CAHIERS OCTAVE MIRBEAU Rédacteur en chef : Pierre MICHEL N° 18 2011 Édités par

CAHIERS OCTAVE MIRBEAU Rédacteur en chef : Pierre MICHEL N° 18 2011 Édités par la Société Octave Mirbeau 10 bis, rue André-Gautier, 49000 Angers Ce numéro a été publié avec le concours du C.N.L., de l’Académie des Sciences et de la ville d’Angers. Il a également bénéficié de l’aide financière des communes de Carrières-sous-Poissy, de Trévières, de Rémalard et des Damps. ANGERS Le supplice de la caresse, par Pidoll. PREMIÈRE PARTIE ÉTUDES Les Mauvais Bergers en galicien (2011). MIRBEAU ET LA MASTURBATION UN SUJET TABOU Le sujet de la masturbation a été longtemps tabou dans la littérature, hormis celle, bien sûr, qui ne se lisait que d’une main, comme on le disait des ouvrages libertins diffusés sous le manteau. Pour l’Église catholique, le plaisir solitaire était doublement un péché : d’une part, en tant que plaisir sexuel hors des seuls liens sacrés du mariage, dans le cadre duquel le plai- sir était à l’extrême rigueur toléré, puisque c’était pour la bonne cause, et, d’autre part, en tant que crime contre l’espèce, du fait de la stérile dilapi- dation de la précieuse semence mâle, ce qui était jadis le crime commis par le personnage biblique d’Onan, dont le nom précisément a servi, depuis le dix-huitième siècle, à désigner cette pratique contraceptive déviante. Aux raisons religieuses traditionnelles se sont ajoutées, à partir du Siècle des Lumières, des raisons supposées scientifiques et médicales et développées notamment par un médecin suisse, Samuel Tissot, dont l’ouvrage dit de référence, L ’Onanisme, traité sur les maladies produites par la masturbation (1760), connut un succès prodigieux et fut constamment réédité jusqu’à la Belle Épo- que, pour le plus grand malheur de généra- tions entières d’adolescents des deux sexes, à la fois culpabilisés et angoissés : culpabilisés de transgresser un tabou et de commettre un péché aux effets inconnus, mais à coup sûr dommageables ; angoissés par les consé- quences graves que la recherche régulière du plaisir manuel ne pouvait manquer d’entraî- ner, à en croire toutes les autorités médicales du dix-neuvième siècle, qui ajoutaient leur poids à celui, déjà écrasant, des servants de la Sainte Église Apostolique et Romaine. Le titre même de l’ouvrage de Tissot servait d’emblée d’avertissement aux imprudents qui s’enga- geraient à leurs risques et périls sur une pente CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 5 savonneuse conduisant à l’imbécillité, à l’hébétude, à l’épuisement préma- turé, à la folie et à la mort… On est étonné que ces affirmations, qui ne reposaient sur rien, aient pu devenir des vérités d’évangile et être ressassées, tout au long du dix-neuvième siècle, par les encyclopédies et les ouvrages de vulgarisation scientifique. On en arrive même à faire de la masturbation un problème social central, dans la mesure où cette pratique solitaire et contre-productive tend à isoler l’individu qui laisse libre cours aux fantasmes de son irrépressible imagination au lieu de contribuer au bien-être de tous par son travail et par un bon usage de ses facultés créatrices1. Dans le Nouveau Larousse illustré de 1900, l’onanisme est présenté, selon l’âge du patient, soit comme un « vice », soit comme une « af- fection nerveuse », soit comme « une simple maladie de la volonté », mais dans tous les cas « il détermine des accidents souvent très graves » ; « troubles diges- tifs et nerveux, affaiblissement de la force musculaire et de l’intelligence, arrêt de croissance, etc. ». Même si cet « etc. » sous-entend des menaces d’autant plus inquiétantes qu’elles sont imprécises, il y avait bien pire encore : dans le Dic- tionnaire de médecine et de thérapeutique médicale et chirurgicale (1877), la mastur- bation était présentée, chez les adolescents, comme le fruit de la « corruption morale » et du « goût prématuré de la débauche », dont les effets sont d’« ébranler les systèmes musculaire et nerveux », d’« affaiblir l’intel- ligence et les sens », d’« altérer les fonctions organiques et morales » et de « conduire lentement à l’hébétude, à la tristesse, à la paralysie, à la phtisie tuberculeuse pulmo- naire et à une consomption mortelle »… Il y a effectivement de quoi terroriser les jeunes lecteurs adeptes de la chose. Cela peut faire sourire de nos jours, dans une société laïcisée comme la nôtre (encore qu’aux États-Unis il y ait des politi- ciens républicains qui mènent aujourd’hui campagne contre l’onanisme et proposent de l’interdire et de le sanctionner2…), mais la prégnance de ces idées absurdes inculquées par la double autorité du prê- tre et du médecin, relayés par celle du père, a eu, sur le psychisme humain, des effets dévastateurs et mortifères qu’il convient d’avoir à l’esprit quand on traite du rapport de Mirbeau à la masturbation, dans la mesure où il en a forcément subi l’empreinte durable et tend, par exemple, à y voir une Affiche d’une pièce de Jean-Michel Rabeux. 6 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU source de fatigue, voire d’épuisement. C’est ainsi que, pendant longtemps, beaucoup de parents ont continué de répéter qu’elle rendait sourd, épou- vantant les adolescents sans parvenir pour autant à les arrêter sur le chemin de la perdition, dans laquelle, pour sa part, le docteur Freud, qui partageait bien des préjugés de son temps, prétendait voir une perversion et un signe d’immaturité sexuelle. MIRBEAU ET CHARLOT S’AMUSE L ’un des tout premiers, quelque quatre-vingts ans avant Philip Roth et son Portnoy, Paul Bonnetain a eu l’audace de s’attaquer de front à ce sujet, à sa très particulière façon, dans son roman Charlot s’amuse (1883), dont le héros est ce qu’il appelle un « onaniaque », c’est-à-dire un maniaque de l’onanisme. Le traitement d’un pareil sujet l’a fait surnommer « Bonnemain » et lui a valu d’être qualifié par Léon Bloy, dans Le Désespéré, de « Paganini des solitudes, dont la main frénétique a su faire écumer l’archet »… Inculpé d’« outrage aux bonnes mœurs », il a néanmoins été acquitté, le 27 décembre 18833. Il faut dire qu’il avait pris un maximum de précautions afin de justifier sa transgres- sion : il prétendait avoir entrepris une étude quasiment médicale d’un cas clinique (aussi Henry Céard était-il en droit de déclarer, dans sa préface, que son roman « respire l’iodoforme des salles d’hôpital, le chlore des amphithéâ- tres ») ; son récit était aussi moral4 que le traité de Tissot, puisqu’il en illustrait les thèses sur les dangers d’une pratique conduisant son héros à la déchéance physique, à la folie et au suicide5 ; et il s’inscrivait de surcroît, dans le champ littéraire, parmi les novateurs d’obédience naturaliste qui voulaient introduire la science et le déterminisme6 dans leurs romans et leur conférer, ipso facto, une portée morale et sociale que de simples fictions ne sauraient posséder. Jouant sur tous les tableaux et bénéficiant ainsi de triples garanties – du côté de la médecine, de la morale et de la littérature –, il limitait considérablement les risques encourus. Du moins du point de vue légal, car, pour ce qui est de sa réputation, elle en a été durablement entachée. Lorsque paraît Charlot s’amuse, Mirbeau n’a pas encore achevé sa mue et continue de travailler pour des commanditaires de droite : Arthur Meyer au Gaulois et Edmond Joubert pour Les Grimaces. Sa parole est encore entravée et il lui faut toujours slalomer entre oukazes et interdits, de sorte qu’il n’est pas toujours aisé de déterminer ce qu’il pense vraiment à travers ce qu’il écrit à cette époque. Ce qui est clair, en tout cas, c’est qu’il voit dans le roman de Bon- netain un méchant livre. Dans un article intitulé « L ’Ordure » (Le Gaulois, 13 avril 1883), pour illustrer l’idée que, dans le domaine littéraire, « la confusion est si grande qu’on ne reconnaît plus ce qui est beau de ce qui est laid, qu’on ne fait plus de différence entre l’art et l’ordure », il choisit d’opposer L ’Évangéliste, d’Alphonse Daudet, et Charlot s’amuse, qui se retrouve doublement stigmatisé CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 7 comme « laid » et comme incarnation de « l’ordure » : la critique d’ordre es- thétique se double d’une critique d’ordre moral. Quelques mois plus tard, dans Les Grimaces du 8 décembre 1883, il affirme que L ’Abbé Constantin, de Ludo- vic Halévy, qu’il a tourné plusieurs fois en dérision, « est un aussi mauvais livre » que Charlot s’amuse, prouvant qu’une littérature aussi creuse et aseptisée que le roman perpétré par Halévy dans l’espoir de se frayer le chemin de l’Aca- démie était aussi nulle qu’une œuvre jugée obscène, idée qu’il développera de nouveau, quinze mois plus tard, sous le masque d’un diablotin aux pieds fourchus, dans une fantaisie intitulée « Littérature infernale7 ». Enfin, dans un article aussi stupide qu’odieux et qui pèsera lourd sur sa conscience, « La Litté- rature en justice » (La France, 24 décembre 1884), il attaque bassement Catulle Mendès, « cet Onan de la littérature, ce Charlot qui s’amuse peut-être, mais qui ennuie toute une génération » : de nouveau la critique de l’obscénité, au nom de la morale, ou supposée telle, relaie la critique littéraire d’une uploads/Sante/ cahiers-octave-mirbeau-n0-18.pdf

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  • Publié le Mai 01, 2021
  • Catégorie Health / Santé
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