancy? The role of a psychologist specifically dedicated to the medical team will be approached. © 2019 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Introduction Être soignant dans un service de réanimation néonatale, c’est être soignant de milieu extrême. « Est-ce qu’il va mourir ? » Tu sais qu’un jour on te posera cette question. Tu sais aussi que ce jour-là tu ne seras pas prêt. On n’est jamais prêt à répondre à ce type de question. Peut-être qu’on n’est jamais prêt non plus à entendre la réponse ? Entendre « Votre enfant va mou- rir ». Lucien, Infirmier Diplômé d’État (IDE). La notion de soin implique de facto le rapport à l’autre, le semblable, mais aussi le malade, le fragile, le handi- capé, le dépendant. Selon Anne-Marie Rajon [1] : « Le soin est une relation unique et exigeante qui impose de résis- ter à la tentation d’effacer l’asymétrie relationnelle et en particulier de résister aux pièges de l’avidité narcissique, de la sexualisation du lien ou du « copinage ». Un nou- veau système de relation soignant-soigné s’est développé en réaction à l’emprise du paternalisme, invitant par une approche participative à diminuer le poids de l’asymétrie relationnelle. Mais cette nouvelle approche peut être désor- ganisante non seulement pour le patient mais aussi pour le soignant ». On peut imaginer que le paternalisme classique avait du bon en protégeant les soignants des excès d’un engagement identificatoire, mais il est certain que la nouvelle conception de la relation dans le soin impose une nouvelle réflexion, en particulier pour éviter les risques d’épuisement profession- nel. Le burn out Le burn out — ou syndrome d’épuisement profession- nel — désigne un état « d’épuisement physique, émotionnel et mental qui résulte d’un investissement prolongé dans des situations de travail exigeantes sur le plan émotionnel ». Il se caractérise par un processus de dégradation du rapport subjectif au travail. Concrètement, face à des situations de stress professionnel chronique, la personne en burn out ne parvient plus à faire face. Le syndrome recouvre trois dimensions : l’épuisement émotionnel, le cynisme vis-à-vis du travail (déshumanisation, indifférence) et la diminution de l’accomplissement personnel au travail et de l’efficacité professionnelle (Haute Autorité de santé 2017). En simplifiant les choses nous dirons que le burn out concerne majoritairement des soignants, impliqués, cons- ciencieux, motivés par le sens de leur travail. L’épuisement professionnel est plus fréquent dans les services hospitaliers extrêmes, en particulier les services pédiatriques dans les- quelles le soignant est amené quotidiennement à prendre soin d’enfants en risque vital, à participer activement à des staffs décisionnels au cours desquels la poursuite des trai- tements sera mise en question, à accompagner des enfants et des familles lors des soins palliatifs, puis lors du décès de l’enfant. Les décisions de passage en soins palliatifs (tels que défi- nis par la loi Leonetti de 2005), prises à l’issue de staffs décisionnels collégiaux, sollicitent chaque soignant au plus près de ses convictions, de ses doutes, de son humanité. Tout être humain est en effet pris dans le scandale universel que représentent la maladie grave, l’échec des thérapeu- tiques et la mort d’un enfant. L’exigence est importante. Il 332 S. Séguret est demandé à chacun une présence et une attention quo- tidienne auprès de l’enfant et de sa famille, alors que les traitements médicaux ne sont plus la priorité : il s’agit de soins, tant physiques que psychiques, qui engagent le soi- gnant dans la relation à l’autre, mais sans le recours des gestes techniques et des appareillages habituels dans ces services. Avoir 20 ans et tenir la main d’une mère effondrée, savoir rester présent, parfois dans le silence, sans fuir, renoncer à l’espoir d’une guérison mais maintenir l’espoir de per- mettre un temps de vie apaisé, temps dont on ignore la durée, favoriser les liens familiaux, être ouvert aux sou- haits de l’enfant et de ses proches, parents, frères et sœurs, grands-parents, s’effacer parfois, être vigilant aux signes de douleur ou d’inconfort, animer les temps d’échanges, créer des espaces relationnels, communiquer avec tous les intervenants. . . la liste est infinie de ce que l’on demande aux équipes, parfois très jeunes. Ces accompagnements auprès des enfants et des familles, qui, il y a quelques années, pouvaient paraître en décalage avec la vocation de ‘sauveteurs’ propres à ces services d’urgence extrême, se révèlent riches d’émotions, de réflexions, d’engagement et font maintenant partie intégrante de la fonction médicale et paramédicale des soignants de réanimation pédiatrique. J’ai choisi d’illustrer l’engagement émotionnel et la richesse de l’expérience vécue par les soignants en réani- mation pédiatrique — mais aussi le caractère effractant de cette expérience — par des extraits de la parole des soi- gnants (accord de publication anonyme), recueillie dans les messages courriels qu’ils ont pu m’adresser au cours des années de travail à l’hôpital, alors que j’étais spéci- fiquement en charge du soutien aux soignants à l’intérieur d’une équipe de réanimation médicochirurgicale à l’hôpital Necker AP—HP [1]. Et c’est grâce à ces paroles que le lec- teur, s’il ne le connaît pas, pourra envisager le quotidien de ces soignants. Témoignages de soignants Accord de publication anonyme, les prénoms ont été chan- gés. Carole, IDE Il m’a fallu beaucoup de temps pour accepter que j’avais souffert pendant ces deux ans, car en même temps ces deux années professionnelles restent les uploads/Sante/ 1-s2-0-s0987798319301276-main.pdf
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- Publié le Aoû 13, 2022
- Catégorie Health / Santé
- Langue French
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