La « déraison » chez Platon. Des cas cliniques ? Lucia Saudelli Université de B
La « déraison » chez Platon. Des cas cliniques ? Lucia Saudelli Université de Bordeaux Montaigne Unité de recherche « Sciences-Philosophie-Humanités » 11.12.2021 Introduction Selon le Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux (DSM-5, 2013), le « trouble bipolaire » se définit par la présence ou par des antécédents d’épisodes maniaques ou hypomaniaques, accompagnés de la présence ou d’antécédents d’épisodes dépressifs majeurs – auxquels il faudrait ajouter les épisodes dits mixtes, à la fois maniaques et dépressifs –, rapportés dans ce que l’on appelle les « cas cliniques ». Le bipolarisme est donc un trouble mental alternant des phases d’expansion de l’humeur, avec une intensification des activités orientées vers un but ou une augmentation de l’agitation psychomotrice, et des baisses récurrentes de l’humeur, avec une réduction de la tonalité affective et une diminution de l’engagement vital de l’individu au sein de l’environnement. Auparavant appelé « psychose bipolaire », « psychose maniaco-dépressive » voire « folie maniaco-dépressive », le trouble bipolaire est l’héritier de la « folie circulaire » de Falret (1851) et de la « folie à double forme » de Baillarger (1854). Les deux psychiatres français avaient en effet réduit les deux états mentaux, celui de la « manie » et celui de la « dépression », à une seule et même maladie1. Ces deux pathologies mentales – la manie et la dépression – sont en réalité connues depuis l’Antiquité, sous les noms de « folie » et de « mélancholie », puisqu’on les retrouve, étroitement liées, aussi bien dans l’ancienne médecine que chez les philosophes antiques. Aristote est la référence habituellement convoquée pour expliquer la « mélancholie », à partir de l’étymologie du terme (μέλας = « noir » et χολή = « bile »), c’est-à-dire à travers la notion de bile noire : une humeur circulant dans le corps humain et responsable de tous les états d’âme qui vont de l’inhibition la plus paralysante à l’excitation la plus débridée2. Solidaire avec les traités médicaux du Corpus hippocratique, Aristote prend en considération la qualité, la quantité et la localisation de la bile noire dans l’organisme, pour ensuite brosser les divers tableaux symptomatologiques qui en dérivent. En conjuguant classifications biologiques et réflexions morales, il en conclut que l’individu mélancolique est une sorte d’excité, et plus précisément un intempérant par impétuosité. Selon Aristote, c’est en effet à cause de la bile noire que la faculté imaginative prend le contrôle chez l’individu, au détriment de l’intellect en général et de la sensibilité propre, ce qui produit la folie3. Je voudrais pour ma part montrer que, avant Aristote, Platon exploite déjà la théorie hippocratique des quatre humeurs pour concevoir la « folie » comme une maladie de l’âme qui dérive d’une maladie du corps. La spécificité de la position platonicienne réside en ceci : en associant la folie à l’ignorance, et en la considérant comme une forme de « déraison », Platon affirme qu’elle résulte fondamentalement d’un excès de douleur et d’un excès de plaisir. Selon Platon, en effet, un individu flétri par la souffrance, ou au contraire frémissant de joie, n’arrive plus à faire usage de sa faculté de raisonnement et devient un insensé (Timée 1 J.-M. Azorin, « Qu’est-ce que le trouble bipolaire ? », L’Encéphale, 32, 2006, p. 489-96. 2 Sur la théorie des quatre humeurs comme système qui se construit progressivement et sur la bile noire comme humeur spécifique qui apparaît assez tardivement, voir A. Thivel, Cnide et Cos ? Essai sur les doctrines médicales dans la Collection Hippocratique, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 356 sq. 3 F. Roussel, « Le concept de mélancholie chez Aristote », Revue d’histoire des sciences, 41/ 3-4, 1988, p. 299- 330. 1 86b-c). Mais il ne faudrait pas le considérer comme un méchant, car il s’agit d’un malade, à savoir d’une personne qui se conduit mal sous l’effet d’une disposition maligne du corps (86d-e). Platon explique de manière assez détaillée que, si le phlegme est mélangé avec de la bile, et que ces fluides se diffusent dans le corps sans pouvoir en sortir, alors ils provoquent plusieurs maladies de l’âme, de l’abattement à l’oubli en passant par la témérité et la lâcheté, autrement dit, diverses formes de mélancolie (85a-b, 86e-87a)4. Le problème que je voudrais soulever ici et maintenant est le suivant : en réfléchissant sur la maladie mentale – la déraison –, et ses manifestations – la folie et l’ignorance –, Platon effectue des analyses diagnostiques et fournit des indications thérapeutiques. Peut-on donc en conclure qu’il y a des « cas cliniques » chez Platon ? La psychopathologie platonicienne Commençons par examiner la conception platonicienne de la maladie mentale. Dans le Phèdre (265a), Platon distingue la folie qui est due à une impulsion divine et la folie qui est due aux pathologies humaines. Dans ce dialogue, Socrate définit en effet la « folie » (μανία) amoureuse comme une sorte de possession divine : en l’associant à l’inspiration divinatoire, à l’inspiration initiatique et à l’inspiration poétique, il considère l’amour comme une sorte de folie inspirée par un dieu. C’est là une forme supérieure de folie, cette folie noble qui consiste à se laisser habiter par la divinité et à agir sous son impulsion. Pour en savoir davantage sur la folie maladive, en revanche, celle qui rend fou l’individu, au sens où il le rend malade, lui fait perdre toute raison et le conduit au vice, il faut se tourner vers d’autres dialogues. Le thème de la maladie mentale comme pathologie morale – l’idée selon laquelle le malade est un vicieux – apparaît dans le Gorgias (463a-466, 474c-479e) et dans la République (409e-412a, 443b- 445b) où la maladie de l’âme est associée à l’injustice, dans le Sophiste où elle est définie en termes de méchanceté ; il revient dans le Théétète (167a-b), dans le Philèbe (48e-49c) et dans les Lois (863b). Mais le texte le plus intéressant à mes yeux est un passage du Timée. Le voici (T1). La maladie de l’âme, il faut en convenir, est la déraison ; or, il y a deux sortes de déraison : la folie et l’ignorance. Par suite, toute affection qui comporte l’un ou l’autre de ces troubles doit être appelée une « maladie », et on doit donc poser que les plaisirs et les douleurs qui présentent de l’excès doivent être considérés comme les maladies les plus graves pour l’âme. Car, joyeux à l’extrême ou au contraire accablé par la douleur, celui qui s’empresse hors de propos de rechercher ceci ou de fuir cela, celui-là ne parvient plus à rien voir ou à rien entendre correctement ; c’est un forcené et dès lors il n’est plus en mesure de faire usage de sa faculté de raisonnement. (Timée 86b-c, traduction Brisson) Dans ce passage, le personnage de Timée affirme que la maladie de l’âme est la « déraison » ou la démence (ἄνοια), c’est-à-dire d’absence (a privatif) d’intellect (nous) (86b). Cet état pathologique5 consiste en la perversion voire en l’occultation de la rationalité qui caractérise le début de la vie humaine, comme l’indique un passage antérieur du Timée. Ici Timée disait précisément qu’un nouveau-né agit de manière erratique car l’âme qui entre dans un corps pour la première fois n’arrive pas à le maîtriser mais est entraînée voire emportée par lui (Tim. 43a sq.). Timée en concluait que l’âme devient folle, c’est-à-dire tombe malade, chaque fois qu’elle est enchaînée à un corps (Tim. 44a et 90c) : elle n’est plus elle-même car elle a perdu la proportion et l’harmonie qui la caractérisent par nature. 4 L. Saudelli, « Les maladies de l’âme : quelques problèmes dans le Timée de Platon », Mnemosyne 73/5, 2020, p. 1-20. 5 Il est semblable à celui du rêve ou des hallucinations (Théétète 157e). 2 Dans la section nosologique que nous analysons, cependant, la maladie de l’âme dont parle Timée n’est pas seulement la maladie « première » d’un enfant qui vient au monde ; c’est l’état de l’homme adulte qui se laisse déstabiliser et dérégler par son corps. Il s’agit donc du désordre psychique ou du déséquilibre mental qui se manifeste lorsque le principe rationnel ne gouverne plus le corps et ne régit plus la vie de l’individu. La maladie psychique consiste donc en cette irrationalité dont Platon distingue deux formes : la « folie » (μανία) et l’« ignorance » (ἀμαθία) (86b). Selon toute probabilité, le terme « folie » indique l’excitation passionnée ou l’enthousiasme frénétique qui fait perdre à l’homme sa raison6, alors que le terme « ignorance » renvoie plutôt à l’incapacité de savoir ce qu’est le bien et par conséquent à l’impossibilité de bien agir7. Or cette distinction ne va pas sans problèmes : la folie est présentée comme un genre de maladie dont il existe deux espèces, qui correspondent respectivement au deuxième et au troisième genre de maladies physiques décrites auparavant8, à savoir un excès de plaisir qui submerge l’âme comme une vague ou bien un excès de douleur causé par les vapeurs non évacuées par l’âme (86b-c) ; l’ignorance, en revanche, conçue comme uploads/Sante/ cas-cliniques-chez-platon.pdf
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- Publié le Mar 27, 2021
- Catégorie Health / Santé
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